Que penserais-tu, cher Brassens, aujourd’hui, de notre chanson française ?

Toi qui nous a légué un patrimoine aussi fertile que celui de Trenet, Gainsbourg, Barbara, la jeune génération s’en est-elle inspirée?

J’aimerais répondre à ta place, et en mon nom, si tu le permets.

Pardon, mon cher Georges, mais – parmi la légion des artistes auteurs compositeurs interprètes de chez nous – je ne vois pas la trace, ni le bout d’une tignasse, d’un poil de ta moustache, voire d’une plume ou d’un talent, digne d’être ton héritier.

Avec toi, comme avec Nougaro, Roda-Gil, Souchon, il y a le plaisir suprême de lire le texte à vide – sans musique et sans chanteur – et goûter à la poésie, la prose, la prosodie et le tourbillon pertinent des figures de styles : anaphore, chiasme, hypallage, litote, paronomase, etc. Et, pourquoi pas ? A les déclamer au gueuloir, tels les écrivains de jadis, au café Procope.

Non, de nos jours, les poètes sont morts. A peine, une pépite, parfois émerge : l’ami Stromae est surprenant.

Les autres ? Pf’uuttt … De la bouillie pour chat ! Des maux à la place des mots. Et pour nous en infliger davantage, ils y ajoutent de la musique qu’ils baptisent mélodies, arrangements, productions… De la soupe au kilomètre, ouais !

Et va’z’y que je te colles un clip, une chorégraphie, pour que l’image, la vidéo, fasse croire au talent, à l’œuvre d’art !

Macache bono Zébulon !

Pas un plateau télé sans une ribambelle de danseuses, strings à paillettes, cambrées les fesses à l’air, qui s’agitent autour de l’artiste, histoire de masquer un vide intersidéral entre le sujet, le message et l’objet même de la présence épileptique de ce pauvre baladin pantin aphone ou en play-back?

Ah, mon Georges ! Fêtes et défaites de la chanson française ?

Sans doute, le talent, l’inspiration et le travail pratique aussi l’alternance selon les décennies.

Toi, Georges, tu étais notre roi de la bande-son des échafaudages !

Que de fois, petit, sur le chemin de l’école, j’entendais siffler sur les toits, tes chansons : peintres en bâtiments, couvreurs, terrassiers… chacun y allait gaiement, de sa ritournelle : « Une jolie fleur dans une peau de vache », « Les copains d’abord », « L’Auvergnat »…

Elle vous restait planté toute la journée entre les deux oreilles.

Hé, oui. Jolies mélodies, ciselées. Ce que tu jouais à la guitare, Georges, tu le créais et le composais d’abord au piano. Délicatement. Avec les harmonies, les renversements des accords, la rythmique.

Georges, Louis, Ève et les copains d’abord

Deo Gratias ! Georges… et Fluctuat nec mergitur !

Tu es revenu sur nos ondes, ton répertoire habillé de nouvelles voix.

Et ce ne sont pas des chanteurs ? Ca c’est du pur génie. Des comédiens et comédiennes qui, entre nous, chante – vachement beaucoup mieux – que des pseudo-Caruso confirmés.

Bravo à André Dussolier, Audrey Tautou, Catherine Frot, François Berléand, François Morel, Guillaume Gallienne, Jean-Pierre Darroussin, Julie Depardieu, Karin Viard, Léa Drucker, Lionel Abelanski, Michel Bouquet, Michel Fau, Pierre Richard, Roger Dumas, Valérie Bonneton.

Ce petit monde mis en scène, distribué en musique par Louis Chedid qui s’y connaît en jolis textes et mélodies mémorables.

Le père de M, mandaté par la petite nièce de Brassens, Éve Cazzani, ont concocté un album de premier choix « Brassens Sur Paroles » qui s’écoute et se savoure, tel le roulis de l’océan un premier jour de vacances. Avec joie, calme et volupté.

Je passe du coq à l’âne : La dernière fois que j’ai écouté Brassens, c’était, il y a 22 ans, chez Carla Bruni, au Cap Nègre où nous avions jouté, piano et guitare.

Là, c’était le coq.

Voici, l’âne.

Où plutôt, le bonnet d’âne. Comment Georges est devenu Brassens ?

