Je relisais l’affaire De Villiers. J’ai été frappé par l’homologie structurale qui la relie à l’affaire Benalla.
Je laisse de côté les réactions de la presse et des oppositions, quoique l’effet de répétition s’impose. L’authentique fond commun est ailleurs. Il a affaire au principe de l’État de droit : l’État a le monopole de la violence légitime.
De ce principe découle la possibilité de principe et la nécessité pratique de corps intermédiaires prenant en charge, par délégation, l’exercice de cette violence, y compris dans sa forme extrême : la possession d’armes létales.
En France, comme dans la plupart des pays modernes, ces corps se réduisent à deux : l’armée (pour la guerre et les situations exceptionnelles) et la police (pour la paix et les situations ordinaires). Or, je suis frappé par le fait que d’une année sur l’autre, chacun de ces deux corps ait fait valoir sa suprématie à l’égard du chef de l’État. Plus frappant encore, dans les deux cas, la presse a pris parti pour le corps intermédiaire.
Pour l’armée, cela s’est calmé assez vite, parce que le Général de Villiers s’est révélé rapidement un maillon faible : un simple porte-parole du complexe militaro-industriel et, qui plus est, un rejeton de la plus vieille droite provinciale. Par ailleurs, on m’affirme que la hiérarchie intermédiaire (colonels) et la troupe ne se sont pas reconnus en lui. Pour la police, la situation est bien plus compliquée : a) les différents corps de police semblent s’être alliés contre le chef de l’État, en laissant de côté leurs rivalités internes; b) Macron a sous-estimé la gravité de la situation et notamment le fait que, cette fois, la fidélité de Collomb lui ferait défaut : au lieu de protéger Macron face aux polices, il s’est rangé du côté des polices. Sans doute y allait-il de son pouvoir de ministre.
J’y ajouterai une forme de jalousie amoureuse : au fond Collomb est à l’égard de Macron dans la position d’Agrippine au début de Britannicus. De cette dernière, il aurait pu reprendre les paroles :
«Depuis ce jour fatal, le pouvoir de Collomb
Vers sa chute, à grands pas, chaque jour se morfond
L’ombre seule lui reste et l’on n’invoque plus
Que le nom Benalla, le jeune et tard venu.»
Mais à ces deux raisons, s’en ajoute une troisième, qui soulève des difficultés bien plus graves : pour assurer sa propre protection, Macron n’accorde pas de confiance au dévouement impersonnel des policiers et gendarmes; il préfère le dévouement personnel d’un féal. Or, cela, l’opinion le supporte mal : le thème de la police parallèle a du succès et, chez les plus éclairés, l’opposition entre contrat et loi. Dans le cas de Benalla, l’accès à la violence légitime fait partie d’un contrat passé entre lui et la personne du Président; dans le cas des policiers et gendarmes, il relève de lois constitutionnelles. Les esprits éclairés, par principe, préfèrent la seconde voie, sans trop se demander si les polices, quant à elles, croient à la loi.
Macron avait confiance en Benalla précisément parce que ce dernier tenait sa mission de Macron lui-même et non pas de sa fonction générale. On comprend alors pourquoi tous les corps de police se sont alliés, au point peut-être de tendre un piège, lors du stage, en laissant Benalla tout seul dans une situation un peu difficile.
Je distinguerai trois questions : a) celle de l’erreur d’appréciation de la part de Macron; elle ne fait pas de doute; il aurait dû se douter qu’en s’en prenant aux polices, il déchaînerait des ripostes à tous les niveaux de l’Etat et de la société; il aurait dû se rendre compte également qu’en suivant la logique du contrat dans une affaire où sa personne et presque sa survie corporelle étaient engagées, il alimenterait l’imputation de pouvoir personnel; b) la préférence donnée, pour la sécurité de la personne du Président, au libre choix du Président : sur le principe, je condamne le choix de Macron; il oriente vers une garde prétorienne, surtout si ce choix se porte sur des personnes privées, sans autre qualification que la confiance qu’on leur accorde; or, je vois mal comment cette éventualité peut être évitée; c) la question générale des corps intermédiaires en matière de violence légitime et de leur situation en France aujourd’hui.
Je considérais, l’an dernier, que, sous-jacente à la piteuse affaire De Villiers, on décelait l’ombre du complot militaire. Je serais plus précis aujourd’hui : je ne crois pas que l’armée, aujourd’hui, veuille s’emparer du pouvoir, mais je crois que ses chefs tendent à se considérer comme dépositaires de la violence légitime, non par délégation de la part de l’État, mais par un droit direct. Dès que la question de la violence légitime est posée – disons en temps de guerre –, ils sont l’État, le Président de la République (ou sous la 3e, le Président du Conseil) n’étant qu’un simple prête-nom.
C’est ce que les politiques ont voulu éviter à tout prix durant la 1e Guerre (les mémoires de Poincaré sont passionnants à cet égard); c’est sur ce point qu’ils ont cédé en 1940, avec les résultats que l’on sait. Une des grandeurs de De Gaulle est d’avoir fait obstacle à la répétition de 1940, en adossant le pouvoir présidentiel au suffrage universel (et aussi, cela va sans dire, en réglant leur compte aux généraux comploteurs). Ce que les opposants à la Constitution de la 5e ne voient pas, c’est qu’elle vise à rendre plus difficile les complots militaires, dont il faudrait quand même se souvenir qu’ils ont pesé sur la fin de la IIIe République à partir au moins de 1934 et sur la fin de la IVe.
