Tinder Holocaust Memorial, qui collecte les photos de profil sur l’application de rencontres prises au Mémorial de la Shoah à Berlin, et Yolocaust, qui s’attaque aux selfies pris au même endroit en les replaçant dans le contexte des camps, sont deux exemples d’initiatives qui dénoncent le comportement des touristes qui, par l’indécence de leurs poses, banalisent la mémoire portée par ce lieu.
Visité par deux millions de personnes par an, le musée d’Auschwitz n’échappe pas à ce genre de conduite. Un documentaire, intitulé « Sauver Auschwitz » et réalisé par Jonathan Hayoun, pose cette question capitale : comment visiter Auschwitz ?
Le film montre que, au delà de certaines dérives de notre temps, l’ouverture d’Auschwitz au public n’a cessé de poser des défis. S’appuyant sur une intelligente mise en perspective historique et des images d’archives stupéfiantes, le documentaire raconte Auschwitz après Auschwitz, comme enjeu touristique, mais surtout politique, de 1945 à nos jours. Il alerte également sur les risques d’un urbanisme grandissant aux portes des camps, soutenu par une population et des autorités locales qui peuvent, parfois, fermer les yeux sur le passé de ce lieu d’extermination.
Le documentaire démontre la nécessité de sauvegarder Auschwitz, et éclaire la quantité de questions muséographiques que cela entraîne. Il nous pousse à nous interroger, au fond, sur le sens de ce lieu de mémoire.
Rencontre avec le réalisateur, Jonathan Hayoun.
Propos recueillis par Alexandra Profizi.
« Sauver Auschwitz ? » pourra être vu en direct le mardi 24 janvier à 22h35 sur Arte dans le cadre d’une soirée thématique, puis sur Arte+7.
Alexandra Profizi : Soixante-douze ans après la libération des camps, vous posez une question assez provocante : « Faut-il sauver Auschwitz ? ». Pourquoi ce titre ?
Jonathan Hayoun : Cette question choque, paraît incongrue, et pourtant, elle n’a jamais cessé de se poser pour ceux qui ont la responsabilité du lieu, mais aussi au regard de l’histoire. La réponse est bien évidemment oui, il faut le préserver. Mais est-ce qu’on va pouvoir le sauvegarder sur le long terme ? Cette question reste ouverte…
Auschwitz est menacé. C’est ce que veut raconter le film. Ce lieu est menacé par différentes choses, à commencer par l’usure du temps, une menace incontournable malheureusement, les bâtiments tombent en ruine ; mais aussi par d’autres menaces qui sont, elles, plus difficiles à juguler et qui, au-delà de l’usure matérielle, posent des questions plus profondes. Que ce soit la menace d’un urbanisme grandissant – puisque le camp se trouve dans une ville, des maisons se construisent sur ce qu’était le camp pendant la guerre –, mais également un tourisme de masse qui peut parfois détourner le sens d’une visite sur ce lieu, qui peut en faire un lieu d’attraction touristique parmi d’autres. Cela peut le banaliser, voire même en faire un lieu de fascination de l’horreur pour certains.
A. P. : Justement, on a l’impression qu’Auschwitz est devenu pour beaucoup un lieu de visite banalisé.
J. H. : C’est ce qu’on interroge dans le film : comment cela se fait-il qu’on en soit arrivé là ? Pour le comprendre, nous retraçons l’histoire. On part de 1945 jusqu’à nos jours, afin de voir comment, à chaque période, des problématiques différentes se sont posées. Certaines n’ont jamais été réglées et laissent des traces encore aujourd’hui. On raconte l’histoire du lieu, Auschwitz après Auschwitz. On termine par une importante partie sur le présent, avec cette question : quel est le sens d’un lieu de mémoire ? Est-ce raconter l’histoire dont il a été le témoin ? Est-ce rendre hommage aux morts et rappeler qu’il peut y avoir un cimetière pour ceux qui n’ont pas de sépulture, ce qui est malheureusement le cas à Auschwitz ?
On peut voir que le respect aux morts n’a pas été assez pris en compte à travers l’histoire. Aujourd’hui encore, les fosses communes sont des lieux complètement délaissés. Comme raconte l’historien Patrick Desbois dans le film, les gens vont pleurer sur les crématoires, mais pas sur les fosses communes, et cela peut poser question.
