En préambule à votre recueil de chroniques, on trouve une citation de Simone de Beauvoir, extraite du Deuxième Sexe : «La femme libre est seulement en train de naître». Soixante-neuf ans plus tard, en dépit du MLF, de la légalisation de l’avortement et des wonderwomen de la Pop Culture, serions-nous toujours dans cette phase de «naissance» de la femme libre ?
Oui, c’est une longue naissance ! Mais rappelez-vous, comme l’a dit la formidable anthropologue Françoise Héritier (disparue l’année dernière) que je cite également en préface des Chroniques d’une onde de choc, tout commence avec les hommes préhistoriques dans leurs cavernes quand ils comprennent que seules les femmes peuvent faire des enfants. Françoise Héritier, qui a étudié toutes sortes de sociétés humaines, constate qu’elles sont toutes construites sur le modèle de domination masculine. Et puis quelques millions d’années après les hommes du Paléolithique – c’est vraiment une longue histoire – on arrive à ce XXème siècle où, enfin, les femmes frôlent l’égalité. Deux guerres mondiales ont secoué le monde occidental, les femmes – grâce à leurs combats – effacent petit à petit les inégalités légales, économiques, politiques, psychologiques… Ma génération est la première de l’histoire de l’humanité à avoir des enfants quand elle veut grâce au contrôle des naissances et à l’avortement. Rendez-vous compte : la première !
J’ai toujours pensé que nous, femmes occidentales, sommes les plus libres du monde. Pour autant, on ne se débarrasse pas en un demi-siècle de millions d’années de domination… Et les lois ne suffisent pas pour en finir avec les hommes du Paléolithique, pour faire évoluer le sexe et l’amour. Simone de Beauvoir avait bien compris le problème, essayant, dans sa vie de «femme libre» d’expérimenter des nouvelles relations entre les hommes et les femmes. Ce qui m’a sidérée, moi qui ai participé à la création du MLF en France, c’est voir l’affaire Weinstein déclencher une telle onde de choc sur la planète des sexes, le tsunami de témoignages, de choses encore cachées, qui vont de petits abus sexuels aux viols, jusque-là murés dans le silence et la complicité. Une omerta universelle. J’ai voulu comprendre, alors j’ai repris l’histoire au jour le jour.
Et justement… Vos chroniques commencent le 21 janvier 2017 très exactement… Que raconte cette date ? Pourquoi ce choix ?
Pourquoi cette affaire d’un prédateur sexuel hollywoodien, un simple fait divers, a-t-elle déclenché de telles secousses sismiques ? Hollywood, depuis la création des studios dans des plaines marécageuses de Los Angeles, a toujours était le terrain de chasse des prédateurs. Pour réussir, les aspirantes actrices passaient une «audition canapé» – casting couch – Marilyn Monroe le raconte déjà dans son autobiographie My Story. Elle a des mots très durs sur les hommes du cinéma américain, «vicieux et tordus» mais «c’était le seul moyen d’être dans un film» dit-elle : «Hollywood… Un bordel géant, un manège où les chevaux étaient des lits.» Marilyn serait à la tête de #MeToo aujourd’hui…
Quand Harvey Weinstein, «le roi de Hollywood», explique qu’il demandait du sexe à des jeunes actrices en échange d’un rôle parce que c’était la culture des années 70, c’est faux : c’est la culture du pouvoir des patrons des studios hollywoodiens depuis toujours. Mais Weinstein n’a pas eu de chance. Son affaire a éclaté en octobre 2017. Cette année 2017 qui a vu s’installer à la Maison blanche un mâle blanc, misogyne, vulgaire, qui se vante d’attraper les femmes par leur «pussy» (en français chatte, chaton, con, vagin…) parce qu’un homme riche et célèbre peut attraper ce qu’il veut, lance-t-il, une caricature du machisme. Au lendemain de l’inauguration de Donald Trump à la présidence des États-Unis, le 21 janvier donc, il s’est passé quelque chose de nouveau en Amérique. Des centaines de milliers de femmes ont appelé à manifester contre Trump, un bonnet rose de pussy sur la tête. Sans parti, sans organisation, accompagnées par les hommes qui marchent un peu en retrait pour les laisser en première ligne. Voilà donc un million de manifestants à Washington, comme au temps de Martin Luther King ! Et des marches dans tous les États-Unis, jusqu’aux petites villes de l’Amérique profonde. C’est alors très nouveau, il n’y a pas de vieux slogans féministes. Ce jour-là, on marche pour les droits de l’humain : «Women Rights are Human Rights.» Et avec les hommes !
