La perspective d’un Trump président des Etats-Unis effraie à raison. En vérité, il n’est pas même à démontrer que cette élection serait une catastrophe. Il n’est d’ailleurs pas à démontrer non plus que les positions extrêmes, aussi bien de Trump que de Cruz, son principal rival, les disqualifient au point qu’il paraît heureusement difficile d’imaginer une défaite démocrate.
Vivant à New York, étudiant une discipline littéraire dans une université américaine, ce qui m’intéresse est bien plutôt la place de Donald Trump et de sa parole haineuse dans le contexte américain.
L’Amérique a une histoire de racisme, de misogynie et d’indifférence à la vulnérabilité humaine dans laquelle s’inscrit parfaitement l’homme qui veut marquer les musulmans, punir les femmes qui avortent et rendre son pays « great again » en y balayant toute forme de solidarité.
Néanmoins, il y a plus. Trump n’est pas seulement le produit monstrueux d’une culture qu’il prétend servir en la séparant de tout ce qui la magnifie – car les Etats-Unis sont un grand pays, mais ils ne le sont ni grâce au Ku Klux Klan ni grâce à ces fous de Dieu que le milliardaire new-yorkais cherche à flatter par ses propos hostiles à la liberté des femmes. Non, Trump n’est pas seulement un produit, il est aussi une réponse.
L’Amérique offre un spectacle singulièrement contrasté : d’un côté, un racisme naguère institutionnel et qui continue à faire des ravages, que ce soit lorsque des policiers assassinent des citoyens noirs, lorsque des jurys populaires les condamnent injustement et poussés par leur préjugé épidermique, à la peine capitale, ou plus quotidiennement, lorsque la structure sociale les abandonne à une misère dont ils ne peuvent se dépêtrer, vraie fille de leur ancienne servitude ; d’un autre, le président est métis et sa femme est descendante d’esclaves. D’un côté, la culture traditionnelle reste profondément machiste, de l’autre il serait périlleux de ne pas se dire féministe, je vais y revenir, dès que l’on met les pieds sur un campus universitaire. D’un côté, le puritanisme sexuel reste palpable et semble même reprendre le dessus au cinéma ou dans les discussions, de l’autre c’est en Californie qu’est née la révolution morale des années 60, comme d’ailleurs les codes « modernes » de la pornographie. D’un côté la consommation d’alcool est officiellement interdite jusqu’à l’âge de vingt-et-un ans, de l’autre la jeunesse américaine boit, en cachette ou à découvert, comme nulle part ailleurs…
Il y a des réponses justes, il y en a qui le sont moins. L’élection d’Obama était la plus splendide des réponses à quatre siècles de racisme. Il y en eut d’autres, d’Ellington, Armstrong et Billie Holiday au free jazz, de Selma à Black lives matter, de Richard Wright à Toni Morrison. Le chaos d’Henry Miller répond magnifiquement à l’hypocrisie puritaine : « Je songe que lorsque le grand silence descendra sur tout et partout, la musique enfin triomphera. Quand dans la matrice du temps, tout se sera à nouveau résorbé, le chaos règnera à nouveau, et le chaos c’est la partition sur laquelle s’inscrit la réalité. Vous, Tania, vous êtes mon chaos. Voilà pourquoi je chante. » L’élection d’une femme à la présidence serait peut-être une belle réponse au machisme de saloon qui sévit encore un peu partout dans le pays.
Mais il y a aussi, disons-le, des réponses injustes et disproportionnées. Sur les campus universitaires, une nouvelle censure s’est installée, qui prétend tout juger à l’aune de la vulnérabilité et des émotions. Si des propos vous heurtent, vous pouvez déclarer : « I don’t feel safe ». Et cela suffit à clore le débat. L’inconfort inhérent à toute discussion sérieuse dans le champ des sciences ou des humanités – car si l’on en professe de radicalement opposées on ne se sent jamais à l’aise avec les opinions d’autrui, mais c’est ainsi – a laissé la place à un sentiment de « danger », lequel interdit la discussion.
