Oui, je sais.
Etat profond est un mauvais concept.
C’est un fantasme paranoïaque qui suppose un pouvoir occulte et agissant, dans les tréfonds, à rebours de l’Etat de surface.
C’est une notion fumeuse, propre à alimenter les complotismes et qui, en Turquie notamment, désigne un appareil militaire et sécuritaire censé conspirer contre le pouvoir élu.
Et on imagine bien un Erdogan victime d’un coup d’Etat enfin réussi ou un Trump objet, après les élections de mi-mandat, d’une procédure d’impeachment, s’exclamant, sur Twitter : «l’Etat profond m’a tuer».
Mais en même temps…
Je lis les extraits du livre de Bob Woodward qui, dans son titre même, «Fear», semble conjoindre «Fury» et «Lear», et qui dépeint l’étrange résistance qu’oppose, selon lui, l’appareil d’Etat américain aux foucades, lubies et colères d’un président shakespearien au petit pied.
Je lis l’ahurissante tribune anonyme publiée par le New York Times et émanant d’un haut responsable de la Maison-Blanche qui se présente, sic, comme membre d’une «résistance intérieure» attachée à sauver «le pays» des décisions erratiques de son commandant en chef.
Et je revois, en boucle, les bouleversantes images des funérailles de John McCain, ce Grand d’Amérique, qui aura accompli le prodige de rassembler autour de sa dépouille, dans la cathédrale de Washington DC, tout ce que l’Amérique compte de serviteurs de l’Etat honnêtes ou, tout simplement, normaux : comme toujours, et singulièrement quand elles sont historiques, les vraies images manquent d’interprètes ; mais, des démocrates honorables aux républicains décents, de Barack Obama à George W. Bush réhabilité par effet de contraste, des hauts fonctionnaires des deux bords en passant – qui sait ? – par l’auteur anonyme de la tribune du NYT qui, tel une sorte de Fantômas ou de vengeur masqué, était peut-être là, noyé dans la foule des endeuillés, des néocons aux néocools, de l’aristocratie des campus à ceux qui, quel que soit leur bord, ne badinent pas avec l’amour du drapeau et l’intérêt bien compris de l’Amérique, ils étaient tous présents, absolument tous, comme pour dire leur opposition sourde au vieil enfant testostéroné parti, lui, jouer au golf.
Alors, on peut appeler ça comme on voudra.
On peut, plutôt qu’Etat profond, dire Nation profonde.
Ou la grande culture politique américaine – avec ses bons fantômes réveillés, comme souvent, par la mort et le deuil.
Ou la part éclairée de cette technostructure que l’on pensait amnésique, rabotée par la norme, maniaque des lignes de compte et du lissage économiste mais qui, dans le désert qui croît, est l’un des derniers lieux où survit un peu du souci du bien public.
Le résultat est là.
Si Folamour Trump n’a pas encore lancé une attaque nucléaire contre l’Iran ;
s’il s’est contenté, jusqu’ici, de jouer à touche-moumoute avec l’autre hypercoiffé qu’est Kim Jong-un ;
si la lettre où il informait les Coréens du Sud de sa décision de rompre les relations commerciales avec eux n’est pas arrivée et a même été, à la dernière seconde, opportunément égarée ; si, au-delà des Etats-Unis, la troupe Trump ne l’a pas tout à fait emporté, si la parade sauvage et grand-guignolesque dont Rimbaud disait avoir seul la clé mais qui est en train de s’augmenter, de l’Italie à la Turquie en passant par la Hongrie, la Pologne, la Suède ou la Grande-Bretagne des brexiteurs, d’un nombre, me semble-t-il, inédit d’esprits faibles, si l’épidémie de folie, oui, de folie qui souffle dans les allées du pouvoir et du spectacle mondial n’a pas encore fait tous les ravages qu’elle aurait dû ;
si Salvini, à Rome, hésite à sortir de l’Union européenne et de l’euro, si Erdogan n’a pas annexé à son Versailles ottoman une réplique de la Conciergerie où enfermer les derniers démocrates turcs, si Orban tarde à réhabiliter la Garde de fer et la clique kaczynskienne à imposer, à Cracovie, une heure de cilice quotidienne dans les collèges, si Boris Johnson, au Royaume-Uni, a dû jeter l’éponge et, provisoirement au moins, s’éclipser ;
si l’argumentation, en un mot, n’a pas cédé la place à l’invective, la diplomatie au juron, le projet au caprice d’ivrogne, si la grande symphonie des nations ne s’est pas encore transformée en un concert de poubelles et de casseroles, si les parties d’échecs méditatives qui faisaient le Grand Jeu de la stratégie planétaire n’ont pas encore tourné au concours de lignes de coke ou de crack, bref, si les dingues qui nous gouvernent sur les deux tiers de la planète n’ont pas tous renversé la table et si la clownerie politique mondiale s’en tient, pour le moment, au «retenez-moi ou je fais un malheur», c’est à la grâce de l’Etat profond que nous le devons.
