Charlotte et Julien[1] m’ont invité à prononcer quelques mots aujourd’hui.
Même si c’est à vous deux, mais aussi à Solange, à Jean-Claude et à Nicky[2] que je voudrais spontanément m’adresser pour leur parler de notre Ariane privée et de mon affection pour elle, le temps qui m’est alloué m’incite à porter témoignage d’Ariane dans ses œuvres.

Entrée chez Grasset il y a 31 ans après avoir fait ses classes ailleurs – puisque son père tenait avec raison à ce qu’elle s’impose par ses compétences et non par son héritage ; bref, par son prénom et non par son nom – elle m’y a accueilli quand Jean-Claude m’a transmis le relais il y a 16 ans. Je croyais la connaître pour l’avoir fréquentée au long des années dans les foires du livre où se côtoie le petit monde de l’édition internationale et où sa gaieté, son entrain, sa profonde gentillesse et son humour nous avaient déjà fait partager quelques rires complices. Mais c’est en travaillant avec elle au quotidien que j’ai mieux saisi l’énigme d’une personnalité extraordinairement pudique, difficile à déchiffrer. Du côté de chez Fabre et du côté de La Rochefoucauld : une double éducation sous le signe de l’hédonisme industrieux et du stoïcisme aristocratique. Sa manière si singulière de s’affranchir d’une aussi forte ascendance fut d’opérer la synthèse entre le sens du devoir et le sens du plaisir, redoublant les deux et parant le premier des atours du second. La femme que j’ai connue était une véritable aristocrate, dans le meilleur sens du terme : libre, souveraine, vitale, dure à son propre mal, douce à celui d’autrui, connaissant tous les codes, à l’aise dans tous les milieux, ne se justifiant de rien, ne se plaignant de rien…

Elle n’avait d’exigence que vis-à-vis d’elle-même : la plus haute, donc… Je savais, bien sûr, la discipline qu’elle s’imposait dans les murs de Grasset, les horaires métronomiques de sa présence au bureau, ses nuits, ses week-ends et ses vacances à dévorer les manuscrits. Je l’avais vue souvent affirmer calmement un avis opposé à celui de tous les autres membres du comité de lecture : pertinent ou non, c’était son avis, et elle le maintenait avec obstination contre vents et marées… Je savais aussi l’amitié passionnée des auteurs, traducteurs, agents, confrères français et étrangers, la confiance qu’elle inspirait aux uns, l’estime que lui portaient les autres.

Mais je découvre depuis une semaine, à lire les dizaines de témoignages qui me parviennent du monde entier, combien de pans de sa vie m’étaient insoupçonnables. Beaucoup disent sans faire : Ariane faisait sans dire… Elle cloisonnait les compartiments de son existence. De sorte que la manière dont elle a combattu la maladie depuis plus longtemps qu’on ne le croit, et qui a forcé l’admiration de ses très proches, m’apparaît aujourd’hui comme une métaphore de sa vie professionnelle : une volonté de fer dans une gangue de secret. Le courage, la droiture, l’obstination, sous les apparences du naturel, de la désinvolture et de la légèreté.
Je me permets de vous citer rapidement quelques phrases de l’un de ces témoignages récents. Il émane d’Olivier Mannoni, grand traducteur de l’allemand, qui avait sollicité Ariane pour qu’elle vienne parler de son métier dans une école de traduction. Elle avait promis, elle a donc tenu, quelques jours avant de nous quitter…

« Je ne l’avais pas vue depuis longtemps, et sa silhouette m’a bien sûr bouleversé. Je me suis demandé si je ne devais pas renoncer à cet atelier. Mais elle s’est assise, a commencé à raconter l’histoire de sa vie professionnelle avec une générosité, un enthousiasme, une bonté telle que mes quinze stagiaires suivaient les mots sur ses lèvres. A midi, j’ai suggéré qu’on arrête mais elle a voulu faire une pause et reprendre cinq minutes après. Elle nous a longuement parlé de notre métier, de son amour de la littérature, des grands auteurs qu’elle avait rencontrés, de son travail avec eux, de l’enthousiasme qui nous fait vibrer quand on croit en un livre. Jamais je ne l’avais vue parler d’elle ainsi, avec autant de bonheur. Et sous ses traits exténués, j’ai vu se dessiner avec stupéfaction le visage magnifique d’une jeune fille bouillonnante de vie. Je suis sorti de cette discussion hébété par tant de force. « Les générations passent » nous a dit Ariane, comme pour transmettre le flambeau aux jeunes traducteurs qui se trouvaient devant elle et qui savaient déjà qu’ils n’oublieraient jamais ce moment ».

Charlotte, Julien, votre mère m’a plus souvent parlé de vous que vous ne pouvez l’imaginer. Je ne crois pas trahir de secret en vous confiant publiquement qu’elle était profondément fière des adultes que vous êtes devenus et confiante en votre force. Ce que vous avez reçu d’elle, je sais déjà que vous le célébrerez et saurez à votre tour le transmettre aux générations suivantes. Je sais que grâce à vous, l’avenir d’Ariane durera longtemps…


[1] La fille et le fils d’Ariane Fasquelle [ndlr]

[2] Respectivement les parents et la mère adoptive d’Ariane Fasquelle [ndlr]