C’est un peu Elvis Presley qui m’a transmis son goût singulier pour les personnes disparues. Lorsqu’il vivait dans son royaume de Graceland, à Memphis, État du Tennessee, Elvis se couchait au petit matin. Ses cuisines fonctionnaient H24 et ses plats favoris – haricots frits aux oignons, tranches de bacon grillées et saucisses fumées – devaient être immédiatement disponibles.
Que faisait-il de ses nuits ? Lui et sa mafia de copains gardes du corps, membres du TCB (Take Care of the Business) Charlie Hodge, Jerry Schiling, Lamar Fike, Joe Esposito, Red et Sonny West ?
Elvis et sa bande écumaient les patinoires, bowlings, circuits automobiles, centres équestre, salles de cinéma, postes de police et parcs d’attractions : chaque lieu de plaisir devant être privatisé.
Cependant, il y avait un rendez-vous où Elvis préférait être seul : la morgue de Memphis qu’il arpentait avec le médecin légiste. Ainsi, demandait-il à l’employé de lui ouvrir au hasard, les casiers frigorifiques où sommeillaient dans l’éternité les dépouilles et leurs mystères. Elvis désirait connaître la fiche technique : sexe, âge, cause du décès, lieu, état cadavérique. Parfois, il voulait en savoir plus. Les morts violentes l’inspiraient : perforations, traces de coups, blessures, strangulations, mutilations sexuelles. Là, il sollicitait avec moults détails, l’expertise médico légale du praticien.
Ce n’était pas de la curiosité malsaine mais comme Elvis avait peu de contact avec le monde extérieur, il lui semblait important de rester en relation avec les habitants de sa ville, même DCD.
Au vu de ses sujets du territoire de Memphis, du maire comme du gouverneur de l’État, il était le numéro 1 de son royaume puisqu’il en était le King, adoubé et décoré. Et qu’il en portait les insignes officiels : Deputy Sheriff, Reserve Captain, Lieutenant Detective …
Et toutes ces flamboyantes Cadillac et Maserati étaient équipées de radios dont les fréquences étaient branchées sur celle de la police. Elvis savait donc – à la minute – ce qui s’y tramait, de la naissance au trépas, des demeures cossues aux quartiers mal famés. Ainsi, il semblait logique que ses escapades nocturnes finissent là où se parachevait l’issue finale de la condition humaine : Elvis appelait la morgue, «la dernière maison».
Au gré de sa visite dans l’entrepôt glacé, sa crainte superstitieuse – lui qui était né un matin de janvier 1935, juste après la mort de son frère jumeau Jesse Garon – était de tomber sur une connaissance. Bien qu’il se tienne à l’écart des nombreux cercles composant l’organisation de son confort et de sa vie domestique, les serviteurs, jardiniers, garagistes, palefreniers, tailleurs, bottiers, armuriers, il redoutait de découvrir un visage familier ; quelqu’un qui serait mort sans son assentiment, et à Elvis d’assumer ainsi une connexion de voisinage avec la veuve et l’orphelin.
Mais son armée privée ayant des informateurs jusqu’aux confins de l’État, tout était filtré avant de parvenir jusqu’aux aux oreilles du Caruso sacré du vieux sud.
Elvis était croyant, mystique, métaphysique, ésotérique et un esthète de l’au-delà. Devant chaque corps du Memphis Funeral qui lui était présenté, il se recueillait, priait, bénissait le défunt d’un signe de croix et, parfois, dans le cas d’un adolescent, d’une fille jeune ou d’un centenaire au profil noble, Elvis chantait un gospel en sourdine.
Et puis, il lui arrivait de verser une larme – car même figée dans la mort – il s’étonnait de la beauté anatomique transfigurée, de cette vénus endormie à la chevelure d’or.
Pourquoi avait-elle eu une existence si courte ? Est-ce qu’elle avait souffert ?
Et quels secrets n’avait-elle pas eu le temps de livrer ?
L’aube arrivant derrière les collines, la sécurité rapprochée du chanteur venait le prévenir et arracher Elvis à ses méditations énigmatiques.
Un soupir, puis Presley jetait un dernier regard vers le bloc des solitudes infinies et désolées.
Là-haut, ils auront sûrement, une meilleure vie. Elvis en était sûr. Voilà, la question était posée.