61 rue des Saints-Pères, un matin de juin. La rue est calme. Paris a la torpeur des premiers jours d’été. Saint-Germain-des-Près est encore ce qu’il était – n’en déplaise aux esprits chagrins et aux prophètes de l’apocalypse. Grasset, cette vieille maison, honorable mais si transgressive, dont la réputation n’est plus à faire. Cette devanture, aux colonnes style antique, est d’une étonnante sobriété. Au rez-de-chaussée, un intérieur tapissé de livres à la couverture jaune. Le regard curieux, attentif au jeune visiteur, Olivier Nora me reçoit avec cette élégance discrète qui distingue les hôtes de bonne volonté. La pièce est baignée de lumière, d’histoire aussi, celle des querelles qui ont façonné la vie littéraire française. Derrière le bureau, sur lequel s’entassent dossiers et manuscrits, Marceline Loridan-Ivens, Yann Moix, Virginie Despentes, Danny Laferrière. Autant de trophées exhibés aux yeux des visiteurs ? Plutôt le compagnonnage rassurant des écrivains d’une maison qui roule sa bosse depuis plus d’un siècle. L’ombre de Bernard Grasset est loin. On la remarque à peine. On distingue aussi les Cahiers Rouges, en rangs serrés. Arrivé à la tête de Grasset en 2000, succédant à Jean-Claude Fasquelle, Olivier Nora n’est pas un homme pressé. Il glisse sur le temps pour bâtir patiemment ce qui ressemble à une filiation honorée. L’impression que l’édition l’oblige. À quoi ? C’est le sens de cette rencontre que de chercher à le savoir.
L’entretien commence par le récit d’une passion, celle de l’édition. Il faut, du reste, une passion à toute épreuve pour les livres et leurs auteurs si l’on veut supporter l’énorme charge de travail. Olivier Nora le rappelle plusieurs fois, comme pour se rassurer, ou nous rassurer. Une vision romantique de la profession se dessine. L’idée que, au fond, la maison d’édition est avant tout une maison, un refuge, dans le sens grec du terme, pour stylistes de bonne compagnie. Il déclare «Les plus grandes années d’une maison d’édition sont celles où les auteurs savent s’approprier leur maison pour en faire une sorte de club d’auteurs, les uns incitant les autres à les rejoindre». Je ne sais pas si c’est de la nostalgie, ou un désir contrarié. Reste que Grasset appartient à ces maisons d’édition qui, souligne-t-il avec une pointe de fierté, reposent sur un comité de lecture. Ce système collégial, parfois conflictuel, enregistre la mémoire des débats passionnés sur la publication d’un auteur, le choix d’un titre, le sens d’un mot. Il faudrait faire l’histoire des comités de lecture. Ces étranges cercles composés d’écrivains qui, selon Olivier Nora, fonctionnent à la manière des «garagistes qui connaissent mieux les engins à réparer que les autres». Les engins à réparer, ce sont les écrivains qui, aux prises avec l’écriture, cette passion particulière, cherchent certes une écoute attentive mais surtout le sentiment d’être compris. Ces garagistes sont parfois de fortes personnalités mais le talent prime avant tout – c’est l’essentiel. Paris n’en manque pas. L’aventure américaine, aussi, a son importance. Olivier Nora a dirigé dans les années 1990 le Bureau du livre français à New York, la plus française des métropoles américaines. La littérature américaine, justement, l’a forgé. Entre T.C. Boyle, Joan Didion et Francis Scott Fitzgerald, le catalogue Grasset fait la part belle aux auteurs d’outre-Atlantique – à la littérature étrangère en général. Exit West de Mohsin Hamid ou La Figurante de Avraham B. Yehoshua sont autant de témoignages d’une littérature ouverte aux quatre vents, vivante, qui raconte l’époque et ses béances. Il déplore pourtant la faiblesse en France de la traduction en sciences sociales. Cette fermeture aux grands débats intellectuels qui agitent le vaste monde, de l’Asie à l’Afrique en passant par l’Amérique du Sud, rétrécit les horizons de pensée des lecteurs français – alors qu’il faudrait, avec la dernière énergie, les élargir.
C’est aussi en Amérique, sans doute, qu’Olivier Nora a acquis ce sens aigu des affaires, cette connaissance précise des batailles juridiques qui opposent maisons d’éditions et géants du numérique, la conscience aussi que la cannibalisation à marche forcée de l’édition est résistible. Son constat est cinglant : l’inflation éditoriale génère une «bulle» qui ne tardera pas à éclater. La «best-sellarisation» ne signifie pas la mort du style. Il faut, dit-il, ne pas désespérer du génie de l’écriture et de sa puissance de renouvellement. On le suit. Cet intellectuel en affaires, ou cet homme d’affaires qui fait commerce des idées, croit en la capacité du livre à se réinventer. À l’aube de Netflix et consorts, la concurrence pour la domination des imaginaires est rude. Nos imaginaires sont en crise. La capacité à penser, à rêver, à aimer en littérature perd du terrain. Car la littérature, dans son acception la plus triviale, a servi, à plus d’une génération, à tromper l’ennui, à se jouer de lui. Comment capter dès lors l’audience des «jeunes», catégorie ingrate car si diverse, qui fuient l’ennui comme la peste ? En diversifiant les têtes d’affiche littéraires, tiens. C’est le pari que fait Olivier Nora. Petit Pays de Gaël Faye ou Vernon Subutex de Virginie Despentes disent cette volonté de respiration, et d’identification, des jeunes lecteurs. Aller voir ailleurs et à l’entour, dans les marges de la meilleure littérature qui soit : la vie des hommes. Le «dégagisme» est aussi à l’œuvre en littérature. C’est en tout cas ce qu’il croit. Le livre, cet objet d’art, car c’en est un, est un maillon essentiel de la transmission. La transmission, c’est la grande affaire de son passage chez Grasset. Il raconte, avec émotion, ce moyen de mémoriser le Talmud qui consiste à planter une aiguille dans une page pour la faire ressortir de l’autre côté puis dire quel est le mot au bout de la pointe. C’est dans cette mémoire, dans ces mythes, dans ces récits éclairés par l’étude qu’il puise la nécessité de transmettre.
