Notre aventure au Rwanda a commencé sur un crépuscule terrifiant. La chose commençait et nous étions là. On était en octobre, octobre de l’année mil neuf cent quatre vingt-dix. Et dans cette journée du cinquième jour du mois d’octobre, figuration déjà de la catastrophe à venir. La veille, la nuit tombée, brasier simulé sur Kigali comme un feu d’artifice pour accueillir l’opération Noroît. Tirs nourris. Mise en scène. Feinte pour accuser dès le lendemain tous les Tutsis de connivence avec la rébellion armée. Le ministre de la Justice Rwandais de l’époque : «Pour préparer une attaque d’une telle envergure, il fallait qu’il y ait des gens de confiance à l’intérieur. Les Rwandais de la même ethnie (entendez les Tutsis) offrent mieux cette possibilité.»
Et dès la levée de cette journée du 5 octobre, la clarté obscure de ténèbres, arrestations et rafles, listes préétablies à la main. Coups terreur sur les portes, coups terreur cognant jusqu’au cœur des foyers, jusqu’au renversement des plafonds. Traque totale de ceux désignés, condamnés, de par leur naissance, ennemis de l’intérieur.
Dès l’aube de ce jour, des hommes et des femmes comme nous, nés comme nous, aspirant au soleil comme nous, des hommes et des femmes, dès l’aube, la vie conduite au cachot, la vie jetée dans les fers de la prison 1930, ou alors brûlée, calcinée, broyée sous le plomb du soleil du stade national transformé en lieu de pénitence. Dix mille. Dix mille personnes entassées, corps creusés par la faim, corps écrasés sous les coups, corps battus, battus, torturés parfois jusqu’au dernier souffle.
Notre aventure au Rwanda a commencé sur un crépuscule terrifiant. Et les rafles de femmes, les rafles d’enfants, d’hommes, de vieillards, ne nous ont pas soulevés de terre d’écœurement, de haut-le-cœur, de révolte. Et l’injustice commise devant nos yeux, les râles remontant des salles de torture ne nous ont pas troublés, dévastés. La terreur tombait sur la vie, le jour était couleur cauchemar mais ce fut pour nous un jour comme un autre ! Le crime pris sur le fait portait dans son effluve funèbre un nom : celui de nos alliés, celui de nos associés, celui de nos amis locaux. Les tortionnaires pouvaient violer, torturer, pétrir leur victoire du sang d’autres hommes et dormir à l’ombre de notre protection. Et les bourreaux, dans les forges, acharnés à dresser la haine, acharnés à élever les fonctions de l’abattoir, et doucement la route de l’histoire qui part vers une sombre destination, la politique serrée de discours racialiste.
La chose commençait et nous étions là. Dès la première heure du premier instant de notre présence, l’entreprise d’extermination était transparente. Aucun doute n’était possible. La nuit était là. Bruit et germination de la catastrophe et nous, le cœur aveugle à cette première trouée prophétisant d’autres égorgements, voilà notre langue, les mots, jour après jour, en intimité avec la lave et la bave des bouchers en croissance de Kigali, les mots sautillant, généraux, essentialisant les appartenances. Compte-rendu du Conseil des Ministres du 17 octobre 1990 : «Le Président de la République précise que l’intervention de nos troupes au Rwanda n’avait pas d’autre objet que d’assurer la protection de nos compatriotes. La France n’a pas à se mêler des combats d’origine ethnique qui se déroulent dans ce pays même si objectivement, il n’y pas d’intérêt à ce qu’une petite minorité tutsi qui se révolte l’emporte sur la majorité de la population hutu.»
Qui ne sait pas l’importance des mots ? Qui ne sait pas qu’il est des mots catastrophes, des mots ravages, des mots anéantissement ? Et pourtant avec le dire, l’énonciation, la jactance de nos responsables politiques et militaires «en charge de la question», voilà les Tutsis qualifiés «d’envahisseurs», qualifiés de «minorité rêvant de rétablir le royaume aboli». On était en octobre ; octobre de l’année mil neuf cent quatre vingt-dix et nous étions, en position sur les champs de bataille, là où l’histoire descend au fond du gouffre, discourant en bloc avec nos mains la même histoire que les bourreaux, et donnant les mêmes coups au même ennemi. Note datée du 11 octobre 1990 de l’Amiral Lanxade : «L’aide zaïroise devrait permettre de contenir la poussée Tutsie».
Et ces paroles écrites baignées d’ombres comme un appel affreux, effroyable à casser la vie flottant gisant dans ce télégramme de l’Ambassadeur Georges Martres daté du 25 octobre 1990 : «La situation serait beaucoup plus claire et beaucoup plus facile à traiter si le Nord Est du pays était nettoyé avant la poursuite de l’action diplomatique.» Le feu pour hâter l’heure ! Et outre les vivants et que triomphe l’ombre ?
Notre aventure au Rwanda a commencé sur un crépuscule terrifiant. Et dans la coulé du sang annoncé dans le roulement de ces premiers jours d’octobre, à notre conscience ne sont remontés ni les cris de détresse ni les appels au secours des victimes hurlant avec le vent. Comme si la mémoire sourde, la mémoire évidée, comme si nous n’avions rien gravé sur la cocarde de notre mémoire. Cela ne devrait pourtant plus être. Et cela fut dès le premier jour de notre arrivée. La chose commençait et nous étions là. On était en octobre ; octobre de l’année mil neuf cent quatre vingt-dix. L’ombre. Cette ombre monstrueuse nous la trainerons longtemps, bien longtemps.