La semaine passée, un événement qui n’était pas censé appeler les commentaires des médias s’est tenu à Harvard : il s’agissait de discuter de la possibilité, encore très théorique, de fabriquer chimiquement et en intégralité, de l’ADN humain.[1]

Si la presse américaine en a tout de même un peu parlé, la presse francophone est restée complètement silencieuse, ce qui a de quoi étonner. La nouvelle est en effet bouleversante.

Ce projet, encore embryonnaire si je puis dire, fait suite au Projet Génome Humain, qui a visé à séquencer la totalité de notre ADN. A la volonté de connaître notre espèce, en ses déterminations génétiques du moins, succède celle de la fabriquer.

Plusieurs organisateurs de cette rencontre ont nié qu’il en fût ainsi. La question se pose tout de même, ainsi que celle des conséquences éthiques d’une telle possibilité.

Ou plutôt de ses présupposés. Qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce que la science et à quoi sert-elle ? Où s’arrêter et comment le savoir ?

Le rêve de créer un homme n’est pas nouveau : dans la pièce de Goethe, l’assistant de Faust est l’auteur d’un homuncule, tout comme Paracelse, l’alchimiste qui se targuait d’avoir créé un homme artificiel. C’est le thème du Golem ou c’est ainsi que les Modernes l’ont compris. Et puis, dans la culture populaire, c’est celui de Frankenstein : un homme créé par la main du savant, voué à faire le malheur autour de lui et à être malheureux lui-même. D’une liberté fruste, mécanique, la créature de Victor Frankenstein tue et finit par se tuer elle-même, ce qui sera peut-être son seul geste, ultime, de liberté authentique.

L’homme est né du hasard ou d’une volonté extérieure. S’il est né du hasard, s’il est le produit d’une force d’être spontanée qui l’aurait engendré en s’engendrant elle-même, sa liberté doit être comprise comme le résultat de cette indétermination. Fruit d’une nature incongrue, elle serait alors l’incongruité même et devrait le rester pour demeurer humaine.

Je mets de côté l’idée naïve d’un Dieu manifeste. Elle n’est pas la vérité du judaïsme et du christianisme et ne saurait correspondre qu’à un stade primitif du déisme. « Et quoi ! ne dites-vous pas vous-mêmes que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? Non. Et votre religion ne le dit-elle pas ? Non. Car encore que cela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donna cette lumière, néanmoins cela est faux à l’égard de la plupart. » Ce sont les mots de Pascal : Dieu, s’il existe, est caché, le monde ne dit que Son absence. La foi ne saurait naître de l’évidence mais du doute.

Reste le texte, et le texte nous dit que Dieu a voulu que l’homme fût libre, au sens où il pût Le défier. Conscience contre Volonté. Dieu a voulu, face à Lui, un être qui pût Le nier. « Tout est prévu », enseigne Rabbi Akiba dans la Mishna, « mais la permission est donnée ». Il est prévu que l’homme soit libre. Il est prévu que l’homme soit un chaos. L’homme est précisément ce manque d’être, ce manque à être, cette irrésolution. L’homme est risque.

La possibilité de créer un homme dont le caractère ne serait ni fruit du hasard originel, ni fruit de la création divine par parole, silence et absence, mais fruit d’une technique, est effrayante. La virtualité d’un homme qui ne viendrait pas de l’union charnelle, forcément hasardeuse, mais de la rigidité informatique, devrait suffire à nous faire descendre dans la rue. Elle dit néanmoins notre époque, ou ce qu’il y a de pire en elle : elle est en effet l’aboutissement d’un double procès de « pleine lumière » et d’illusoire perfection.

La pleine lumière n’est que la caricature des Lumières. Les Lumières sans la solitude de Rousseau, sans les rêves vaporeux de Watteau, sans les délires sanglants de Sade, l’Aufklärung sans le Sturm und Drang et le jeune Goethe, ne sont que les Lumières vues par les anti-Lumières. La lumière des Lumières n’est pas la glauque crudité électrique d’un cabinet dentaire, mais la flamme et la foudre, le soleil éclatant qui se joue dans les feuillées, l’or du jour qui monte.

Quant à la perfection, il suffit pour comprendre ce qu’elle a d’illusoire, de se dire que nous n’écrivons pas mieux qu’Homère, ni ne pensons mieux, foncièrement, qu’Aristote, Platon ou leurs quelques pairs.

Pour la perfection de nos corps, que l’on se soigne, oui, que l’on s’embellisse, certes, mais que l’on n’oublie pas que le sens même de nos vies reste la mort. Le problème de notre époque, plus que jamais auparavant, est que face aux fous de Dieu qui ne veulent que mourir, les héritiers de la modernité ne veulent plus mourir du tout. Il faut pourtant aimer la vie en sachant qu’on doit mourir, et l’en aimer d’autant plus, et pour ce qu’elle est : non quantité de jours, mais qualité de temps, éternité dans le temps.

On a caché les vieux, on a mesuré au centigramme et au centimètre près ce qui faisait la beauté. On a fait honte aux moches, aux gras, aux bizarres. On a fait la guerre aux « imperfections », ce qui inclut poils et sueur et ira bientôt, on s’en doute, jusqu’à la défécation. On a d’un côté calibré les intelligences, de l’autre donné aux enfants qui ne devraient vouloir qu’être élevés, l’illusion de la liberté par l’égalité de leur non-savoir de consommateurs et du savoir des maîtres. « Un clip vaut Shakespeare », comme l’a dit, ironiquement, Alain Finkielkraut. Mais quel clip a-t-il jamais arraché aux déterminations de la naissance et du marché ?

La culture populaire est devenue culture de masse, et c’est l’élite ignorante qui se plaît à ne pas voir qu’un abîme sépare la subversion gainsbarresque, l’obscénité de Brassens, spontanée, libre, d’une production, musicale par exemple, calibrée pour une demande, façonnée par l’outil statistique en vue d’une conscience mécanisée.

Il était naturel, partant, qu’on en finisse par vouloir créer des hommes dans la froide planification du laboratoire. Naturel mais désastreux : d’un côté la nuit sauvage, le voile qui anonymise, le sang, le despotisme divin, la prosternation ; de l’autre la pleine lumière électrique, la beauté millimétrée, la non-violence mièvre, la froide détermination des machines. Le risque est perdu, délaissé le clair-obscur. Et la liberté de dire non, de se tromper, de faire le bien ou le mal, sera reléguée quelque jour avec la mémoire d’un être qu’on appela homme et qui, libre, se sera haï au point de nier ce qu’il y avait de meilleur en lui : sa fragilité.


[1] http://www.nytimes.com/2016/05/14/science/synthetic-human-genome.html?_r=0

3 Commentaires

  1. Il faudrait que les religieux arrêtent d’employer jusqu’à la corde l’argument « c’est la fin de la civilisation » dés que la science ou les moeurs a fait une petite avancée. A la fin ça lasse. La moitié de la planète ne mange pas à sa faim, ne reçoit pas les médicaments qui pourrait la soigner, il y a des guerres partout, il y a toujours de l’argent pour la guerre et jamais pour la paix, et vous vous insurgez du manque d’humanité d un projet de science fiction!

  2. Le pire scénario de science fiction. De Pygmalion à Frankenstein, ça ne se termine jamais comme prévu lorsque les hommes se prennent pour des dieux. La littérature nous aura prévenus…

  3. La fabrication synthétique de l’ADN humain, quel cauchemar. Quand est-ce que la loi statuera sur certaines recherches scientifiques aussi dangereuses pour l’humanité? Ca n’est peut-être pas un hasard si on en a si peu parlé dans les médias?