Il y a les éditeurs qui ont le souci de faire entrer la littérature dans tous les foyers et ceux qui ont le souci, plus large, de ce qui restera, des écrits qui auront rendu l’existence plus intelligible, sinon plus supportable. Olivier Nora est de la seconde catégorie. La littérature avant toute chose, engagée ou dégagée, mais la littérature, sa beauté, sa violence, ses polémiques. Il y a, cependant, l’évidence : l’éditeur est un être de chair, de cœur et d’esprit. Il intègre, dans l’exercice quotidien de son métier, ses passions, ses amitiés, ses opinions, ses failles aussi. Notre homme a l’œil rieur quand vient le moment d’aborder le cas de ces maudits des lettres françaises, Renaud Camus, Richard Millet, et même Brigitte Bardot. Car la littérature, oui, mais la droiture morale, la fidélité à ce que l’on croit juste aussi. À l’écouter l’édition est un sport de combat. On prend des coups, on en donne mais cela ne l’empêche pas de faire preuve d’un humour – d’esprit aurait dit Proust – particulièrement distancié. Une distance aristocratique, baroudeuse, qui lui permet de porter un regard sévère sur l’époque. À l’heure où on balance des porcs, la littérature s’égare quand elle s’autocensure. Le risque est grand. Il le sait. Le puritanisme ambiant, le sursaut identitaire, l’épuration de la langue, les menaces sont multiples. Raison de plus pour les regarder en face, dans leur médiocrité, et ne rien céder à l’insolence de la bêtise. La culture, à plus forte raison la littérature, est cette digue qui permet aux sociétés humaines de ne pas sombrer dans le nihilisme et dans la guerre de tous contre tous. Un recours contre la certitude du pire, contre les boursouflures de l’esprit. Elle empêche le relativisme de s’imposer comme la donnée fondamentale de notre temps. Notre moment historique est une correspondance, il change de direction, pivote, dérive parfois. Nous vivons une époque intermédiaire. «La culture, c’est ce qui répond à l’homme lorsqu’il se demande ce qu’il fait sur Terre», écrivait André Malraux. C’est le sens du combat de ces fameux «hommes -livres», selon le mot de Bernard-Henri Lévy dans L’Esprit du judaïsme, de la responsabilité de l’éditeur, cet homme chargé de veiller sur un territoire, immatériel et physique, qui est celui des idées. La boussole qui permet de se mouvoir en eaux troubles, la seule qui compte, c’est celle du style, de l’agilité de la plume qui se promène sur le papier, ici plus solide que la pulsion de mort. On pense alors à Maxwell Perkins, ce literary editor passé à la postérité, figure d’exemple dans le métier, qui plaçait le talent au dessus de tout, poussant les auteurs à donner ce qu’ils avaient de meilleur en eux, parfois à leur insu. Une idée particulière de l’édition, peut-être d’un temps révolu, exigeante et généreuse. Faut-il encore rappeler qu’une vie sans idées est insoutenable.
L’heure tourne. L’art de la conversation n’est pas mort. Un entretien au long cours qui donne à voir la parfaite symbiose entre une passion et une profession. Ce n’est pas dans la capacité d’orienter le destin d’un livre qu’il faut chercher la vérité de l’éditeur mais plutôt dans le dialogue qu’il noue avec les auteurs, dans le tissu, qu’il fabrique patiemment, qu’on nomme une œuvre. L’éditeur, c’est ce deuxième homme, qui se tient là. Watch my back, lui demande l’auteur. À cette injonction, il répond fidélité et confiance – mais parfois la rupture est inévitable. Une mission, finalement : être davantage éditeur, parier sur l’intelligence des collaborateurs, demeurer un infatigable compagnon des livres et de ceux qui leur prêtent vie. À la fin, on devine une certaine idée de la profession, romantique sans doute – peut-être reste-t-il encore un peu de la magie des débuts – mais lucide sur l’édition telle qu’elle va. Alors, chez Grasset, quand le désenchantement gagne même les esprits forts, il reste quelque chose de cette conviction, de cette idée, bancale, confuse, mais résolue, que l’avenir de la littérature durera longtemps.
Excellent article. Votre style est saisissant. Fluide et élégant. J’en sais maintenant un peu plus sur Olivier Nora que je connaissais peu comme éditeur. Heureux de voir de nouveaux jeunes esprit brillants à la RdJ. Edouard P.