Ce n’est peut-être pas très démocratique.
Et cela ne rassurera pas ceux qui confondent l’amour de l’agora avec l’idolâtrie du peuple et la haine des élites.
Mais, dans cette époque en suspens où le monde semble non plus seulement hors de ses gonds, mais en apnée, face à ce cirque qu’est devenue, presque partout, la politique et où triomphent, mais cette fois dans les hautes sphères, le trash, le sale, l’insulte, la haine et la vulgarité, face aux Ubu rois dont les discours bodybuildés et les slogans-racailles transforment le tissu social en un eczéma rouge sang, il reste cela : cette inertie de la mémoire ; cette politique fantôme comme on le dit d’un membre ; ces lambeaux de haute culture et du génie démocratique d’antan – et cela est salvateur.
Faut-il miser sur l’incapacité du vassal de Poutine à contrôler la DCA eurasienne? Pouvons-nous nous réjouir qu’Assad ait réussi à abattre d’un coup, sans le vouloir, quinze de ses complices national-soviétiques œuvrant pour le compte du rebours à bord d’un Iliouchine? Qu’adviendrait-il d’une planète divinement engrossée qui, déjà éprouvée par ses bouffées de chaleur, se découvrirait à la merci d’une fanfare fanfaronne jouant comme un Pied nickelé? Seul un accord de paix nous prémunira contre le risque de guerre perpétuelle au Proche-Occident. Mais il ne suffit pas de composer un accord harmonieux pour qu’ait lieu le miracle de la communion laïque. Car l’interprétation d’un massacreur en chef peut tout foutre par terre, et tout refoutre en l’air, aussi léchée que fût l’élaboration d’une partition et sa juste distribution.
P(odemo)S : Avez-vous remarqué comme la réhabilitation de Vichy par ce loup de Zemmour, aussi peu solitaire qu’un loup peut l’être au moment où il entre dans Paris, passe auprès des terriens non pas au second plan, mais — que d’adresse! — à l’as?
P(sycho)-S : Que la plaignante peaufine avec minutie la formulation de sa plainte. Qu’elle n’oublie pas que, sur la question de l’universalité du principe de l’État de droit, Zemmour n’est pas très éloigné de La France insoumise ou du Rassemblement national, jugeant néocolonialiste ou, pour le dire autrement, outrageusement raciste, notre condamnation indifférenciée des violations des droits de l’homme dès l’instant qu’elle s’étend à des États de non-droit inoccidentaux qui, selon lui, sont en droit d’exiger de notre part le même respect que nous attendons d’eux à l’égard des systèmes et régimes politiques qu’ils ont instaurés.
P(erito)S : Ils m’affirmaient qu’en soufflant assez longtemps sur son doigt mouillé, on finirait par déraciner le mal. Je continuai de creuser.