Comment, l’enfant du fond de la classe, rejeté de sa ville natale, tel un mécréant, a réussi, grâce à l’amour, l’amitié et la poésie, à nous raconter tout cela – en chansons – sans même que nous imaginions l’origine cette douleur, puisque ce cher Georges, de par sa guitare et sa voix bourrue, voilait derrière un humour détergeant, une innocence perdue trop jeune.

Parmi toute son œuvre, « Les Copains d’Abord », reste un moment d’anthologie puisque Brassens arrive à hisser à échelle humaine, avec tant de pertinence et de culture, la complexité et la grandeur d’une aventure grégaire, bâbord tribord, et toute à voiles et à vapeurs.

L’Histoire de Georges et des copains

Sète, le 22 octobre 1921, à quelques foulées du bord de mer, Georges pousse son premier cri de bébé. Sa maman, Elvira est napolitaine. Un vrai rossignol qui chante le Bel Canto. Son père Louis est un papa à la Pagnol, tendre et bourru. Un jour, George entend sur les ondes radios, une java chinoise du duo fantaisiste Charles et Johnny (Trenet et Hess) Sur le Yang Tsé Kiang et l’apprends par cœur :

– Je s’rai ton petit chinois, j’adore ton p’tit minois, Minet, minois, chinois, sournois !

Déjà, le jeune Brassens se familiarise avec une figure de style, le paronomase. L’art de faire rimer des mots par les consonances des syllabes.

Ex : « Mélissa Métisse d’Ibiza » de David Mc Neil Pour Julien Clerc ou « On nous prends – faut pas déconner – dès qu’on est né-pour des cons-alors qu’on est… » de Souchon pour Foule Sentimentale.

Sur les bancs de l’école, Brassens se fait des copains pour toujours, Roger Thérond, futur boss de Paris Match, et le cinéaste Henri Colpi.

Un professeur de français, ex-boxeur, poète et mélomane, Alphonse Bonnafé va changer leurs vies pour toujours. Sur un phonographe, il passe L’invitation Au Voyage de Charles Baudelaire, chanté par un ténor d’opéra.

Le disque terminé, le maître se retourne vers ses élèves, les larmes aux yeux : –Voilà, ce que c’est la poésie !… Je vous demande de comprendre cela et de ne pas l’oublier.

Pour Georges, c’est un choc : – La chanson, c’est une lettre à un ami…

Quand il a dix sept ans, à l’âge des bêtises adolescentes, un drame va forger définitivement son opinion sur la bêtise humaine, le syndrome des cons et son cruel engrenage.

Avec ses copains farceurs et voleurs de pommes, ils chapardent dans des villas, des colifichets, bibelots et pièces de monnaie qu’ils cachent dans un cabanon sur le port de Sète.

Quelqu’un les dénonce. La police, croyant serrer une équipe de malfaiteurs qui opèrent dans la région, les enferment pour interrogatoire au grand commissariat de Montpellier. C’est l’affaire des bijoux.

Les pauvres gamins sont malmenés.

Pour Georges, c’est terrible, brutal et injuste. Son père vient le chercher au poste et chemin faisant, il se garde bien d’en rajouter. Un regard embué d’indulgence affectueuse, une main sur l’épaule de son garçon. Rien n’y fait, le mal ronge et anéantit Georges de honte. Comment ne pas baisser les yeux, devant la bonté déboussolée d’un papa qu’il admire tant ?

Quand vient le procès, au printemps 1939, Georges est condamné à un an de prison avec sursis. En sortant du tribunal, des badauds hurlent leur colère et jettent des cailloux. Le proviseur du collège, renvoie Georges et sa petite bande, mettant un terme définitif à leur scolarité.

A cette double peine, le jeune poète connaît un grand chagrin intime : Yvonne, sa petite amie, meurt à seize ans d’une méningite foudroyante.

Sans la tendresse silencieuse de ses parents, Georges aurait presque envie de se cacher et mourir tant l’air de la petite cité est devenu nauséabond et sournois.

Déjà… La mauvaise réputation. Brassens fils est affligé par cette soudaine dictature de l’ignorance, du commérage et de la mise au pilori.

Cette « Affaire des Bijoux » sonnera le glas de sa jeunesse…

Il est temps pour lui de partir, de fuir l’ingratitude des hommes :

– J’ai acquis l’intime conviction de l’inexistence de dieu ! Car si cet homme-là existe… Vraiment, il exagère !