Cela va très loin. A Columbia où j’étudie, des étudiants ont demandé à être dispensés de la lecture des Métamorphoses d’Ovide, au prétexte qu’il s’y trouve des scènes de « viol » et que cela les heurtait. Non, ce n’est pas une blague de The Onion. D’autres, m’a-t-on dit, se sentent « unsafe » quand certains cours ayant trait à des cultures ou à des œuvres identifiées par eux comme « non-blanches » – ce qui, dans leur ethnocentrisme ignorant inclut le Coran – sont dispensés par des blancs, exigeant donc que ceux qui s’en chargent soient de la bonne couleur. Ailleurs, à Yale, des étudiants mexicains, au reste certainement très peu représentatifs du consensus de leur communauté, ont protesté contre des sombreros portés à Halloween : « We don’t feel safe ! ». Ailleurs encore, à Oberlin College, une minorité d’étudiants asiatiques a réussi à faire interdire la cuisine chinoise à la cafétéria arguant qu’il s’agissait d’une scandaleuse « cultural appropriation » et qu’ils ne se sentaient pas en sécurité à cause d’elle. A Emory University, des graffitis pro-Trump – mais dépourvus par eux-mêmes de toute allusion raciste, il est bon de le préciser – ont déclenché des réactions hallucinantes : « I think it was an act of violence », a déclaré un élève ; « I legitimately feared for my life », a dit un autre.
Partout, l’obsession est de créer des « safe spaces », des espaces où le sentiment de « sécurité » embrasserait même le confort de n’avoir pas à être contredit, questionné dans ses convictions et sa pusillanimité. Des espaces où l’humour serait banni, où la naïveté de Ned Flanders s’allierait à la hargne gauchiste, où la transgression et l’« art de conférer » montanien n’auraient pas droit de cité.
Car on a bien là une espèce de Sainte Alliance du vieux puritanisme américain et d’idées nouvelles mal comprises, mal digérées, caricaturales. Dans La Tache, Roth eut le génie de montrer la corrélation entre le traitement infâme réservé au président Clinton, forcé au nom d’une compréhension étroite de la loi digne des procès de Salem, d’exposer en public sa vie sexuelle – et l’exclusion d’un professeur dionysiaque qu’à cause d’une blague innocente on accuse de racisme. Car il s’agit bien de ça : c’est la violence sacrée et tragique, c’est le chaos, c’est la roide joute que ces bonnes âmes refusent.
Soit dit en passant, le Parti des Indigènes de la République ne s’inspire de rien d’autre que de cette culture geignarde et manichéenne et je trouve triste que la France n’emprunte ainsi à l’Amérique que ce qu’elle crée de pire – si vous me permettez ce jeu de mots. Le racisme inversé, le féminisme apocalyptique qui permet, dans le même souffle, de louer le niqab et de condamner la minijupe – et McDonald’s, YouPorn et le duck face.
Bien avant ces délires, ce furent les attaques contre le « canon occidental », supposé raciste. Shakespeare et Platon ? Dead White Males ! Et à voir l’arrogance avec laquelle beaucoup de ces jeunes accueillent tout ce qui provient du passé, on est en droit de se demander si la qualité de « dead » de ces pauvres auteurs n’est pas à leurs yeux la pire des trois.
Dans ces conditions, il est devenu difficile de justifier des choses pourtant évidentes. Vous voulez dialoguer avec les autres et vous avez raison : mais vous êtes bien, vous-mêmes, venus de quelque part ! Vous êtes liés par mille déterminations, conscientes pour certaines mais le plus souvent passives, affleurant sans même que vous puissiez le savoir, à une histoire, à une culture, à une certaine façon de sentir et de penser, à des notions intuitives, que l’étude des humanités a pour rôle d’identifier ! Et à ce prix seulement, quand ce rapport que vous entretenez avec vous-mêmes et avec votre passé sera clairement élucidé, vous pourrez dialoguer pleinement, profondément, intensément avec l’autre.
Bien sûr que l’on peut se contenter d’un dialogue superficiel, de voyages de trois jours qui culmineront sur Facebook ou Instagram par le postage de photos de temples auxquels on ne comprend rien et d’enfants « tellement mignons qu’on aurait eu envie de tous les adopter » : j’ai la faiblesse de penser que le dialogue avec l’autre vaut mieux que ça – et surtout, qu’il est du rôle des humanités de favoriser autre chose que de semblables grimaces.