C’est pour cette raison également qu’instaurer une zone de silence est si important. Doit-on séparer, faire la différence entre un lieu de mort et un lieu de vie ? Aujourd’hui, la ville d’Auschwitz a tendance à atténuer cette dimension d’hommage aux morts. On est dans un lieu d’horreur, mais on oublie que l’on est dans un lieu de mort… Peut-on imaginer des personnes se prenant en selfie dans les cimetières ? Alors qu’Auschwitz est l’un des plus grands lieux de mise à mort, cet aspect est quasiment inexistant pour le visiteur…
A. P. : Quand vous êtes-vous rendu pour la première fois à Auschwitz ? Et qu’avez-vous ressenti ?
J. H. : J’ai eu un long parcours militant, au sein de l’Union des Etudiants juifs de France, dont j’ai été président il y a trois ans. J’ai d’abord été au Rwanda, sur les traces du génocide des Tutsis, où j’ai pu voir les lieux de mémoire et l’importance de la préservation de ces lieux pour les rescapés, pour qui cela sert de preuve et les aide pour continuer à exister. Ils m’ont notamment parlé d’Auschwitz, dont la mémoire était, pour eux, très importante. C’était rassurant que de savoir que les lieux de mémoire de la Shoah étaient préservés. Il y a donc eu cette première alerte-là, paradoxalement, en allant au Rwanda. Mais c’est bien sûr en allant, par la suite, à Auschwitz, lors des voyages organisés par l’UEJF, et en étant guidé par des personnes soucieuses que l’histoire soit bien écrite, et nous emmenant dans des endroits dans la ville, hors du musée, que j’ai pu prendre conscience qu’il y avait un problème. J’étais dérangé… à la fois par le tourisme de masse, mais surtout par l’urbanisme. Lorsqu’on est un visiteur qui veut se rendre sur le premier lieu de la Shoah, et qu’on se balade entre des maisons, on peut se sentir de trop parfois… Voilà ce qui m’a extrêmement choqué : ces entraves au travail de mémoire.
Il est possible pour une grande partie des visiteurs de passer dans ce lieu sans se rendre au lieu d’extermination des Juifs, c’est-à-dire à Birkenau. Beaucoup d’entre eux restent dans l’espace muséal du premier camp, celui du camp de concentration pour les internés polonais, en ayant l’impression d’être sur le lieu de la Shoah alors que ce dernier est à quelques kilomètres de là. Les visites programmées par les tour operators durent en général de deux à trois heures maximum, le temps du recueillement n’est pas possible lors de visites éclairs de la sorte.
A. P. : On voit dans le documentaire comment ce lieu peut être récupéré par les antisémites et les négationnistes. Peut-on lutter contre cela ?
J. H. : Il y a quelque chose de très important, dit au début du film : sauvegarder Auschwitz, c’est aussi une réponse à l’entreprise nazie d’effacement des traces. Au delà de l’extermination, ils voulaient effacer l’effacement des Juifs. En réponse à cela, la sauvegarde est capitale. C’est dans ce sillage que se placent les négationnistes. Ils utilisent le fait que beaucoup de choses ont été détruites pour développer leurs propres thèses. Ils investissent le lieu pour lui faire dire autre chose que la vérité. La première visite négationniste de Fred Leuchter, envoyé par Robert Faurrisson, a eu un impact malheureusement important.
Le lieu est effectivement instrumentalisé par les négationnistes et par les néo-nazis à travers deux démarches contradictoires : la première, celle des négationnistes, s’inscrit dans la profanation, en faisant des quenelles ou en menant des recherches négationnistes ; la deuxième, celle des néo-nazis, est motivée par l’idée d’un pèlerinage sur le lieu du meurtre des Juifs. Pour ces derniers, ce n’est pas du tout une démarche négationniste, mais, au contraire, une célébration de ce qu’il s’est passé là-bas. Ces types de voyages sont heureusement marginaux, mais ils peuvent avoir de l’impact.
A. P. : En retraçant l’histoire d’Auschwitz après la fin de la guerre, on voit les tentatives de récupération politique qui se succèdent et les différentes orientations données à ce lieu. Quel est, aujourd’hui, le rapport des autorités polonaises à Auschwitz ?
J. H. : Heureusement, les usages politiques actuels n’entravent pas l’histoire. Elle est écrite avec respect, ce qui n’était pas forcément le cas par le passé : l’occultation du génocide a été en place pendant de nombreuses décennies. Aujourd’hui, il n’y a plus d’équivoque là-dessus. En revanche, il est certain que la mémoire est toujours politique. La question se pose à nouveau depuis peu, avec l’arrivée d’un gouvernement polonais qu’on sait être très à droite : que va-t-il faire du lieu ? L’actuelle Première ministre était maire d’une petite ville à quelques kilomètres d’Auschwitz, elle a fait partie des autorités locales qui s’opposent à ce que le lieu soit en accord avec les critères internationaux de l’Unesco. Elle soutient par ailleurs une glorification des faits de résistance pendant la guerre. Quand on sait que l’historien Jan Gross, qui vit en exil, est poursuivi par l’Etat pour avoir dit que les Polonais ont tué plus de Juifs que la résistance polonaise n’a tué de nazis (ce qui, dans les faits, n’est pas contestable), on comprend qu’il y a encore une politique très forte de défense de l’honneur de la Pologne, au détriment, parfois, d’un respect de paroles qui rappellent l’histoire. La concurrence mémorielle entre la mémoire polonaise et celle du génocide est un sujet encore très à vif en Pologne.
