La banlieue parisienne est-elle soluble dans l’Histoire de France et de Paris ? Appartient-elle réellement à cette épopée pluriséculaire, en est-elle l’avenir ou bien la facette définitivement méconnue, ignorée, cachée ? Pour répondre à cette interrogation profonde, deux possibilités. Recourir au savoir des urbanistes ou s’en remettre à la littérature. Surgit alors Aurélien Bellanger ! Auteur de trois romans remarqués, l’auteur signe aux éditions Gallimard Le Grand Paris, une fresque ambitieuse sur le pouvoir et la géographie, la religion et la politique, les hommes et l’ambition… Un livre forcément grandiose en dépit d’une volonté clairement affichée de s’effacer derrière une écriture docte et parfois même wikipédienne. Tiens, tiens… Cela nous rappelle quelqu’un : Michel Houellebecq ! Proclamé héritier de l’écrivain qui tient ses cigarettes entre l’annulaire et l’auriculaire, Bellanger nage dans le même marécage idéologique que son aîné. Pourtant, il ne tire jamais les mêmes conclusions que son objet de fascination littéraire. L’optique est autre. Bellanger est profondément jeune et progressiste tandis que Houellebecq s’enfonce dans un pessimisme séduisant mais sulfureux. Islam conquérant, défaite de l’Occident, ville tentaculaire qui se déploie aveuglement, progrès déshumanisé, narrateur désespéré : les points de convergence entre les deux écrivains ne manquent pas. Reste que Bellanger n’a pas (encore) totalement perdu espoir. Il fait donc d’Alexandre Belgrand, son personnage principal (empruntant d’ailleurs ses propres initiales), un jeune intellectuel en quête d’idéal. En cheminant sur les passerelles bétonnées de la ville-nouvelle de Cergy, celui-ci vit d’émouvantes épiphanies. La tête ailleurs, Belgrand vit en théorie. Il sort de son cocon adolescent et se confronte, par paliers, au réel, fréquente l’ESSEC dont il est vite lassé, quitte l’école de commerce et son avenir doré pour le prestige de la faculté. Old school Belgrand, tellement vieille école dans sa façon de ressentir une époque sans relief… Et pourtant moderne. Il est rare, dans les livres que nous critiquons, de trouver un héros si influencé par les références contemporaines. Ardisson, Nirvana, NTM, La Haine de Kassovitz sont plusieurs fois citées dans les premiers chapitres du livre, autant de pierres angulaires qui donnent au Grand Paris un vrai relief, du souffle.
Le Grand Paris bascule au moment précis de la rencontre entre Belgrand et Machelin. Ce dernier, professeur et oracle, incarne un ersatz de Patrick Buisson, gourou à la dimension prophétique puisant allégrement dans le vocabulaire de la gauche… Cette personnalité fascinante, le héros va la suivre aveuglément. Après l’avoir initié à l’histoire secrète de la capitale, Machelin va faire entrer Belgrand au service de l’homme fort de la droite – «le Prince» – promis à un bel avenir présidentiel. Entre temps, le jeune héros assiste, incrédule et apeuré, au soulèvement des banlieues à l’automne 2005. La périphérie de Paris l’intrigue. Il en est certain : c’est dans ce territoire secoué par des tensions concurrentes et complexes que l’avenir du pays se joue. Le fil rouge du livre est donc cet ambitieux projet d’aménagement du territoire dénommé le Grand Paris. Une utopie urbaine bientôt concrète que l’on doit à Nicolas Sarkozy, un Nicolas Sarkozy jamais directement cité dans le roman, sauf par son titre machiavélien de «Prince». Des dizaines de pages sont consacrées à ce Président doué mais en proie à l’agitation. Bellanger raconte l’homme en même temps qu’il dresse son bilan, c’est souvent excitant et parfois un peu scolaire.
Puisque chaque Président laisse son empreinte architecturale, le Prince désire agrandir Paris, lui redonner son lustre d’antan mais également un coté pratique. Concrètement, il s’agit donc de désenclaver la capitale pour lui permettre de rivaliser à nouveau avec ses rivales européennes Londres et Berlin, lui offrir surtout la chance de ne pas sombrer comme Rome ville-musée… Le Grand-Paris, c’est avant toute chose la banlieue, cette périphérie qui regorge de territoires inexploités. Suivant la vision de Machelin et du Prince, on a décidé de la relier à la capitale par un grand réseau ferroviaire circulaire, la spéculation immobilière dans les zones concernées se chargera du reste. Bientôt Paris deviendra réellement tentaculaire. J’ai demandé à Aurélien Bellanger si en faisant de la banlieue le théâtre préférentiel de son roman, son Grand Paris bousculait les codes ? Voici sa réponse :
« Littérairement, un peu. En même temps, politiquement, on a l’impression que c’est vraiment là que ça se passe, du spectre des émeutes de 2005 à la radicalisation des électeurs périphérique. Et puis c’est là que se règle, aujourd’hui, avec le plus de visibilité, la façon dont on habite la terre. C’est dans les zones commerciales qu’on voit la mondialisation des biens, dans les quartiers sensibles celle des hommes. C’est la banlieue, mais c’est Paris encore, mal connu, mal aimé, oublié, mais ce n’est pas une autre ville, ce n’est pas une vraie périphérie, ou de moins en moins. C’est le centre contemporain du monde. »
Puisque Aurélien Bellanger raconte l’époque, ses personnages cèdent logiquement aux peurs du moment. La thématique de l’Islam arrive ainsi dans le roman en une sorte de glissement. On la sent venir lentement puis elle apparaît, comme une révélation. La thèse du narrateur sur le rôle social de la religion n’est pas dépourvue d’intérêt. Belgrand nous dit la chose suivante : et si l’Islam, que tout le monde craint comme une tentative de déstabilisation radicale, constituait au contraire un vecteur d’ordre ? En admettant cela, la religion deviendrait un appui, un point d’ancrage stable et secure puisqu’il ne supporte pas l’incertitude. Reste à estimer, dans le réel, si l’ancrage religieux constitue une force ou un recul pour la France… Et surtout, question jusqu’ici compliquée à résoudre : comment le pouvoir pourrait composer intelligemment, sans se trahir, avec une religion en pleine expansion ? C’est d’ailleurs le sens de cette ultime question posée à Aurélien Bellanger. Pensez-vous que la religion en générale et l’Islam en particulier modifient aujourd’hui l’aménagement du territoire ? Réponse, du tac au tac :
« Les gens sont habitués aux églises, et ils arrivent à avoir une peur de l’Islam habilement dissimulée en scrupule esthétique : c’est l’histoire de la votation suisse. Je voulais raconter comment l’Islam s’était retrouvé au cœur du jeu politique, et à quel point la chose était étrange. Le Grand Paris, ce n’est pas tant un livre sur l’Islam que sur l’Islam ressenti, de façon de plus en plus paranoïaque, par un pays soudain insécurisé par cette présence. C’est l’histoire d’une passion française, européenne même, une passion dangereuse. »