La France, comme tant d’autres pays, est déjà depuis plusieurs semaines en confinement. Sous le choc de cette pandémie difficile à contrôler, beaucoup d’esprits, même de très bons esprits, présentent le COVID-19 et cette pandémie comme un événement historique, sans précédent. D’après vous, est-ce que cela relève d’une forme d’arrogance du présent de croire que nous vivons quelque chose d’exceptionnel ?

Dans une certaine mesure, oui, parce que des pandémies, il y en a déjà eu dans l’histoire. On rappelle la peste noire, qui a profondément changé la situation économique de l’Europe et notamment engagé l’Allemagne dans un déclin qui a duré du XVe siècle jusqu’au XVIIIe, ou même jusqu’au début du XIXe siècle, avec de très lourdes conséquences. Je ne pense donc pas que ce soit un événement sans précédent, mais c’est le premier événement de cette ampleur dans l’espace du marché mondial et du capitalisme comme forme devenue universelle de l’économie.

Quel est le lien qui existe selon vous entre le COVID-19 et la mondialisation ? Y a-t-il même d’ailleurs un lien entre les deux ?

Un lien avec la mondialisation comme telle, cela me paraît superficiel. Ce qui est vrai, c’est qu’il existe un lien entre le Covid-19 et ce qui a rendu la mondialisation possible, à savoir : l’accélération des moyens de communication. Les transports aériens ou, comme certains épidémiologues le soulignent, les voies à circulation rapide du type de la nouvelle route de la soie, que les Chinois ont mise en place, ont et vont avoir des conséquences sur les risques d’épidémies mondiales. Je dirais que c’est donc le support technologique de la mondialisation, plutôt que la mondialisation en elle-même comme forme économique, qui a joué un rôle déterminant.

Depuis quelques semaines, tout le monde le constate, les chefs d’État, les présidents de la République, les Premiers ministres se mettent en avant pour justifier de leurs initiatives vis-à-vis des populations dont ils ont la responsabilité, vis-à-vis de leurs administrés. Il y a donc de ce point de vue-là, à la faveur de la lutte contre la pandémie, un véritable retour du politique. Quelle analyse faites-vous des modalités de ce retour du politique en France, sous la houlette du président de la République, Emmanuel Macron ?

De façon plus générale, je dirais que c’est le retour de l’État-nation, y compris dans un pays qui n’en avait pas la tradition – je pense à la Chine. Moyennant les moyens technologiques qui permettent la circulation rapide de l’information, la Chine adopte un mode de fonctionnement du type État-nation. En France, où l’État-nation a été en quelque sorte le moteur historique depuis la fin du XVIe siècle, il est tout à fait évident qu’on retrouve cette forme, de manière presque « spontanée ». De manière frappante, deux aspects majeurs sont invoqués : l’État protecteur, d’une part, et, d’autre part, l’État prévoyant, ce qu’on appelle l’État stratège. On le voit très bien à propos du masque : l’équipement n’a pas été prévu comme il aurait dû l’être, or il joue un rôle essentiel dans la protection. Les reproches qu’on adresse à l’État se résument à deux griefs : ne pas être assez protecteur et ne pas être assez stratège. Mais il faut interpréter ces reproches. Dans la mélodie protestataire qui prévaut sur les médias et les réseaux sociaux, une demande se fait entendre – une demande d’État.

Nous allons en venir à cette question de l’État, pour en détailler les modalités du retour ou du réveil. Mais auparavant, une question d’ordre global. Il y a quelques années, des mises en garde, notamment de la CIA, ont été lancées quant à la possibilité de grandes pandémies susceptibles d’affecter l’ensemble des pays de la planète. Pourquoi ces mises en garde émanant des services secrets américains n’ont-elles pas été davantage prises en considération ?

