Giuseppe Conte, Président du Conseil sortant, a formé hier un nouveau gouvernement et a prêté serment aujourd’hui. Ledit gouvernement est composé du Mouvement 5 Étoiles, qui détient dix portefeuilles ministériels, et du Parti Démocrate, qui en détient neuf. Ce changement de gouvernement est la conséquence de la crise provoquée, en août, par Matteo Salvini, vice-Président du Conseil et ministre de l’Intérieur, mettant fin à l’alliance conclue en 2018 avec le même Mouvement 5 Étoiles. Giuliano da Empoli, essayiste, intellectuel, et ancien conseiller de Matteo Renzi analyse ce changement d’alliances des populistes 5 Étoiles, et la mise au ban de Salvini, grâce au revirement des démocrates.
Si l’on reprend la chronologie de cette séquence politique très surprenante, tout commence avec la crise provoquée, en août, par Salvini, en tête des sondages, et qui cherche à convoquer des élections pour remporter la mise…
Giuliano da Empoli : Oui, cet été, Matteo Salvini a cherché à capitaliser sa popularité, et à provoquer des élections pour remporter la victoire que lui promettaient tous les sondages. C’était naturel, et compréhensible. Mais il a sous-estimé la résistance et l’habileté de ses adversaires. Une fois qu’il s’est aperçu que les démocrates et les 5 Étoiles pourraient s’allier, il a paru très visiblement désorienté. Il est revenu en arrière, cherchant par tous les moyens à maintenir une alliance qu’il avait lui-même fait imploser. Il a manifesté une vraie faiblesse, et une vraie absence de stratégie. Tout le monde s’est aperçu qu’il n’avait pas de plan B. C’est presque surprenant de la part d’un homme politique aussi rusé. Même maintenant, il se contente de dénoncer un complot européen pour l’éloigner du pouvoir, oubliant cette «petite» contradiction, qui est qu’il a lui-même provoqué sa chute.
Comme vous venez de le dire, Salvini a été pris par surprise. La principale surprise, c’est le revirement du Parti Démocrate, adversaire acharné des 5 Étoiles, lesquels exècrent en retour ce parti considéré comme l’incarnation de l’ «establishment». Or, l’Italie a depuis aujourd’hui un gouvernement composé par leur alliance. Comment l’expliquez-vous ?
Giuliano da Empoli : Il faut bien se représenter les derniers mois qu’a vécus l’Italie, sur un plan politique. Nous avions une «marche consulaire» de Salvini, qui a réussi, par son talent de tribun, à changer de fond en comble l’ambiance politique du pays. En août, il disposait, virtuellement, d’une majorité absolue dans les urnes. Par ailleurs, ce leader d’extrême droite possédait les moyens institutionnels de communication, via sa propre machine de propagande, qu’en Italie on appelle «La Bestia», la Bête, c’est-à-dire ses comptes Facebook et Twitter, mais adossée aux organes et canaux officiels du Ministère. C’était redoutable. Même si Salvini n’est pas Goebbels, toutes proportions gardées, il mettait en œuvre les techniques théorisées par Goebbels : une propagande institutionnelle, et donc d’autant plus crédible pour la population. Devant cette déferlante xénophobe, et, de façon à peine dissimulée, fasciste ou mussolinienne, comme beaucoup en Italie, j’étais personnellement, et très sincèrement, paniqué.
Par ailleurs, il y a un enjeu qui n’est peut-être pas visible en France, mais capital en Italie. C’est l’élection de notre Président de la République, en 2022. En Italie, le Président est le gardien des institutions, la garantie ultime du respect de la Constitution. Si Salvini avait remporté une victoire électorale aujourd’hui, il aurait pu disposer, dans trois ans, d’un Président à sa main. Et là, je dois dire qu’on changeait de monde. Le caractère démocratique de l’Italie n’était plus assuré.
Face à cela, en effet, le Parti Démocrate en général, et il faut le reconnaître, Matteo Renzi en particulier, ont pris leurs responsabilités. Les démocrates ont voulu empêcher une menace de prise de pouvoir autoritaire, et ont entendu miser sur l’affaiblissement de Salvini, privé de ses moyens de propagande ministériels. Et le Parti Démocrate a donc fait un pari, que je considère comme nécessaire même si éminemment risqué, dont il faut voir ce qu’il va donner, mais qui nous épargne, au moins à court terme, un changement de la nature du régime. Face à une catastrophe prévisible, il fallait le faire.
Dans votre dernier livre, Les Ingénieurs du Chaos, vous faisiez un portrait assez effrayant du Mouvement 5 Étoiles : vous disiez qu’il était «La Rage et l’Algorithme». Comment gouverner, du point de vue des démocrates, avec un tel partenaire ?
Giuliano da Empoli : Le mouvement 5 Étoiles est un parti-entreprise, comme celui de Berlusconi jadis, cette fois dans les mains d’une famille, les Casaleggio, un mouvement qui cherche naturellement à se perpétuer. Il a par ailleurs une organisation très particulière. Il n’y a pas de programme, mais seulement des mécanismes de sélection et de décision internes, via une plateforme en ligne, Rousseau. Le Mouvement 5 Étoiles fonctionne en effet comme l’algorithme de Google, ou comme celui de Youtube, très bien analysé par mon ami Guillaume Chaslot. L’algorithme vous guide spontanément vers ce que vous aimez déjà, mais au fur et à mesure, et assez rapidement, il vous emmène vers des contenus transgressifs. Si vous aimez l’espace, après quatre vidéos d’Armstrong sur la Lune, vous allez atterrir sur des vidéos qui vous démontreront que la Terre est plate. Nous réagissons beaucoup plus, et beaucoup mieux, aux contenus irrationnels, ou en tout cas ceux qui sollicitent nos émotions, comme la rage, ou la peur. Le Mouvement 5 Étoiles ne fonctionne pas différemment. Il n’a ni contenu idéologique, ni profondeur politique, comme en atteste le fait qu’il puisse gouverner, à deux semaines d’écart, avec l’extrême droite et le centre gauche. C’est un groupe éminemment plastique, qui, via un algorithme, sollicite et téléguide votre rage.