La musique le sauve. A Paris, chez sa tante, entre deux petits boulots, il apprend à maîtriser le piano et joue d’oreille ses premières mélodies et celle qu’il découvre à la radio. Toute sa vie, il composera d’abord sur le clavier pour transposer ensuite ses accords et harmonies sur la guitare.

A la bibliothèque du XIIème, il se plonge dans l’étude des écrivains et des poètes : Rutebeuf, Villon, Mallarmé, Verlaine, Rimbaud et son ainé Sétois, Paul Valéry.

Il noircit des cahiers d’écritures et travaille l’art de la versification, des rimes, des métaphores, des ellipses, qu’il complète avec le langage de la rue et des conversations de bistrot : argot, onomatopées, jurons, verlan, brèves de comptoir.

Enfin, majeur en 1943 (à l’époque, c’est 21 ans), il se fait piéger en voulant régulariser sa situation à la mairie : réquisitionné illico pour le STO (service du travail obligatoire) en Allemagne, il est affecté à l’usine BMW qui fabrique des moteurs d’avion.

Plus tard, alors qu’il est déjà une grande vedette, quelqu’un frappe à sa porte de Bobino. C’est un camarade de camp qu’il n’a pas revu depuis 1944.

Celui-ci évoque le souvenir d’un autrichien, kapo et garde-chiourme qui les surveillait au temps de l’usine à Basdorf.

Le jour d’un bombardement allié, les prisonniers, affolés, fuient la fabrique pour se mettre à l’abri sous les arbres. Mais une gerbe de terre, déclenchée par l’explosion d’un obus, enterre jusqu’aux épaules le kapo qui hurle qu’on vienne le délivrer.

Après une hésitation, et sans se concerter, deux ouvriers français l’achèvent à coup de pelles.

Georges se tait, écourte la conversation et la visite.

Cela lui rappelle 1945 et les temps ignobles de l’épuration où des femmes malmenées étaient tondues sur la place publique.

Il fustige l’espèce humaine avec sa cohorte de moutons de Panurge : – Sitôt, qu’on n’est plus de quatre, on n’est une bande de cons !

Heureusement, il y a l’Auvergnat. L’impasse Florimont au 44, chez Jeanne et Marcel Planche (qui n’était pas auvergnat mais de Seine-et-Marne, Brie Comte Robert). Pendant une décennie, le couple va nourrir, choyer, blanchir, le jeune Brassens jusqu’à ses débuts chez Patachou. Trop timide pour s’exhiber sur scène, Georges attendra dix ans avant de présenter ses chansons. Il peaufine, rature, corrige ses textes jusqu’à la perfection autant que ses mélodies : « Pauvre Martin », « Une jolie fleur », « Il n’y a pas d’Amour heureux », « Je me suis fait tout petit »… Et « l’Auvergnat » tube de l’année 1955, où il remercie le couple « Les Planche ».

6 mars 1952 : A la différence d’un Brel qui dès l’âge de 22 ans, se frotte au public avec toute la maladresse du débutant, Brassens est un homme de trente ans, quand, sous l’escorte de Roger Thérond et de Pierre Galante, on le présente au couple Billon & Patachou, propriétaires du cabaret.

Première soirée, premier récital, premier succès : le pied gauche posé sur une chaise, les grosses moustaches de turc, la physionomie mastoc, le costard froissé, les paluches vissées sur la guitare… Bloc monolithique, presque minéral, indestructible… Georges devient… Brassens.

Six mois après, le métier l’a adoubé.

Ses amis l’appellent Le Gros ou le Pornographe du phonographe, à cause de son titre Le Gorille, interdit sur les ondes jusqu’en 1955 pour incitation aux mauvaises mœurs.

C’est la toute jeune station Europe 1 qui le programme malgré les censeurs.

– Bah, soupira la centenaire, Qu’on pût encore me désirer, Ce serait extraordinaire, Et pour tout dire… Inespéré ! (Gare au Gorille).

Quand le cinéaste, Yves Robert, au début de l’année 1964, lui demande une chanson pour son film Les Copains, Brassens n’a pas l’habitude qu’on lui passe commande ou qu’on lui impose un thème.

Il lit le roman éponyme de Jules Romains, puis le scénario d’Yves. L’aventure le tente. Il y a un défi à relever. Une épreuve scolastique qui le tire de sa routine.