Faisons un détour. Lors de la grippe H1N1, le reproche a été d’en faire trop et beaucoup de gouvernements, y compris le gouvernement des États-Unis, qui est en lien direct avec la CIA, ont été hantés par l’anxiété de ne pas paraître en faire trop – et j’emploie le mot « anxiété » parce que cela a été le mot-clé des dernières années : ne pas être anxiogène. On l’a très bien vu en France, y compris sur des sujets qui n’ont rien à voir avec les épidémies : ne pas être anxiogène, cela a été le mot d’ordre, qu’il s’agisse de la santé en général, qu’il s’agisse de l’économie, qu’il s’agisse du terrorisme, qu’il s’agisse de la délinquance. Toute mise en garde était accueillie avec une sorte de footnote, de note de bas de page : « Oui, mais il ne faut pas être anxiogène. »

Vous avez vous-même des mots ironiques à l’égard de tous les Cassandre.

Historiquement, c’était en effet le cas de Cassandre. Cassandre prévoyait exactement ce qui allait arriver, mais personne ne la croyait. La leçon, la voici : personne ne la croyait parce qu’il était trop désespérant d’admettre qu’elle eût raison. En plus, il y a des Cassandres de pure posture, qui sont de faux prophètes. Donc toutes les Cassandres ne sont pas Cassandre, précisément.

Alors justement, avec ce retour des Cassandre, des Cassandre valides, des Cassandre qui ne sont pas dans la posture, assiste-t-on du même coup à l’affaiblissement de figures qui étaient celles de ce que j’appellerais les intellectuels de la théodicée libérale ? Je pense notamment à ceux qui ont prophétisé la fameuse « fin de l’histoire ». Au fond, assisterait-on à la fin de la fin de l’histoire ?

Les théoriciens originels de la fin de l’histoire avaient déjà été démentis par le 11 Septembre, qui n’avait rien à voir avec les épidémies. Ce qui est particulier avec l’épidémie, par opposition aux Twin Towers, c’est que le terrorisme est une activité strictement humaine, où l’on peut identifier des élaborations théoriques, des planifications pratiques, des acteurs. Avec l’épidémie, nous avons affaire à la nature dans ce qu’elle a d’opaque ; personne ne pense, ou en tout cas ne devrait penser, qu’on peut s’adresser au virus en le traitant comme un être doué de raison ou de volonté. Il n’est pas animé de mauvaises intentions. On ne peut pas négocier avec lui. C’est pourquoi le langage de la guerre ne doit pas être employé sans réserves.

Ce langage prête trop d’intentionnalité à un virus qui par définition en est dépourvu.

Exactement. Le virus n’est pas un ennemi avec lequel on pourrait, le cas échéant, passer des accords, faire des concessions. Ici, on a affaire à la nature. Qui plus est, après quelques années où la nature a été presque sanctifiée, présentée à la fois comme salvatrice et comme une sorte de victime que les hommes tourmentaient, elle apparaît plutôt comme une puissance inquiétante et indomptable.

C’est une figure de Némésis de la nature.

Sauf que Némésis est animée d’intentions. Non, ce qui se présente aujourd’hui, c’est une figure de l’opacité absolue, qui tranche brutalement avec celle de la période, qui n’est d’ailleurs pas terminée, où l’on a présenté la nature comme transparente à elle-même. Je suis frappé, à ce propos, par la totale disparition, actuellement, de ce qu’on peut appeler l’écologie médiatique.

Nous reviendrons sur cette question de l’écologie dans un deuxième temps. Mais restons-on encore à la question de l’État, du retour de la forme étato-étatique que vous soulignez, à juste raison d’ailleurs. Parmi les choses qu’on entend ces temps-ci, certains suggèrent qu’il y aurait un lien entre la diffusion ultrarapide de cette pandémie qui nous occupe, le COVID-19, et le processus d’électrification de la Terre, qui se poursuit, qui s’intensifie avec le nouveau maillage numérique qui va enserrer la Terre, notamment la 5G, etc. Pensez-vous que ce sont des hypothèses totalement tirées par les cheveux, ou bien qu’il faut – avec toutes les réserves qui bien sûr s’imposent – que les scientifiques les prennent en considération ?

