Dans ces lieux, je commis il y a quelques années un article intitulé : Il n’y a pas de rentrée littéraire.» Je voudrais aujourd’hui corriger mon propos. Car s’il n’y a pas de rentrée littéraire pour les écrivains et leurs lecteurs, bien évidemment (étant donné qu’ils sont, dans le livre s’il est bien un livre, libérés sinon de la durée subjective, mais du moins de la chronologie sociale), il y en a une, massive et redoutable, pour les critiques littéraires.
Dur métier, tenu par un bout à la tradition, par l’autre au commerce, entre-tenu par des réalités bien plus triviales (la routine, la volonté de s’afficher et de se faire entendre), mais qui reste un métier, et n’a pas encore été remplacé par Uber ou quelque nouvelle et lassante A.I.
Il est sûrement temps de faire des propositions, vu l’ennui et les sombres prémonitions que provoquent en nous, simples spectateurs, ces premiers défilés sinistres, dans les colonnes à présent rétro-éclairées des journaux, de ces personnages qui semblent tout droit sortis du Spleen de Baudelaire ou des Limbes du Dante, les auteurs.
Jusque-là, nous avons en somme trois catégories de critiques : le faux critique, celui qui est en vérité l’agent de publicité de diverses maisons ; il fera toujours vite, écrira un feuillet, qui tournoiera au vent comme les feuilles mortes pour finir ramassé à la pelle. Le défilant, à moins d’un cumul (politique, affaires criminelles ou sportives) subira le même sort ; quant au critique, producteur de discours, il sera le semblable, en matière journalistique, de l’O.S. du temps jadis. A la réflexion, l’A.I. le guette, puisqu’elle peut aussi écrire Game of thrones.
Vient ensuite le critique inquisiteur, celui d’hier, dandy cynique passant négligemment la porte de ce con de rédac’chef qui était déjà au garde à vous, car l’autre était précédé de ses effluves de Pour un homme et de sa réputation de tigre – avant de finir à l’Académie – ; celui d’aujourd’hui, animateur de spectacles télévisuels, regardant méchamment l’écrivain en lui demandant des comptes sur lui-même. Occupant une place entre le confesseur et le prof de gym (est-ce qu’on appelle aujourd’hui un coach ?), il n’aura réalisé de performance qu’autant qu’il aura dérangé l’écrivain qui lui fait face, dans son livre ou sur le plateau. La critique s’apparente ici à un rituel collectif d’expiation, consistant à racheter la véritable honte qu’il y a à publier tant de livres. C’est honteux, il est vrai, mais c’est toute une chaine de production et donc tout un édifice salarial, et comme nous avons là l’idole ultime, cet état de chose est intouchable dans la mesure, toujours plus ténue, des espérances suscitée par l’idole.
Deux types de rituels se déroulent sous nos yeux ; le rituel «arrêtez d’écrire», et le rituel «écrivez mieux». Le second comme le premier ne sont jamais motivés par le livre, mais toujours par la capacité défensive de l’impétrant.
Quant au critique, le dura lex sed lex dont il est l’émissaire se situe, aujourd’hui, quelque part entre les axiomes de Duras et ceux de Truman Capote, quelque contradictoires soient-ils ; résumons-les : «vautrez-vous en vous-même en prenant des airs de coupeur de tête, tout en servant humblement les faits bruts et les phrases minimales.» «La vérité, l’âpre vérité», disait ce faux-cul de Danton. Danton, ça lui va assez bien comme sobriquet.
Reste le critique littérateur, qui se moque comme d’une guigne du livre dont il parle, et se nourrit seulement de la fascination de sa propre prose ; il parlera alors de promenades à Saint-Tropez avec ou sans décapotable, ou d’un Saint-Julien de derrière les fagots. Il est de très loin le plus sympathique, puisqu’il est obligé de soigner son écriture. En même temps, il y a quelque chose de passablement fin de siècle dans son emploi (il ferait bien de s’en soucier : Uber…) et de schizophrénique dans son attitude ; nul besoin d’insister.
A l’instar du président Macron, nous voudrions proposer une révolution, quitte à faire défiler tous les critiques indignés, qui feront alors une révolution à la révolution. Cela s’est déjà vu.
Nous voudrions demander aux critiques, pour commencer, de lire les livres ; puis, au lieu de faire comme nous tous, à savoir de nous accrocher aux basques de l’auteur, de lui foutre la paix, à l’auteur, surtout s’il est narcissique. Une seule question agitera notre critique, inspirée, par exemple, par la théorie du langage de Walter Benjamin relisant la Genèse : qu’est-ce que ce livre dit du monde ou fait au monde ? Là, notre critique littérateur pourra laisser aller à sa guise son humeur littératrice (vous n’allez tout de même pas me reprocher ce féminin, à l’âge de l’auteure), et errer à son tour dans les aspects du monde qu’il aura relevés dans le livre. Danton, lui, réservera son coup de gueule à la personne, toujours haïssable, de l’auteur, pour le détourner sur la langue, le monde, les choses (mais, de grâce, pas de technique littéraire, pas de remarques de style ! Qu’ils laissent cela aux logiciels A.I. qui font cela tellement mieux qu’eux, dans les UFR de banlieue !)
Enfin, notre faux critique passera aux reportages sportifs ou, qui sait, à la littérature. J’en ai fini, monsieur le Président. Oui, vous avez compris : il s’agit moins de sauver l’accusé, qui de toutes façons n’était jugé que par contumace, que de sauver les juges.
Parce qu’aujourd’hui, il n’y a plus de respect pour rien.
Soudain, je reçois une dépêche sur mon télescripteur :
– «Espèce d’idiot, vous avez déchaîné leur ire.»
– Des critiques ? demandé-je.
– Mais non voyons. De toute la république…
– Ah, c’est bien ce que je pensais.
– … des lettres.
– Ah, pardon, je suis désolé. Vous voulez dire que les écrivains ne sont pas contents qu’on ait pris leur défense ? Qu’est-ce qu’ils ont dit ?
– Ils ont dit : «Et le vivre ensemble, alors ? S’il savait ce que ça coûte !»