Cela étant, avec un tel partenaire, vous devez «remplir» le contenu de l’algorithme, vous devez le «pirater» en lui fournissant votre propre agenda. Salvini l’a fait avec une virtuosité impressionnante, en abreuvant l’espace politique italien de ses propres thèmes, et en phagocytant peu à peu l’algorithme 5 Étoiles. C’est d’autant plus facile que Salvini, en soi, sollicite la rage des Italiens. Est-ce que les démocrates pourront «hijacker» le logiciel 5 Étoiles et les détourner vers des thèmes progressistes et sociaux-démocrates, qui sollicitent moins la rage que la raison ? C’est une bonne question.
Justement, a-t-on un début de réponse avec le nouveau gouvernement Conte ?
Giuliano da Empoli : Les négociations entre 5 Étoiles et démocrates ont été difficiles, mais je crois qu’on peu loyalement dire que les premiers ont un peu mieux joué leur coup. Conte, qui est devenu très populaire, reste Président du Conseil. Nous avons Di Maio aux Affaires Étrangères, ce qui est honnêtement quelque peu insensé, eu égard à son absence absolue de diplomatie. Lequel Di Maio a placé ses hommes à des postes très importants : à la Justice, au Travail, à l’Industrie, et il a l’un de ses plus proches comme sous-secrétaire à la Présidence du Conseil, quelque chose qui serait en France comme le secrétaire général de l’Elysée.
De l’autre côté, les démocrates ont fait de grands sacrifices, mais pour une très bonne cause. Cela dit, les démocrates ont quand même obtenu, pour le ministère de l’Economie, la nomination de Gualtieri, qui est le plus pro-européen du Parti, et un eurodéputé très respecté. La nouvelle ministre de l’Intérieur est une femme à la compétence reconnue, Luciana Lamorgese, qui suivra une politique, humaine, à rebours exact de celle de Salvini. On peut sans doute dire que les démocrates n’ont pas encore tenté la méthode Salvini, une «guerre culturelle», avec des idées fortes et des slogans efficaces, pour prendre le contrôle de l’algorithme, et qu’ils lui préfèrent une méthode, plus sinueuse, d’étouffement, à la façon dont les démocrates-chrétiens anesthésiaient leurs partenaires de gouvernement.
Pour le reste, il existe un contrat de gouvernement, en 26 points, mais ce qui compte c’est tout que n’y figure pas : dedans, vous n’avez plus les diatribes absurdes et racistes, ni le ton anti-européen, ni les projets irrationnels de fin des grands projets d’infrastructures. C’est un programme consensuel, mais déjà, il me semble que l’ambiance médiatique et politique en Italie a changé. Vous n’avez plus l’hystérie Salvini, et ce n’est pas si mal.
Dans Les Ingénieurs du Chaos, vous sembliez assez pessimiste sur l’avenir des démocraties occidentales. L’alliance d’une technologie redoutable, et d’un discours populiste, la «rage et l’algorithme», rendait la victoire des extrémistes presque inéluctable. Or, en Italie, Salvini n’est plus au gouvernement, et au Royaume-Uni, l’un des héros de votre livre, Dominic Cummings, devenu stratège en chef de Boris Johnson, voit toutes ses manœuvres contrecarrées par le Parlement. A la fin, l’algorithme est battu par la démocratie ?
Giuliano da Empoli : Je ne le crois pas non plus. C’est vrai qu’en Italie, il existe heureusement des contre-pouvoirs. La Constitution a été conçue, au sortir de la guerre, pour cela : pour ne pas être très efficace, mais bloquer les prises de pouvoir autocratiques. Et puis l’Italie a l’habitude du sursaut juste avant le précipice. Quant au Royaume-Uni, en effet, le Parlement joue son rôle, et c’est tant mieux. Les systèmes parlementaires, heureusement, ont plus d’atouts pour bloquer les populistes, ce que n’ont pas les systèmes présidentiels, comme aux Etats-Unis, où Trump a gagné et gouverne sans trop de difficultés.
Maintenant, le livre est sorti en mars. Si vous regardez le paysage depuis, le Brexit Party, ce parti d’extrême-droite bâti sur le modèle des 5 Étoiles, a remporté les élections européennes au Royaume-Uni, et très largement. Salvini a frôlé la prise de pouvoir, et reste très redoutable. Il semble avoir perdu momentanément ses facultés politiques. Tout le pari du renversement d’alliances, c’est que, sans machine de propagande officielle, sa «Bestia» deviendra un «petit chiot» aboyant, mais de plus en plus inaudible et inoffensif. Pour autant, de son point de vue, objectivement, la situation est loin d’être mauvaise pour Salvini : même privé de ses moyens de propagande à la Goebbels, il est seul contre tous, et dispose d’un «boulevard» pour entamer l’air du complot des élites pro-européennes qui privent le peuple de son vote. Et bien sûr, la situation de l’économie et des comptes publics rend la tâche du gouvernement difficile.
Quant au mouvement 5 Étoiles, la plupart des commentateurs ont jugé que la consultation préalable, par Internet, de ses adhérents, avant de valider l’accord de gouvernement était une hérésie, du point de vue de la grammaire constitutionnelle. C’est vrai, mais cela donne au mouvement de Grillo et Di Maio une force politique incroyable auprès des Italiens. Donc, nous n’en avons pas fini, ni avec la rage, ni avec l’algorithme…