Je reviens à ce qui me paraît être le minimal, c’est-à-dire la circulation des personnes et plus généralement des êtres vivants. Les agents de la pandémie, ou plus exactement les supports de la pandémie, ce ne sont pas des pierres, ce ne sont pas des matières inertes ; ce sont des êtres vivants. L’ombre portée de la vie, c’est la maladie et la mort. Comme le disait Edgard Pisani dans les années 1970 : « Un jour viendra où, quelle que soit la distance qui sépare deux points de la planète, on trouvera le moyen de parcourir cette distance en un quart d’heure. » Nous en sommes à peu près à ce stade-là ; les moyens techniques permettent de couvrir des distances planétaires dans un espace de temps extrêmement réduit ; les êtres vivants, qu’il s’agisse des êtres humains ou des animaux, peuvent être transportés à une vitesse sans cesse croissante ; toutes les formes de la vie vont se répandre à cette vitesse-là et parmi ces formes, il faut inclure les pathologies. Comme je le disais, ce qui est ici en question, ce n’est pas la forme économique qu’on appelle mondialisation, mais la circulation des biens et des personnes. Avant l’épidémie, il n’y avait plus de frontières qui aient été verrouillées, comme avaient pu l’être le rideau de fer en Europe continentale ou la Chine de Mao Tsé Toung. Des exceptions demeuraient, telle la Corée du Nord, mais justement, en tant qu’exceptions, elles confirmaient la règle. Cette règle d’avant l’épidémie tenait en deux parties : d’une part, la circulation très rapide des biens et des personnes est devenue techniquement possible et ne cessera pas de s’accélérer ; d’autre part, même ceux qui condamnent verbalement ce processus, agissent dans les faits comme s’il ne devait jamais prendre fin. Ce qui veut dire que leur condamnation verbale n’est autre que verbale et qu’objectivement, ils adhèrent au processus. L’épidémie va-t-elle changer la règle en l’une de ses deux parties ou sur les deux ? J’en doute.

Pour revenir à la question de l’État, la célèbre théorie du Léviathan de Hobbes tient l’État pour une sorte d’habitacle qui vise à protéger la vie humaine des coups du sort, et notamment bien sûr du déchaînement de la nature. Est-ce que, à la lumière du Covid-19, cette théorie vous apparaît plus actuelle que jamais ?

Laissons de côté la figure de Hobbes, qui ne pensait pas tellement à la nature.

Il pensait à la violence intrahumaine.

Oui, c’est cela. Pratiquement depuis les origines de la forme étatique – je parle sous l’autorité des anthropologues, qui ne sont pas d’accord entre eux, mais enfin peu importe –, la question de la protection ou, pour reprendre l’expression de Marguerite Duras, du « barrage » contre les phénomènes naturels, a toujours été la justification avancée par les États. Parmi les catastrophes naturelles, il a longtemps fallu inclure les épidémies. Croire qu’une différence radicale sépare un tremblement de terre et une peste, cette attitude a émergé tardivement en Europe, dans le droit fil des Lumières. Voltaire est impressionné par le désastre de Lisbonne, tremblement de terre strictement aléatoire à ses yeux ; il ne l’est pas par la peste de Marseille, parce qu’elle ne dépend pas intégralement du hasard. Inversement, dans l’Empire chinois, l’émergence d’une peste ou d’une épidémie était considérée comme le signe que le mandat du ciel avait été retiré à l’empereur – exactement au même titre que les séismes ou les inondations. On peut admettre que la demande adressée à l’État soit toujours et partout la même : « Faites ce qu’il y a à faire en cas de catastrophe », mais sur ce qu’il y a à faire, le discours peut varier. En France, en cas d’épidémie, et dans les pays d’Europe de façon générale, on se tourne du côté des scientifiques et des médecins – scientifiques et médecins, ce qui n’est pas la même chose – ; mais c’est parce que les États y sont marqués par le mouvement des Lumières. Dans d’autres périodes, dans d’autres pays, on demanderait à l’État de faire des gestes de type magique ou de type religieux. Considérons la demande qui nous paraît à nous, Européens ou Occidentaux au sens large, la plus légitime : pour l’État, faire ce qu’il y a à faire, c’est protéger et prévoir ; même cette demande n’a rien d’universel. 