Comment caractériser ce mouvement ?
Comme un vrai mouvement d’opposition politique, sans parti et sans organisation.
Si le très sérieux New York Times, qui n‘a pas l’habitude de mettre le sexe sur cinq colonnes quand ce n’est pas une affaire qui touche l’institution de la présidence (comme pour Bill Clinton et sa stagiaire Monica Lewinsky) décide de mettre à la une l’affaire Weinstein, c’est parce que la question du pouvoir masculin et des abus sexuels est devenue politique. Bien sûr, d’autres scandales sexuels identiques avaient fait tomber des célébrités américaines comme Bill Cosby et Bill O’Reilly, mais ils étaient restés à l’état de faits divers. En 2017, Harvey Weinstein, pour son malheur, devient l’incarnation du mâle riche et puissant qui utilise son pouvoir pour forcer des femmes à des «faveurs» sexuelles. Et paie pour qu’elles se taisent…
Est-ce si étonnant que cette affaire éclate outre Atlantique ?
Cela démarre avec Hollywood. Les stars américaines ont souvent joué le rôle d’avant-garde de nos intellectuels en France, Jane Fonda au Vietnam pour dénoncer la guerre, Martin Sheen contre la guerre en Irak, Bruce Springsteen pour les démocrates à chaque élection, Leonardo di Caprio pour l’environnement, aujourd’hui Natalie Portman à la tête des marches contre Trump… Philip Roth, qui nous enviait l’engagement politique des intellectuels français – qui remonte à l’affaire Dreyfus – m’avait dit tristement : «Ici, si on mettait tous les écrivains américains dans un avion, et que celui-ci s’écrase, cela ne ferait pas la une des média américains !» A contrario, quand les stars hollywoodiennes s’engagent pour une cause, les caméras sont là.
L’affaire Weinstein n’aurait pas eu d’écho mondial s’il s’agissait du patron de Coca Cola ou de Mac-Do : c’était des actrices connues qui disait #MeToo, oui j’ai subi des agressions sexuelles, même moi, une star. Avec #MeToo la diffusion a été planétaire et des femmes ont pu témoigner en un clic, qu’elles soient en Corée du Sud, au pèlerinage de la Mecque, à Jérusalem, en Espagne, au prix Nobel de littérature… Cela a secoué la planète des sexes. On a découvert «moi aussi», moi aussi j’ai été harcelée, ou agressée, ou violentée. Je vais encore citer Françoise Héritier qui, interviewée quelques semaines avant sa mort par la journaliste du Monde Annick Cojean, était enthousiaste : «Les femmes, au lieu de se terrer en victimes solitaires et désemparées, utilisent le #MeToo d’Internet. C’est ce qui nous a manqué depuis des millénaires.» Mais elle ajoute : «Il faudra repenser la question du rapport entre les sexes, s’attaquer à ce statut de domination masculine et anéantir l’idée d’un désir masculin irrépressible. C’est un gigantesque chantier.»
Poursuivons sur Weinstein. Au-delà des faits reprochés dont les détails effarent, c’est la réaction d’une partie de la gent masculine qui a surpris. Au lieu d’être solidaires de femmes qui pourraient être leurs épouses, mères, sœurs ou filles, certains hommes englués dans leurs vieux réflexes machistes n’ont pas supporté l’apparition des hashtags #MeToo et #Balancetonporc. Comment l’expliquez-vous ?
