J’ai inventé, pour le bénéfice d’une petite histoire que j’écris pour moi-même et qui s’appelle « La guerre de la terre et des hommes », un personnage de grand esprit, un personnage de savant félin, à la fois souple et insaisissable, familier et mystérieux, en vérité inconnu ; au prénom de cet homme dont j’imagine, à rebours de l’impersonnalité du savant à l’allemande, une personnalité brûlante mais secrètement, il m’a fallu imaginer une sonorité ambiguë, mi-nordique, mi-mitteleuropéenne. Par ailleurs, puisque mon savant est grec dans la pointe la plus aiguë que la grecque pensée ait lancée, je le nommai de l’Un grec ; ainsi naquit Felian Hen.
On se demandera quelle mouche m’a bien piqué pour imaginer, en ces temps de déconfiture intellectuelle (dont les Studies, les pauvres choutes, sont moins la cause que le châtiment, allez, balançons-le !), un savant qui, à l’instar, que sais-je, de tel personnage de Thomas Mann, trimbalerait encore avec lui toute une caverne mémorielle, mi-Ali Baba, mi-chambre d’Auru le magicien – dans le château de Miyazaki.
Eh bien c’est ceci : comme justement je prétends (ne me mouchant pas du coude) conter la grande déconfiture de l’Occident (par seul souci épique, que cela soit bien entendu), il m’a fallu inviter à mon poème un dépositaire de certaines des plus hautes sciences que l’Occident ait fourbies dans le combat spirituel qui l’oppose à son adversaire de l’ombre, qui n’a jamais été celui qu’on croit.
Ces hautes sciences, tous les connaissent, mais tous, désormais, les ignorent. Il en va exactement à l’inverse du Talmud : dans le monde du Talmud, tous ignorent le Talmud, mais tous le connaissent. Tous le connaissent, justement, parce qu’ils savent l’ignorer – alors ils en connaissent déjà cela. Tandis qu’en matière de science occidentale, nul ne se sait vraiment les ignorer ; aussi les connaissent-ils, mais par ouï-dire. Ainsi Platon, ainsi Vitruve, ainsi Aristote ; ainsi Bach, ainsi Titien, ainsi même Rimbaud, ou Rabelais. Écoutez passer (à quelques exceptions près ; je suis prêt à en énumérer quelques unes sur demande), chez Madame Van Reeth qui pose des questions si soyeuses, ces gens qui se savent savoir quelque chose de Platon, ou d’Aristote, ou de Spinoza (avec Spinoza, c’est plus aisé, puisque c’est réputé plus difficile) : vous constaterez comme il leur faut, ainsi que la manivelle des Panhard Levassor des premiers jours, tourner et retourner leur langue dans leur bouche, pas tant à l’éprouver en sept fameuses fois (car ils ne disent pas tant de bêtises) qu’à l’animer de quelque vitalité introuvable : eh oui, malgré toute l’effusion chic dont les baigne Mme Van Reeth, ils peinent à sembler vivants, avec l’objet qu’ils manipulent. Oh la triste destinée des universitaires ! Mais c’est plus profondément, dis-je en vérité, derrière l’ennui mortel que leur apprêta depuis des siècles l’institution qui les façonne et cette fois-ci les abandonne, oui, plus profondément qu’ils souffrent : ils croient savoir vraiment ce qu’ils ignorent absolument, parce qu’ils n’ont pas vécu au contact, je dis bien contact, de l’opacité des corps frôlés et des intonations traîtres, celles et ceux (vous avez vu comme je suis bête, quand je dis celles et ceux ?) de Platon, de Titien, de Rimbaud et de Rabelais, par qu’ils n’ont jamais su leur ériger de maison d’étude. L’université est le contraire d’une maison d’étude. Elle n’a su accoucher que de ça, en définitive : celles et ceux.
Tandis que les talmudistes, eux, qui se savent ignorer, passent au moins leur temps à jouer des coudes, à la cafète, pour échanger deux mots avec Rabbi Aqiba, Moïse ou quelque autre maître en voyage.
Or Felian Hen habite l’Occident comme une maison d’étude. Il a été initié pour cela aux vrais mystères d’Eleusis, ceux que l’âme brûlante de Platon inventa pour son sillage, après son passage terrestre, sur son écritoire qu’il méprisait et divinisait ensemble. Ces mystères, ce sont les lectures que d’immenses oubliés (sinon par d’oublieux savants dits universitaires) on fait des dialogues de Platon, dans des commentaires dix fois plus gros que leur texte-source ; ce sont les fêtes stupéfiantes, les orgies de métaphysique que célébrèrent les derniers étudiants de l’Académie, l’école de Platon : ceux qu’on nomme les Néo-platoniciens.
Nous nous contrefoutrons de l’influence énorme quoiqu’occulte qu’exercèrent Plotin, Proclus, Damascius et Jamblique sur l’histoire de la culture européenne, parce que nous n’avons pas envie d’accompagner le grand cortège funèbre des rituels universitaires. En revanche, nous nous émerveillerons de voir Felian Hen habiter ici, comme en une Yeshiva en mer Égée, sa pensée de l’Un, qui de ricochet en ricochet, parcourt toute la surface du monde de son sillage de boomerang, et revient à la source, sans jamais l’atteindre à nouveau, après avoir procédé dans les plus lointains errements du moderne.
Une question, toutefois, nous retiendra un instant, mais nous la poserons pour finir.
En attendant, veuillez me laisser vous présenter mon hôte : en vérité, il s’appelle Pierre Caye. Il vient de publier un ouvrage dont quelques-uns, bien plus compétents que moi, ont parlé avec justesse, et non comme de pieux doxographes qu’on voit fertiliser, en vrais composts (ou carrés de tourbe), les territoires universitaires.