Il y a déjà longtemps que vous prédisez l’épuisement du paradigme supranational, post-national. Est-ce qu’aujourd’hui c’est aussi la fin, ou, en quelque sorte, l’arrêt de mort, d’un certain néolibéralisme du consensus de Washington, imaginé par les économistes reaganiens des années 1980 ?

Il est tout à fait clair que les formes supranationales se sont couvertes de ridicule.

Couvertes de ridicule ?

Si l’on prend l’Europe, n’en parlons pas. Si le ridicule devait tuer, elle serait morte depuis assez longtemps. Ce n’est pas nouveau. Mais prenez l’OMS, par exemple, l’Organisation mondiale de la santé. La question n’est pas de savoir si le président Trump a raison ou tort. Mais le simple fait qu’on puisse soulever le soupçon que l’OMS s’est montrée trop favorable au gouvernement chinois lors d’une pandémie d’origine chinoise, ce simple fait montre très bien que, comme il arrive très souvent, de deux choses l’une : ou bien le supranational est vraiment supranational et alors rien ne se passe (tant qu’elle fonctionne de manière supranationale, l’Europe ne décide rien – on vient de le voir encore en ce qui concerne la politique économique post-épidémie) –, ou bien le supranational est faussement supranational, c’est-à-dire que vous avez affaire à une organisation qui est en réalité inféodée, ou en tout cas sensible à des intérêts nationaux bien particuliers ; cela a été le cas de l’OMS. Concernant l’épidémie elle-même, les différents pays d’Europe se sont tous comportés de manière classique ; chacun a évalué les difficultés qui étaient les siennes et les a réglées de la manière qui se conforme le mieux à son modèle préférentiel. La Suède a choisi le même type de solution qu’elle avait privilégié lors des deux guerres mondiales : se tenir à l’écart du reste du monde, préserver sa prospérité intérieure, mettre à profit le caractère très dispersé de sa population, ignorer superbement le sort des communautés non-scandinaves qui vivent sur son sol et se présenter comme le parangon de la perfection sociale. L’Italie du Nord, pour sa part, a retrouvé la logique des cités-États – Milan a raisonné pour Milan, Bergame a raisonné pour Bergame, etc. La France est redevenue une et indivisible, tout en dénonçant tout haut l’État dont, en cachette, elle attend tout. L’Allemagne a brandi son modèle fédéral et a fait passer ses insuffisances globales pour des réussites de détail. Les Pays-Bas sont revenus à la prédestination calviniste : Dieu (ou le hasard) choisira, sans faire acception de personne.

Est-ce que, d’après vous, cela dessine les contours du monde d’après, du monde qui va émerger de cette épreuve du COVID-19 ?

Je n’en suis pas certain, parce qu’on peut imaginer qu’il y aura une modulation ; tout en pressentant que les égoïsmes nationaux cesseront de devoir se dissimuler, je n’imagine pas que puissent disparaître les rhétoriques supranationales. Autrement dit, je ne vois pas l’hypocrisie mettre fin à son règne.

Et ne va-t-on pas vers un monde économiquement et peut-être aussi technologiquement, voire spirituellement, un peu plus relocalisé, un peu plus reterritorialisé que dans les vingt ou trente dernières années de la « mondialisation heureuse » ?

Je pense qu’on va employer ce langage, en effet, ne serait-ce que pour une seule raison : la récession. Mais, sans faire de prédiction, je serais surpris que l’on n’assiste pas à une n-ième tentative de synthèse entre le libéralisme économique et le discours étatique. Après tout, c’est sur ce type de synthèse que l’Allemagne s’est construite et qu’elle a réussi son « miracle » après 1945 et sa réunification après la chute du mur. Il est très possible que ce soit plutôt la solution allemande qui l’emporte, c’est-à-dire, pour être technique, ce qu’on appelle l’ordo-libéralisme, qui est fondé sur la concurrence et des institutions d’État qui la protègent. Pour la France, ce serait une nouveauté. C’est pourquoi le débat a déjà commencé, entre les modernes (passer au modèle allemand, tout en incluant, sans la nommer, la préférence nationale dans le système de protection de la concurrence) et les anciens (revenir au capitalisme entravé du CNR, moyennant des planifications d’État, des nationalisations, des interventions protectionnistes etc.)