P(hoíbo)S : Je ne mettrai pas sur le même plan partisans monarchistes et partisans nazis. Le point de vue de Zemmour n’est pas foncièrement raciste et, quand même il empesterait la préférence nationale, on aurait peine à faire la démonstration de son caractère xénophobe. Zemmour tire à côté dès lors qu’il déduit des origines étrangères d’un prénom le mépris affiché par son détenteur pour la langue officielle, l’histoire, et le génie de sa terre d’accueil. Sa diatribe faussement républicaine ne tient pas compte des courses-poursuites éblouissantes que le siècle de Sartre dut endurer afin de libérer les déserteurs de l’Église d’un corset de catholicisme inconscient de son propre déphasage. Pour autant, l’attachement d’un valet d’écurie médiatique au statut de religion d’État n’est pas un délit en soi ni sa tentative de culpabilisation des profanateurs de la Sainte République chrétienne de France dont il regrette l’effondrement. Il en irait autrement si, au sujet d’Anders Behring Breivik, notre homme avait tenu un discours de légitimation dans la veine des douces proférations du successeur dudit Panzer Pope qui, en janvier 2015, à propos du comportement des martyrs parisiens d’AQPA, insinuait que, s’ils ne méritaient évidemment pas leur sort funeste, ils l’avaient toutefois bien cherché.
P(latónico)S : Les Juifs du pire sont, comme les juifs du PIR, l’alibi simultané d’une moisissure bien plus enracinée qu’ils ne le seront jamais dans le légitimisme interNATIONALISTE. La détestation qu’est à même de générer le gargouillis des 2 Éric confère une solidité à toute épreuve aux masses et contre-masses qui s’agglutinent au portillon de sa figure d’épouvante.
P(louto)S : Les nostalgiques de la diplomatie pré-trumpienne recevront après-demain, en petites pompes, le terroriste préféré de l’État français. On nous refait le coup de la divine surprise… — une pure solution à deux États… — un revirement spectaculaire… — de la foi, bon sang, de la foi! Le pacifiste Abou s’apprêterait-il à reconnaître que les Juifs n’ont jamais fabriqué les éléments de preuve à charge contre un crime de salubrité publique que l’Allemagne nazie n’aurait pu réaliser sans s’être adjointe le concours zélé d’un nombre inédit de nations ayant consenti à s’écraser sous la botte hitlérienne dans l’espoir qu’on évacuât la terre entière de ce putain de peuple élu? Je déplore la détérioration programmée des liaisons rassurantes que les mégatribus sont fondées à établir sur la base d’une reconnaissance de dette morale, par essence, unilatérale pour chacune d’entre elles. En d’autres termes, je ne prendrai pas au sérieux un multilatéralisme qui ne déboucherait pas sur un jean-paulinien Mea Culpa de la Mosquée terrestre.
P(atho)-S : Après plusieurs décades de combat décharné contre la lutinerie des vichystes à cran qui — DÉFENSE D’INVENTAIRE — s’étaient crus enfin libres de danser à la lumière du jour sur la tombe du Charlot des Gaules, la Résurrection nationaliste doit désormais ramper dans une fourrure de taupe si elle veut progresser. Le cas Zemmour, cas d’école s’il en est, s’avérera très utile aux profilers curieux de savoir ce que les morts qui déterrent leurs morts ont à dire aux vivants.
Hapsatou Sy possède la ferveur, l’effervescence et la splendide verticalité de Marianne. Contrairement à un certain Louis-Ferdinand, elle ne permettra pas que la sécheresse d’un envahisseur vienne supplanter l’ivresse du bateau rimbaldien que sa noirceur bénie sut rendre noachide à l’oreille des premiers rédimés. Les suffocations d’Erik le Rouge Zemmour n’y pourront rien. Le français comme la France appartiennent aux épris de justice qui furent capables de s’en éprendre comme d’une ondée providentielle. Ici, tout est en quête de doléances. Il n’est pas de disgrâce qui ne rencontre sur sa pente un barrage de clémence. Hapsatou, pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu’ils sont.