Catherine Deneuve, qui s’inquiète de voir disparaître la galanterie entre les sexes et, en même temps, ce qui ne va pas avec la galanterie, réclame «la liberté d’être importunée.» Or si on aime être draguée, c’est qu’on n’est pas importunée, au contraire. Et si on parle de «drague un peu lourde», de la ligne floue entre drague et harcèlement, ce n’est pas compliqué : «harceler» c’est utiliser son pouvoir pour forcer une femme à accepter ou subir du sexe. Mot-clé : «forcer». Et quand on dit non, c’est non, c’est aussi simple que ça !
Pour résumer cette position des Françaises contre #MeToo : le statu quo nous convient, et résistons au puritanisme américain. Et, en écho, des tribunes d’intellectuels masculins français plutôt grasses comme celle titrée «Touche pas à ma pute». On remarque le «ma» dans la phrase. Et d’autres intellectuels comme Alain Finkielkraut disent aux femmes d’arrêter de faire les victimes, qu’elles ont tout gagné. Taisez-vous les femmes : est-ce ce qu’il nous propose ?
Je ne vais pas développer ici l’histoire du puritanisme en Amérique, ni les racismes de l’anti-américanisme en France, cela prendrait toute la revue ! Mais puisqu’on parle des femmes, je rappelle à nos amies qui défendent notre exception française que les Américaines ont eu le droit de vote, la pilule, la contraception et l’avortement (qui est remis en cause aujourd’hui en Amérique), et les lois sur l’égalité bien avant les femmes dans la France catholique. Malgré le fameux puritanisme…
Dans votre livre, vous établissez un distinguo intéressant entre les concepts de délation et de dénonciation. Les femmes qui balancent «leur» porc n’ont évidemment rien à voir avec ces collabos qui dénonçaient les juifs !
#MeToo est une onde de choc mondiale. Nous en avons une version française, #balancetonporc, plus provocatrice. C’est vrai que «balance» évoque l’idée du maffioso qui dénonce ses amis. Sans compter l’usage du mot «porc»… Du coup, on proteste contre cet «appel à la délation» pour justifier qu’il faut être contre ce mouvement. Dans la foulée, un Eric Zemmour ose même comparer, je cite, le hashtag balance ton porc à un balance ton juif pendant la Seconde Guerre Mondiale ! Il a la malhonnêteté intellectuelle d’inverser bourreaux et victimes. Faut-il le rappeler à Zemmour : la délation pendant la guerre c’était des gens qui dénonçaient des innocents, des hommes, femmes et enfants juifs, pour qu’ils soient arrêtés et tués… Mais dénoncer des crimes ou des délits n’est pas de la délation. Si je vais dénoncer un type qui bat sa femme et risque de la tuer, ce n’est pas de la délation !
«En France, la terrible chasse aux sorcières déclenchée par #balancetonporc n’est pas trop cruelle : aucun des « persécutés » ne perd son poste», écrivez-vous…
La terrible chasse aux sorcières – ce Mccarthysme moderne que des hommes et des femmes agitent dans des débats en France – n’a pas eu lieu ! Heureusement, les réseaux sociaux ont très peu donné de noms. Il y a eu quelques plaintes en justice qui ont été classées : Nicolas Hulot et Gérald Darmanin sont toujours ministres, et le journaliste Frédéric Haziza à la chaîne parlementaire. Aux États-Unis et ailleurs, des hommes de pouvoir sont tombés avant qu’il n’y ait eu de procédures. Accusés d’avoir profité de leur position pour harceler sexuellement beaucoup de leurs employées, ils ont démissionné comme le fondateur des taxis Uber ou le patron des usines Ford en Amérique. A ce jour, en France, Tariq Ramadan est le seul emprisonné, pour viol d’ailleurs, par décision de justice. Et Harvey Weinstein plaidera non coupable à son procès en septembre. Mais les centaines de milliers de témoignages ont secoué et continuent de secouer. Les femmes parlent, l’omerta qui régnait depuis toujours sur toutes sortes d’abus sexuels est levée. Les hommes vont s’interroger, hésiter à utiliser leur pouvoir contre du sexe. Les choses vont bouger. S’agit-il d’une révolution ? Oui, mais comme toutes les révolutions, elle est imprévisible !