Et dans cet ordo-libéralisme, qu’on appelle aussi le capitalisme rhénan, dans la tradition politique allemande, il y a eu, et il y a toujours, une place très importante, dans les coalitions gouvernementales, mais aussi dans la gestion des échelons locaux, des villes, des régions, pour l’écologie politique. En Allemagne, non seulement Daniel Cohn-Bendit mais beaucoup d’autres personnalités politiques représentent l’écologie politique. D’après vous, cette nouvelle synthèse entre étatisme et libéralisme pourrait-elle, à l’échelle de l’Europe, produire un retour en force de l’écologie politique ?

Tout dépend de la forme que prend cette écologie politique. Dans un pays comme l’Allemagne, l’écologie politique, qui a maintenant une assez longue histoire derrière elle, a été en quelque sorte absorbée, ou a souhaité d’être absorbée, par le modèle de la négociation constante, qui est le mode de fonctionnement du système allemand. En France, l’écologie politique s’est laissé absorber ou a voulu s’absorber dans le modèle français, à savoir : on commence par le conflit, la négociation n’étant jamais qu’une forme de sortie du conflit. Alors que dans le système allemand, la négociation est là pour empêcher le conflit, la négociation, dans le système français, résulte du conflit prolongé – c’est ce qu’on appelle « sortir par le haut ». En Allemagne, la notion de « sortir par le haut » n’existe pas, puisqu’il faut tout de suite commencer par la recherche d’un accord. Ces deux écologies politiques, l’allemande et la française, sont donc infiniment différentes. Quelqu’un comme Yannick Jadot, par exemple, tient un discours protestataire qui ne ressemble en rien au discours gestionnaire que l’écologie politique allemande a fini par tenir. Songez que les Verts allemands ont pu fournir un ministre des Affaires étrangères ! C’est impensable dans le système de l’écologie politique française telle qu’elle se conçoit elle-même aujourd’hui. On ne peut donc pas parler de manière globale de l’écologie politique sans faire état des différences de fonctionnement des systèmes politiques. Le système politique français repose sur le principe : le conflit d’abord ; le conflit est premier dans le temps et dans la vision du monde. Le système politique allemand, lui, repose sur le principe : le compromis d’abord ; le conflit, s’il y en a un, ne peut venir que dans un deuxième temps et comme une exception à la règle. Dans les deux cas, il s’agit de bien davantage que de traditions ; on a plutôt affaire à deux lois constitutionnelles non-écrites.

Un des pères de l’écologie politique en Allemagne, le célèbre philosophe qui Hans Jonas, a théorisé ce qu’il a nommé le « principe responsabilité », et il revendiquait même ce qu’il appelait une « heuristique de la peur » – autrement dit : il y aurait un bon usage de la peur. Est-ce que, à la lumière des principaux enseignements civiques que l’on est en droit de tirer de ce que nous sommes en train de vivre et de notre impréparation au COVID-19, c’est ce que vous pensez aujourd’hui ?

Ce serait pensable, mais je le répète : la tradition française de la vie politique ne me paraît pas aller dans ce sens. Le principe premier a longtemps été : ne pas être anxiogène. D’après ce que j’entends, cela reste le fond sur lequel les politiques français vont s’appuyer. Dans la période présente, on peut dire que le grand problème qui se pose, ce n’est pas que l’être humain, l’espèce humaine mette la planète ou la nature en danger, mais c’est qu’un danger venu de la nature menace l’espèce humaine dans sa survie. On ne peut certes pas dire que l’espèce humaine soit en danger globalement ; mais ce danger est à l’horizon. De la même manière, après tout, on ne peut pas non plus dire que la planète soit en danger globalement : elle continue de fonctionner, malgré le dérèglement climatique. Mais l’écologie avait mis en avant la possibilité d’un danger global pour la planète. On assiste donc à un renversement : la mise en danger de la survie de l’humanité au sens étroit a pris la place de la mise en danger des espèces animales ou des plantes ou des océans, etc.