Pour les polices, la situation est plus grave encore, parce que la délégation de violence qui leur est faite ne vaut pas seulement en temps de guerre (situation exceptionnelle), mais en temps de paix (situation ordinaire). Autant je donne tort à Macron sur le principe, autant je pense qu’il a raison dans les faits : la sécurité du chef de l’État en particulier, la sécurité des Français en général, l’accès aux armes létales qui donne substance matérielle à la délégation de la violence légitime, tout cela est beaucoup trop sérieux pour être confié aux polices françaises telles qu’elles sont devenues. Le corps intermédiaire qu’elles constituent est corrompu. Il faut qu’il soit soumis, spécialement dans les affaires de sécurité, à l’exécutif «civil» et quand il s’agit du chef de l’exécutif au contrôle de celui-ci et de ceux à qui il a choisi directement de faire confiance.
Admettons que le corps des polices ne soit pas corrompu par l’argent (encore que les exemples ne manquent pas); il est corrompu par l’appétit de pouvoir : prêts à laisser l’appareil d’État aux mains des «civils», ils veulent s’annexer le pouvoir sur la société. Autrement dit, l’État, dans leur conception, n’est qu’une courroie de transmission administrative entre la société et eux-mêmes. Le pouvoir réel se ramène, selon eux, au contrôle multiplié sur tous les rouages, primaires, secondaires, tertiaires etc., de la société. Par le chantage, par le passe-droit, par l’intrigue, par le seul fait de connaître ce que le public ne connaît pas, etc.
L’alliance entre les polices et la presse est donc naturelle, puisqu’ils partagent la même conception du pouvoir. L’appareil judiciaire ne semble pas prêt à s’opposer à ce qui n’est rien de moins qu’une confiscation. Au contraire, il partage avec les deux corps la volonté arrêtée d’affaiblir le pouvoir présidentiel – ce qui en soi n’est pas criticable : le pouvoir présidentiel doit rencontrer des limites, mais le devient quand cette volonté pousse l’aveuglement jusqu’à dénoncer comme un abus de pouvoir toute action visant à rappeler à l’un des deux corps armés qu’au sein de l’exécutif, ils dépendent d’une autorité plus haute et que, selon la constitution, celle-ci appartient à une personne : le chef de l’exécutif, élu au suffrage universel. Quant au pouvoir législatif, les oppositions feront toujours valoir, comme elles l’ont fait à propos de l’armée, le respect dû à la police française. La majorité présidentielle, quelle qu’elle soit, n’osera jamais les démentir. Un chef d’exécutif qui veut remplir son rôle risque fort d’être toujours désavoué.
On a dénoncé le danger des polices parallèles à propos de Benalla, mais on ne voit pas que toutes les polices sont devenues désormais, sous l’effet de leurs rivalités, des polices parallèles. Une réforme radicale serait nécessaire. Malheureusement, Macron a affaibli sa propre position, en se hâtant trop, de sorte que toute tentative de sa part, dans ce domaine, risque désormais de passer pour une vengeance.
Je ne cacherai pas mon inquiétude. A force de parler des corps intermédiaires, les commentateurs ont perdu de vue que le mot important est «intermédiaire»; la corruption commence quand les corps intermédiaires pensent que le mot important est «corps». Ils se comportent alors comme les privilégiés sous l’Ancien régime et, plus particulièrement, comme la noblesse parlementaire : celle-ci a su mobiliser l’opinion derrière elle, alors que la réforme Maupeou ouvrait la voie d’une justice non-corporative. Les syndicats ont perdu une bataille dans un conflit analogue, mais la suite reste à écrire. Le corps consulaire proteste contre la possibilité pour le Président de choisir «au tour extérieur» (alors que cette possibilité est ouverte pour le corps des agrégés). Cet égocentrisme général des corps intermédiaires me paraît spécialement grave quand il s’agit des deux corps armés. A se penser comme corps et non comme intermédiaires, ils annexent à leur profit le pouvoir de vie et de mort qui leur a été confié par délégation.
Heureusement, je ne vois aucune figure politique capable pour le moment d’utiliser à son profit cette violence latente. Je ne vois pas non plus d’équivalent de Hoover, les divisions intérieures aux polices en empêchent l’émergence. Enfin, je ne vois pas se profiler d’alliance entre telle ou telle police et les violences de rue. Mais on ne peut rien exclure pour l’avenir. Surtout si le Président multiplie les bons mots. Il devrait se souvenir que Louis XV s’est acquis une réputation détestable en laissant fleurir autour de lui des intempérances de langage et des écarts de conduite.
Fort intéressant, mais, si l’on comprend bien, la police serait corrompue et donc le président, au lieu de la réformer, aurait raison d’avoir recours à des voyous parallèles pour compenser ses carences… Il va de soi que le raisonnement s’auto-détruit. Par ailleurs, Milner confond légalité et légitimité (qu’il relise Thomas d’Aquin, par exemple) : l’État n’a pas le monopole de la violence légitime mais de la violence légale, et les violences de l’État nazi n’avaient rien de légitimes, comme d’ailleurs les violences de tout autre État tyranique, et il n’en manque pas aujourd’hui…