Ai-je rêvé ? Ou ce livre a-t-il été passé sous silence ? Son auteur a 27 ans. Il signe André Hébert. C’est l’un des rares Français à s’être engagé dans les rangs des combattants kurdes syriens des YPG. Et il livre, dans ce «Jusqu’à Raqqa» (Les Belles Lettres), le récit minutieux, sans lyrisme, et, à ma connaissance, sans précédent d’une longue saison au bord d’un enfer dont les trois cercles étaient la Turquie, la Syrie et le Califat de Daech. On y désamorce des camions suicides. On y apprend l’art de tirer, d’un toit, au lance-roquettes à vision nocturne. Celui de distinguer, dans la lunette de son viseur, un djihadiste qui s’est mis à couvert d’un civil déambulant, hagard, dans les ruines fumantes de sa maison. On y croise des jeunes combattants anglais, australiens, américains, danois ou même chinois dont le cosmopolitisme joyeux rappelle les Internationaux de Malraux ou «Hommage à la Catalogne» de George Orwell. On y réalise, comme dans tous les vrais récits de guerre, que le plus clair de son temps le brigadiste international le passe à attendre, guetter, geler, se noyer dans des tâches ingrates et des tours de garde harassants. Et on le voit aux prises, aussi, avec le démon du renoncement, la nostalgie du confort qu’il a quitté ou, parfois, la peur. Je n’aime pas sa façon d’incriminer, dès les premières pages, ces «barbares en gants blancs» que sont les «élites capitalistes» et dont les forfaits vaudraient ceux de «n’importe quel groupe armé non étatique». Mais quand, à la fin, rentré en France, il dit le dépaysement définitif de celui qui a regardé le Mal en face et dont l’âme est à jamais peuplée des fantômes de tous les compagnons qui sont morts sous ses yeux, je ne puis retenir en moi un élan de fraternité.

Je ne dirais pas que me voir croqué en Quentin-Patrick Stern dans le livre d’Aurélien Bellanger, «Le continent de la douceur» (Gallimard), me fasse particulièrement plaisir. Mais je lis le récit du voyage de Mitterrand à Sarajevo, en juin 1992. Les confidences qu’il m’aurait faites sur l’importance de l’Asie, tel un levier démesuré sans lequel l’Europe aux «paupières lourdes» n’aurait ni force ni existence. Les divagations du romancier Griff, l’autre écrivain du livre, sur la gémellité de la littérature et de la guerre. Celles d’Ida, la banquière devenue princesse de Karst, ce pays imaginaire, ou disparu des cartes, que peuplent des savants fous occupés à calculer l’angle des virages du toboggan d’une Histoire définitivement sortie de ses gonds. L’éloge, justement, des mathématiques. Ses théorèmes qu’on devrait lire – ah ! Lautréamont… – comme des fables sévères, des contes à dormir debout ou des machines à effacer les nombres en même temps qu’elles les calculent. Les souvenirs de Flavio, le héros, dont l’éducation sentimentale et politique ne fut peut-être pas si différente de celle d’Hébert, l’auteur du journal de guerre en Syrie. Le surgissement de Diodore Cronos, transformé, avec sa théorie des futurs contingents, en personnage de roman. Ou encore les pages où l’on ne sait si l’Europe est un empire impossible, le lieu d’une interminable Odyssée dont les îles auraient le relief des capitales du continent ou une mosaïque d’Etats-nations dont la multiplicité serait une anomalie à peine moins monstrueuse que le trou dans la couche d’ozone ou le réchauffement climatique. Eh bien, que voulez-vous ? Je suis beau joueur. Et j’admets que cette somme déjantée et savante, baroque et érudite, hallucinée et composée comme un grand roman cacanien, j’admets que cet embrassement de l’entière histoire du XXe siècle augmenté, ici, non d’un tiers exclu, mais d’une part secrète et d’un envers, est l’un des meilleurs livres de la rentrée.

 

Il n’y a pas une page qui ne m’ait intéressé dans «Profils perdus de Stéphane Mallarmé», que publie ces jours-ci, chez Verdier, Jean-Claude Milner. L’idée du poème comme une grève… L’admiration pour l’ivrogne, l’inverti, le hors-la-loi, le sécessionniste, le toujours «magnifique» Paul Verlaine, qui, seul, trouverait grâce aux yeux du gréviste de «Igitur»… La démonstration de son souci, que dis-je ? de sa passion pour la multitude sociale, ses avatars, sa chimie… L’hypothèse selon laquelle l’austère professeur d’anglais, l’homme des cérémonies de la rue de Rome et de leur «action restreinte» au cœur de la ville qui était, alors, au temps de la Commune, la plus peuplée d’Europe, lut peut-être Netchaïev, Bakounine et, en tout cas, Hegel… Sa définition du poète moderne comme celui qui, tenant le bloc Hugo et ses bibelots énormes comme la trace d’un Dieu mort «dont seul le néant s’honore», s’isole pour creuser son propre tombeau… L’idée, en un mot, que ce lanceur de dés qui ne cessa, lui aussi, de réfléchir sur les guerres, les nombres, l’empire de la forme poétique, l’empire tout court, la loi des tueries et leur hasard, l’infamie des institutions en même temps que la résistance qu’elles opposent à la récurrence de la mise à mort fut le seul poète politique de son temps. Mais j’avoue que le plus beau moment du livre est, pour moi, à la toute fin – dans cette page étrange, un peu crépusculaire, où, évoquant les portraits antérieurs de Mallarmé qui, d’après lui, «méritent le respect», il en détache un, un seul, dont le dessin est, certes, trop frontal à son goût, mais qui lui rappelle rien de moins que le Richelieu de Philippe de Champaigne ou l’Innocent X de Vélasquez. L’auteur de ce masque, faux mais admirable, s’appelle Alain Badiou. Et j’aime, oui, ce moment où, comme Sartre avec Aron, ou Aragon avec Breton, ou tel pseudo-Malraux avec Gide, il reconnaît en son ancien petit camarade devenu intime ennemi son contemporain capital.