Dans ces conditions, on ne peut s’étonner du mutisme de l’écologie politique, du moins en France. Elle n’arrive pas à produire un discours qui lui soit propre ; quand elle s’exprime sur l’épidémie – mais elle ne s’exprime pratiquement pas ; en tout cas, je ne l’ai guère entendue –, c’est pour redire ce que dit le gouvernement, c’est-à-dire : « confinez-vous », « faites les gestes barrières », etc. A présent que l’épidémie semble entrer, peut-être provisoirement du reste, dans une phase descendante, l’écologie se réveille, mais pour revenir à ses thèmes habituels. Face à une épidémie, il n’y a donc pas de spécificité de l’écologie politique, en France – mais d’après ce que je vois, pas non plus hors de France, en Europe ou aux États-Unis.

Comment voyez-vous, sur le plan politique, sur le plan idéologique, sur le plan du débat public, le moment qui viendra, qu’on appelle celui du déconfinement, de la sortie du confinement ?

Je dirais que la phase ouverte par l’épidémie en France s’achèvera politiquement dès le moment où renaîtra la structure de discours qui a dominé la période antérieure, à savoir : la structure du tous contre Macron. Dans la période présente, Macron et son premier ministre, et pas seulement parce qu’ils sont en charge de l’exécutif, sont les seuls à tenir un discours politique articulé. Est-ce exactement le même chez l’un et chez l’autre ? cela reste à voir. Mais peu importe pour le moment, puisqu’on se place encore sous le signe d’un jamais sans Macron qui n’ose pas se proclamer. Admettons qu’on retrouve un jour l’unité du tous contre Macron, on pourra dire alors que l’épidémie aura été oubliée. Or la question qui se pose, c’est de savoir si ce moment arrivera. Considérons d’une part la division au sein de la droite entre ce qu’on appelle « droite républicaine » et droite antirépublicaine (ou non républicaine) ; considérons d’autre part la division au sein de la gauche entre une gauche dite de gouvernement et une gauche d’opposition radicale ; il est possible – ce n’est pas une prédiction, mais une simple hypothèse – que ces deux divisions s’accentuent et qu’on assiste à de nouveaux phénomènes de Macron-compatibilité. J’imagine qu’un certain nombre de présidents de régions de droite – je pense à Valérie Pécresse ou d’autres – accentuent leur compatibilité ; de même pour le Parti socialiste, ou du moins ce qu’il en reste. Pour résumer, il existe de fait ce que j’appelle un « parti de l’ordre » – ce n’est pas un éloge –, c’est-à-dire l’ensemble de ceux qui souhaitent que la police continue de fonctionner, même au prix d’un certain nombre de brutalités (brutalités qu’on regrettera plus ou moins explicitement, mais qu’on acceptera comme un dommage collatéral), l’ensemble aussi de ceux qui se soucient de la remise en état de l’économie, même au prix de certaines prises de risque. Au nom de la lutte contre l’insécurité et au nom de la reconstruction économique, il est possible que le parti de l’ordre se donne une base plus large par rapport aux partis d’opposition, que ce soit une opposition de droite ou une opposition de gauche. En fait, l’enjeu se résume : à l’unité nationale du tous contre Macron, substituer l’unité nationale du tous avec Macron. Tel est le tour de cartes qui se désigne presque ouvertement sous le nom « gouvernement d’unité nationale ». Il est donc possible que, s’il prend un certain nombre de précautions oratoires (mais on sait qu’il n’y est pas passé maître), le président Macron sorte de cette période, sinon comme le sauveur suprême, en tout cas comme une sorte de petit César.

C’est une possibilité. Dans l’immédiat, et pour terminer, comment expliquer que ces semaines de confinement se soient accompagnées, en France notamment, d’un retour des théories du complot antisémite et d’un mythe médiéval qu’on pensait définitivement effacé : celui des Juifs empoisonneurs ?