A. P. : Des habitants construisent des maisons sur ce qui était les chambres à gaz, ou récupèrent celles qui appartenaient à leurs familles avant la guerre. Le film rend compte du dilemme qui se pose à eux, entre le poids de la Shoah à quelques mètres de leurs jardins, et l’éventuelle absence d’alternative pour se loger. D’autre part, le documentaire montre le non respect des critères imposés par l’Unesco depuis qu’Auschwitz est inscrit au Patrimoine mondial de l’humanité.
J. H. : Ce n’est pas un sujet, ni pour les autorités locales, ni pour les habitants. Ils aimeraient que leur ville soit normalisée, banalisée. Ils n’ont pas signé le plan de gestion. En le signant, ils reconnaîtraient qu’ils n’habitent pas dans une ville comme les autres. Il n’y a toujours pas d’accord conclu entre l’Unesco et les autorités locales.
Par ailleurs, Auschwitz est l’une des plus vieilles villes d’Europe. Il y a donc des gens qui sont là depuis des générations, mais il y a une majorité d’habitants qui sont arrivés après la guerre. Ils sont là, pour une grande partie, parce que l’usine construite par les détenus dans le camp d’Auschwitz 3 a été remise en marche par le gouvernement polonais dans les années 1950. Le développement de la ville s’est fait en utilisant des infrastructures du camp. Tout cela est très saisissant.
C’était important pour moi d’entendre leur parole, celle des maires, des habitants… On a des témoignages très différents. J’espère avoir montré que, malgré le fait que certains semblent habitués à avoir une telle vue par leurs fenêtres, ce n’est pas totalement vrai, ce n’est pas possible de normaliser ce lieu, même pour eux qui le voient quotidiennement. Ils sont totalement habités par l’histoire de ce lieu et ils ont une responsabilité, parce qu’ils voient ces bâtiments tous les jours, parce qu’ils font jouer leurs enfants sur des balançoires qui jouxtent les barbelés et les camps de la mort.
A. P. : Serait-il techniquement possible de limiter les circuits des tour operators, ou les arrivées massives de bus touristiques ?
J. H. : Le lieu est visité par deux millions de visiteurs par an. L’été, une personne passe toutes les deux secondes sous le panneau «Arbeit macht frei». Le directeur du musée ne voit pas comment il serait possible d’accueillir plus de monde. La question de la saturation va se poser à un moment donné de manière très précise. Les groupes s’enregistrent avant d’arriver, il serait donc possible de limiter. En même temps, il serait compliqué de déterminer qui a le droit de visiter ce lieu.
Il y a eu une époque où les militants de la mémoire se plaignaient qu’il n’y avait pas de visiteurs sur le lieu, aujourd’hui ils s’inquiètent qu’il y en ait trop.
A. P. : Il y a très peu de matériel pédagogique sur place, peu d’informations historiographiques disponibles pour le visiteur. Ne serait-ce pas une première étape pour (re)donner leur sens aux visites ?
J. H. : L’espace muséal se trouve dans Auschwitz 1. Toute l’histoire du lieu est racontée dans un seul endroit. La majorité des visiteurs vont là. Birkenau, en revanche, est laissé en l’état, avec quelques petites indications… C’est un choix muséographique hérité de l’histoire, comme on le comprend, puisqu’au début, on a voulu mettre en avant la mémoire polonaise plutôt que la mémoire du génocide. Les visiteurs vont là où un parcours de visite leur est proposé.
C’est un gros débat muséographique aujourd’hui : faut-il investir davantage Birkenau ? Un rescapé, président de l’Union des déportés d’Auschwitz, dit dans le film : « Nous allons bientôt tous disparaître, il est important que notre parole soit présente sur le lieu. Notre parole peut-elle au moins ne pas disparaître ? » Il propose qu’il y ait de petites bornes vidéos pour que les gens puissent visiter le lieu en ayant la parole des rescapés.
Auschwitz n’arrête pas de poser des questions quant à son devenir. Ces questions ne sont pas tranchées, et elles vont relever de notre responsabilité. La question posée par le film est aussi : qui hérite du lieu et qui en a la responsabilité ? Est-ce simplement le gouvernement polonais, ou est-ce que c’est tout un chacun ?
« Sauver Auschwitz ? »
Diffusion sur Arte le mardi 24 janvier à 22h35, puis disponible en streaming sur Arte+7
Un documentaire de Jonathan Hayoun
Ecrit avec la collaboration de Judith Cohen Solal
Avec la voix de Thierry Hancisse, de la Comédie Française
Produit par Simone Harari, Effervescence Prod
Conseillère Historique : Annette Wieviorka
Montage : Yvan Demeulandre