Et puis, le sujet lui plaît. L’amitié, c’est son alcool fort. Il n’y a que ses semblables pour le sauver de l’espèce homo stupido sapiens. Lui qui vient d’emménager en dehors de Paris, au moulin de Crespières, pour composer au calme et sous le regard ronronnant de ses chats, voilà qu’un élu de la mairie vient le féliciter (Nous vous ferons citoyen d’honneur des Yvelines) et lui annoncer qu’un PFC (Plan familial de construction) a été voté par le département. Un millier de lotissements particuliers seront bientôt construits sous les fenêtres de son moulin.

– Ca vous fera de la compagnie ! Lui annonce l’abruti.

– Ouais ! Mille pavillons … Ca fait mille cons et mille tondeuses à gazon !

Brassens déguerpit vite fait.

Impasse Florimont, il retrouve son piano et compose la musique des Copains d’Abord.

Le texte lui vient après. Inspiré par une virée en rafiot devant le port de Sète.

Le bateau du camarade prenait l’eau et ce soi-disant Capitaine au long cours confondait tribord et pastis.

Quand Georges raconte l’histoire à ses amis, René Fallet, Jean-Pierre Chabrol, Louis Nucéra, Pierre Nicolas, il en pleure de joie :

– C’est comme le navire transbordeur dans le Marius de Pagnol. Le gars était un grand cocu !…

Le malheureux buvait tout son salaire, des filets jusqu’à sa pêche…

Il naviguait moins bien à jeun… Et quand il jetait l’ancre, il partait avec !

En octobre 1964, Brassens rejoint au studio d’enregistrement Yves Robert et le compositeur José Berghmans qui a orchestré Les Copains d’Abord.

Georges n’a pas l’habitude de chanter solo sur une bande musicale. Poser sa voix sur un play-back lui pose un vrai problème de justesse et de sincérité.

Mais Brassens se cale sur la rythmique, demande à l’ingénieur de baisser les violons et aussi, les tsoin-tsoin des cuivres, puis se lance, une guitare imaginaire sous les doigts.

Un jour, Georges croise Suzanne Gabriello (la muse de Brel qui lui inspira « Ne me quitte pas », et lui chante une parodie : Les Potins d’Abord.

Ode aux commérages du show business.

Brassens s’esclaffe : – Libre à toi de choisir ton camp, ma belle, moi je retourne à Sète, voir la mer et les copains.

 

Les potins, Georges, il les avait entendus médire très tôt.


Album “Brassens sur Parole(s)”, produit par Louis Chedid.

Avec André Dussolier, Audrey Tautou, Catherine Frot, François Berléand, François Morel, Guillaume Gallienne, Jean-Pierre Darroussin, Julie Depardieu, Karin Viard, Léa Drucker, Lionel Abelanski, Michel Bouquet, Michel Fau, Pierre Richard, Roger Dumas, Valérie Bonneton.

Liste des Titres :

  1.  J’ai rendez-vous avec vous – Jean Pierre Darroussin
  2.  Mourir pour des idées – Karin Viard
  3.  Le pornographe – Michel Fau
  4.  La prière – Guillaume Gallienne
  5.  La mauvaise réputation – Audrey Tautou
  6.  Les passantes – Pierre Richard
  7.  Il n’y a pas d’amour heureux – Michel Bouquet
  8.  La complainte des filles de joie – Catherine Frot
  9.  Je me suis fait tout petit – Lionel Abelanski
  10.  Auprès de mon arbre – Roger Dumas
  11.  Le gorille – Julie Depardieu
  12.  Les amoureux des bancs publics – Léa Drucker
  13.  La non-demande en mariage – François Morel
  14.  Le temps ne fait rien à l’affaire – François Berléand
  15.  Chanson pour l’Auvergnat – Valérie Bonneton
  16.  Supplique pour être enterré à la plage de Sète – André Dussollier
  17.  Les copains d’abord – La bande à Chedid
brassens-sur-parole
Album "Sur Parole(s)"
brassens-aznavour
Georges Brassens et Charles Aznavour
BRASSENS ET LA JEANNE
Georges Brassens et Jeanne
stephane-rideau
Stephane Rideau a incarné le chanteur dans "Brassens, la mauvaise réputation".
brassens-bobino
Brassens dans les coulisses de Bobino, dans les années 1950.
France, Paris : Georges Brassens
Serge Gainsbourg, Jane Birkin et Georges Brassens après un concert en 1973
brassens-plage
guerre
La guerre, ses hontes et ses vengeances
brassens-jeune
Brassens jeune, le temps de l'insouciance.