Regardons les choses franchement : à chaque fois qu’il se passe quelque chose, un événement dramatique d’ampleur nationale ou internationale, les mythes antisémites reparaissent. Je vous rappelle ce qui s’est passé lors du 11 Septembre. C’est quelque chose qui, à mon avis, reparaîtra toujours. Sur ce point, je quitte le champ des hypothèses et risque une prédiction : la source des mythes antisémites ne tarira jamais. Au fur et à mesure que s’étendra le marché mondial, l’humanité aura besoin de ce type de mythe pour continuer à contempler l’autoportrait que ses actes lui peignent. C’est en quelque sorte le masque qu’elle a besoin de brandir pour s’imaginer différente de ce qu’elle voit d’elle-même, et ce masque-là ne sera jamais appelé à manquer.

Un commentaire

  1. Qui, en démocratie, est le gardien du temple ?
    Qui est ce nous, nommé le peuple, sinon l’incarnation d’une idée qui ne survivrait pas à une forme d’absoluité pariant sur l’éviction des réceptacles de l’e-Maculée Conception ?
    Qui, hormis moi, pourrait bien être appelé à manifester une détermination à toute épreuve en réponse à l’exigence de participation exhaustive que se voit adressée ce peuple, voué à faire corps avec son propre projet ?
    Qui arrêtera ce nettoyeur d’opposition qu’est tout un chacun, sinon celui-là même ?
    Qui mieux qu’un corps d’élite saura empêcher que l’esprit d’obéissance pour lequel on le loue ne broie la larve de roi qu’il renferme avant qu’elle ne soit parvenue au terme de sa métamorphose ?
    Qui, en République monarcho-gaullienne, survivrait plus d’une première-dernière saison mutationnaire à une compromettante tentative de recherche de compromis avec cette majorité odieusement orgueilleuse qu’il aurait, ce faisant, contribué à faire reine de la synthèse gouvernementale ?
    Qui tablerait sur une politique de synthèse pour pallier les inassumables carences de la realpolitik ?
    Qui apprendrait à maîtriser L’ART DE se COULER dans les habits du chef d’une France (risquant à tout moment de cesser d’être) libre en prenant soin de contourner l’étape cruciale de la rupture d’avec un État-traître, évitant par là même la condamnation pour haute trahison qui s’ensuivrait, dont eût pu procéder l’autofaçonnage d’une stature de chef de l’État juste, fidèle à ses fondamentaux libéraux (au sens sociétal du terme), une posture qui, je vous le concède, frôle le délit d’imposture quand celui auquel ses concitoyens attendent qu’il en soit l’incarnation est poussé par les franges immarginales qu’il représente à ultraïser toute critique judicieuse, à tout le moins légale, émanant d’un jeune ou vieux routard de l’alternance, et à larguer des obus au gaz carotte sur les partis d’opposition susceptibles de le rallier au second tour de la présidentielle suivante ?
    Qui n’a jamais ressenti cette sensation d’immortalité orgasmiquement honteuse que seuls les assassins connaissent, après avoir affublé d’une moustache hitlérique un compétiteur dont nul n’aurait songé à mettre en doute son respect scrupuleux des droits universels, inaliénables et mutuellement bornés, dévolus aux transnationaux sous l’égide des garde-fous vainqueurs de la WWII ?
    Qui osera défier le désordre mental présidant à la refondation précoce d’une nature humaine en perpétuelle gestation ?
    Qui tel Beethoven projettera de réaliser ce par quoi il parviendra à se réaliser en tant que fusion michelangélique du Créateur et de Sa Création, de par un court-circuitage de plusieurs millénaires de controverse inconsciente qui aspirera dans sa tornade les tenants de l’immanence et de la transcendance et dont l’accomplissement sera aussi incontestable qu’un Big Bang non seulement renouvelé, mais parcouru jusqu’au Big Crunch ?
    Quel Brutus n’a jamais formulé le vœu de renaître par césarienne ?
    Qui aura la bêtise de poursuivre en justice Darwin et Freud pour la déification des principes inhérents aux natures préhumaine, humaine et posthumaine qu’ils n’eurent jamais l’imprudence d’ériger au rang de loi ?
    Qui mieux qu’un esprit saura délier les langues que son corps délite par la menace d’une anxiogène délivrance ?