Ce qui m’occupe ici est que Pierre Caye habite décidément, dans son dernier livre, la pensée de l’Occident comme une vraie maison. Il a pour clé, afin d’ouvrir toutes les portes, cette pointe d’extrême intelligence qu’il maîtrise parfaitement, et qui, en particulier chez Proclus, lui fait entendre cette part intouchable de soi qu’on pourrait nommer son Unité, qui s’atteint dans ce qu’on appelle, chez eux, là-bas, l’hyparxis, et qui diffère absolument, irréversiblement, de tous les états qu’a traversés son être. Certain autre très savant (ne croyez pas qu’ils soient nombreux ; au contraire, ils ont presque disparu ; nul n’échappe à l’anthropocène) m’a un jour entretenu du néoplatonisme fondamental de Proust ; je l’entends ici fort bien.
Mais alors, loin d’habiter sa niche intellectuelle, fort de cette membrane protectrice qu’est, pour son esprit, la pensée stupéfiante de ces philosophes, Caye va la conduire, comme une armure autant qu’une arme, devant les écologues qui pensent le développement durable, devant les juristes qui pensent le droit, devant les économistes qui pensent le capital, devant les architectes qui pensent le bâti, devant les technologues qui pensent la technologie, et devant, enfin, le technocrates qui pensent la gouvernance ; et fort de cette vitalité qu’aucun d’entre eux ne sait montrer (parce qu’aucun d’entre eux, contrairement à lui, n’habite en Occident comme en une maison d’étude), il leur fait entendre ses constructions, d’autant plus patiemment entrelacées dans leurs discours propres, écologique, économique, politique, d’autant plus avidement documentés dans leurs jargons propres, qu’il est fort de toute sa force d’habitant, oui, de Yeshiva en mer Égée – de savant dans le sujet de l’Un.
Et c’est cela qui, sans aucun doute, commencera par surprendre, dans le Durer de Pierre Caye ; cela et pas autre chose qui agacera, très probablement, ceux qui ne parviendront pas à le situer comme un théoricien du conservatisme (qu’il n’est pas), comme un écolo (qu’il n’est pas), comme un progressiste ou un gauchiste (qu’il n’est pas : et pour cause, toutes ces modalités sont autant de formulations désespérées – attention je pèse mes mots – de cette proposition : On n’habite pas, en Occident ; en tous cas, on n’habite pas en Occident dans une maison d’étude.)
C’est cela, sans doute aussi qui, à la faveur des décisions à venir dans le cœur de nos rois, ceux qui nous gouvernent (lesquels cœurs ne leur appartiennent pas), fera toute l’influence du livre de Caye – ou son échec. Car il a fait là un effort de réalisation, de solution, d’approfondissement, de vérification, d’élaboration conceptuelle proprement éblouissant dans l’ensemble politico-technico-industrialo-culturel de l’Occident contemporain. Il invente, manifestement, une vraie pensée du développement durable, qui n’existait pas à ce jour. Je veux dire, une vraie pensée vivable, pas une pensée à la Hans Jonas qui, pour promouvoir ses visées, proposait qu’on en revînt à une dictature. On l’écoute, ce Hans Jonas-là, aujourd’hui, sans aucun doute. Mais on avouera que c’est pas du jeu.
Tandis que le jeu, le jeu de l’épaïzomen platonicien, Caye le joue jusqu’au bout, avec une endurance, une patience, une science (j’arrêterai là, pour protéger la ruine de l’âme) tout ce qu’il y a de joyeux, de vivant, d’enthousiaste. Il ouvre, en ce jour, les portes de la maison d’étude ; Durer est sa journée portes ouvertes, et il n’a pas d’autre ambition que d’offrir à tout le monde le meilleur de son travail.
Revenons à Felian Hen, si vous le voulez bien.
Felian Hen, dans mon livre que j’écris pour moi-même, La guerre de la terre et des hommes, est exposé à trois autres personnages singuliers de l’Occident. Je les appelle le quatuor. Il est tout sauf d’Alexandrie, mon quatuor – car il n’est pas gnostique. Des quatre, Felian Hen est celui qui vivra avec le plus de douleur, de contention, de silence aussi, la grande déconfiture de l’Occident. Parce qu’il ne l’entend pas de cette oreille-là. Parce qu’il n’est pas question de ne pas nourrir une pensée vive, une pensée laborieuse, une pensée ignorante aussi de sa fin, de sa terminaison, de son suicide – la seule chose que savent intimement, pour le coup, nos amis les universitaires.
A Felian Hen, je poserai cette question : « Cher Felian, vous qui connaissez si bien les murs, et même les soutènements, les pierres d’angle, les fondations, le cadastre, le sol, les lombrics et les sédiments, les nappes phréatiques et les tourbières, les moindres arbres et les moindres bosquets de votre maison d’étude et son jardin,
« Cher Felian, qui venez avec tant de parfaite maîtrise de Platon et de Heidegger, de Jonas et d’Habermas, de Sloterdijk et de Badiou, de Macron et de Macrobe, sauver d’une arche, non de Noé mais, par simple permutation, d’Hénologie votre Occident,
« Cher Felian qui proposez à votre science d’habiter les textes qui la nourrissent, comme une maison que vous nous bâtissez, connaissez-vous Pierre Caye ? »
Car vous, Felian Hen, vous connaissez la ruine des murs ; je suis sûr que Pierre Caye la connaît aussi – mais s’il ne veut pas la dire, c’est parce qu’il n’a pas vu, derrière la haute bâtisse qu’il habite, l’ombre portée d’un ennemi qui, décidément, n’est jamais ce que l’on croit de lui.