Voilà un livre – un roman ? un moment d’autobiographie ? une autofiction non agressive ? – qui débute comme un reportage en immersion durant un stage de méditation. Cent-vingt personnes, hommes et femmes en nombre égal, mais séparés physiquement et chromatiquement (les hommes se voient attribuer des couvertures bleues alors que celles des femmes sont blanches) tout au long du séjour, sauf pour les séances de méditation. On pourrait dire que Carrère adopte, dans les débuts de Yoga, un point de vue ironique, il regarde son voisin de tapis comme la réincarnation d’un de ses professeurs d’enfance, il est tout en distance par rapport à son sujet, qu’il maîtrise. Le yoga et la méditation, Carrère les pratique depuis des années, il sait et explique clairement comment on doit parvenir à faire deux choses en même temps, tendre vers le haut et trouver une assise qui permettra de s’ancrer vers le bas, par exemple. Il est là pour dix jours, il a signé pour dix jours de silence. La première intention d’Emmanuel Carrère semble bien de composer « un petit livre souriant et subtil » sur la pratique de la méditation. Mais…
La construction de ce livre subtil, mais pas souriant, est en elle-même une recomposition, une reconstruction. Nous sommes ici à rebours, dans la tentative – aboutie – de marquer un point de départ, ou de faux départ. Dès les débuts, sous le ton ironique, perce ce qui sera le corps même du livre : l’appel de l’abîme, l’abolition de la pulsion de vie, le traitement psychiatrique, les chiens noirs. Le lecteur sait, dès le début, par quelques incises, que Sainte-Anne sera une des stations des quelques années qui nous sont contées. Pourtant, le début du livre laisse une impression d’apaisement et de plénitude. Un acte amoureux nous est relaté sur le mode yogique, attente, respiration, lenteur, aura visible. Ce passage-là est une merveille. Il renvoie, en sourdine, au tai-chi, cet art martial de la gestuelle, qui pour le profane passe pour un éloge de lenteur mais dont Carrère nous montre qu’il est aussi fait pour tuer, et que ce que l’on appelle « la forme » peut s’effectuer en une demi-journée comme en quelques secondes. Sous la concentration, la mort.
C’est un drôle de livre, Yoga. Un livre pas drôle, mais où l’humour est présent, si l’on entend par humour cette capacité à parler de soi avec distance, loin de la complaisance. Dans Yoga, il y a les morts et les rescapés, et Carrère appartient aux deux catégories. L’évocation des morts – Bernard Maris abattu lors de la tuerie de Charlie Hebdo, et Paul Otchakovsky-Laurens victime d’un accident de la route – encadre dans le texte les récits de l’internement de Carrère à Sainte-Anne et son séjour sur l’île italienne de Léros, dans un camp de migrants. Pas vraiment un camp, pas un hotspot surpeuplé, mais un lieu de transit où des enfants jouent à la marelle et où des adolescents participent à des ateliers d’écriture dispensés en anglais, dans lesquels on leur demande de rédiger le dernier jour d’avant leur départ. Yoga n’est pas un petit livre subtil et souriant sur le yoga, mais le yoga en est le fil rouge, indéniablement, ainsi que le tai-chi, dans ses deux vitesses extrêmes. Par exemple : à Léros, un des adolescents migrants enseigne aux enfants à se déplacer le plus lentement possible et à trouver le chemin le plus long pour aller d’un point à un autre, après que Carrère lui a montré les rudiments du tai-chi. De manière parfaitement symétrique et opposée, la Polonaise Héroïque de Chopin, que Carrère et une amie écoutent trente fois de suite, ou plus encore, un soir de beuverie, jouée par Horowitz qui détient le record d’exécution de la pièce (à peine un peu plus de six minutes) et que Carrère découvre ensuite jouée par Martha Argerich, à peine un peu moins vite. Autre exemple : la vitesse de frappe de l’écrivain. Paul Otchakovsky-Laurens découvre avec hilarité que son ami écrivain ne tape que d’un doigt sur le clavier de sa tablette, l’index droit. Carrère a-t-il écrit tous ses livres d’un seul doigt ? Eh bien… oui. Enfin, avant, parce qu’à présent, il a appris à taper de tous ses doigts, y compris les auriculaires. Curieusement, Carrère emploie l’expression « taper à la machine », alors que nous tapons sur des claviers – comme sur des claviers de piano, Horowitz, Argerich… – physiques et virtuels, mais que nous n’utilisons plus de machines à écrire, plutôt des laptops ou des tablettes ou des smartphones. Cette machine à écrire emblématique, c’est celle de Jack Torrance, dans Shining, en train de devenir fou. Toutes les boucles sont bouclées, dans Yoga. Et tous les extrêmes se rejoignent, sans s’annuler.
Yoga est un récit d’une sincérité poignante, où pointe la tentation du roman. C’est surtout un texte construit de façon magistrale : le lecteur a l’impression que le récit avance en traçant son propre chemin, retours en arrière, sauts en avant, une idée en entraînant une autre sans souci de chronologie, mais en réalité, Yoga est un texte bâti sur la réconciliation des contraires et l’écho permanent. Une statuette, offerte au narrateur par une femme aimée, représentant les Gémeaux, et qui finira en mille morceaux, illustre parfaitement cela. Carrère souffre de bipolarité. Le yoga est l’art de concilier l’inconciliable, le haut le bas, le yin et le yang, étirer sa tête vers le ciel et caler son derrière le plus profondément sur le sol… Le texte lui-même parvient à cet équilibre, et c’est un tour de force. On n’oubliera pas, après la lecture comme en apnée de ce livre d’une humanité stupéfiante et d’une sincérité désarmante, l’image finale de cette femme qui fait les pieds au mur, hop, comme ça, tranquille, et qui détache ses pieds du mur pour pointer les orteils vers le ciel. L’image même de la vie retrouvée.
Il est difficile, dans une œuvre littéraire en construction, de poser des jalons clairs, de définir où l’œuvre bifurque, et où elle stagne. On ne sait pas de quoi le prochain livre sera fait. Dans l’œuvre de Carrère, déjà ample et ayant déjà amorcé depuis quelques années le virage du romanesque au récit, deux titres sont cependant à mettre en parallèle, deux titres qui déterminent deux étapes, ou deux stations : Un roman russe, et Yoga. Dans Un roman russe, Carrère mettait à jour des secrets qui n’appartenaient pas qu’à lui tout en ne parlant que de lui. Dans Yoga, au contraire, il parvient à dire une vérité intime qui, paradoxalement, ne tourne pas qu’autour de lui. C’est un tour de force, et une réussite majeure. L’objectif d’Emmanuel Carrère est de faire une littérature qui ne ment pas. La vraie littérature ne ment jamais, même et surtout au plus fort de la fiction. D’ailleurs, dans Yoga, une nouvelle de Roger Caillois et une autre de George Langelaan sont racontées et commentées, deux nouvelles fantastiques qui ont peu à voir avec la vérité réaliste, mais qui dans leur traitement fantastique en disent plus sur la psyché que n’importe quel ouvrage de psychiatrie ou de psychanalyse. Emmanuel Carrère a choisi une autre voie, celle de la confession sincère, c’est sa façon à lui de dire la vérité d’un homme. « J’allais mal, mais mieux » écrit-il, dans Yoga. Tout est là, pour l’homme Carrère. En tant qu’écrivain, Emmanuel Carrère, dans Yoga, affermit indéniablement sa force et son talent.
Emmanuel Carrère, Yoga, éd. P.O.L, août 2020, 400 pages.