J’ai la faiblesse de penser qu’on ne s’improvise pas indien, iranien ou aborigène australien du jour au lendemain et parce qu’on est las de son appartenance à l’Occident ; qu’on ne choisit pas ses racines – mais qu’en les cultivant avec exigence, en comprenant vraiment ce que l’on veut dire par exemple quand on parle du temps ou de Dieu, quand on évoque tel ou tel mythe de sa culture, quand on se livre, fût-ce par habitude, à tel ou tel rite, on pourra mieux s’enrichir du sens que l’autre donne à ces choses, et peut-être l’enrichir en retour. Si vous ne savez pas ce que vous entendez en disant ce mot : « Un », ne comprendrez-vous pas la Baghavad-Ghita de travers ?
J’ai la faiblesse de penser que l’étude de sa propre culture, dans ce qu’elle a de plus haut, rend libre, arrache à ses déterminations et donne à comprendre autrui.
Cette idée simple que se connaître est une vertu et que c’est en se connaissant soi-même qu’on connaîtra, qu’on respectera et qu’on aimera mieux l’autre, est devenue un scandale.
Elle pourrait tirer profit, cette idée, dans un pays comme les Etats-Unis surtout, de l’étude des cultures « diasporiques » qui constituent aussi son identité : ça n’est pas parce que l’on continue à lire Shakespeare ou les Tragiques grecs, que l’on exclut la culture afro-américaine – qui a autant vocation à faire partie du « canon » américain que ce qui vient d’Europe –, ou d’ailleurs la culture juive ou les cultures d’Asie. C’est même une chance que d’être ainsi à la croisée de deux traditions, une chance que, Juif et Européen, je me flatte d’avoir : loin de moi de la dénier à mes pairs. Seulement, là encore, ça n’en est vraiment une que si l’on sait de quoi on parle, que si l’on se connaît authentiquement, et non si c’est pour le plaisir d’afficher quelque vignette identitaire.
Il serait en outre dommage que les universités occidentales soient les seules au monde qui refusent de donner à leurs étudiants les outils pour savoir d’où ils viennent, pour se construire une demeure où se retirer, d’où partir et où accueillir l’autre dans ses propres pérégrinations. Cela vaut bien sûr pour la France, elle qui aime tant à se détester et si, par ailleurs, je parle ainsi, c’est qu’à côté de la folie autodestructrice dont je vous rends compte, je connais nombre d’élèves étrangers qui, à Columbia ou ailleurs, sont venus précisément parce que, riches de leur propre culture, chinoise, africaine ou indienne, ils voulaient faire l’expérience de ce que la civilisation américaine et européenne avait à leur donner.
A ces problèmes culturels s’en superposent d’autres. Pour lutter contre les viols, phénomène malheureusement endémique sur les campus, on soumet les étudiants à des activités au cours desquels, munis d’un Powerpoint, des instructeurs leur expliquent que pour « obtenir » un rapport sexuel il faut demander explicitement la permission et attendre « an enthusiastic yes », tout en pouvant commencer par des questions comme : « May I kiss you on the neck ? ». Qui croit sincèrement que l’on règlera ainsi cette horrible situation ? Dans le « meilleur » des cas, on tuera à la fin toute sensualité, tout érotisme, toute forme de séduction chez les plus tendres, mais on laissera de toutes les manières les brutes que ces discours feront rire, complètement indifférentes au désir, à la jouissance et à la liberté féminines.
Et tout cela pénètre le reste du monde. Ces égarements viennent des départements d’humanités. La solution n’est évidemment pas de cesser de les étudier mais, je crois, de le faire au contraire avec plus d’intensité et de donner plus de moyens à ceux qui les enseignent. Car des gens qui ne fréquenteront plus jamais Foucault ou Derrida dont on a fait, je les plains, une espèce de vulgate, des gens qui sont passés par des séminaires d’un semestre où ils croient avoir exploré à fond une question, en avoir été changés à vie au point de pouvoir faire la leçon à tout le monde, alors qu’ils n’en ont eu qu’une perspective unique et forcément partielle, le plus souvent (faussement) « radicale », sortent de là avec quelques notions arrêtées et, précisément parce qu’ils connaissent si peu de choses, ne voudront jamais s’en déprendre. On me confiait récemment les ravages de ces discours jusque dans le monde de la finance et du conseil, et plus généralement dans les entreprises, ce qui pourrait sembler aberrant : c’est pourtant la parfaite illustration de ce que j’avance. On est en train de tuer les humanités, non pas en les supprimant du cursus universitaire, mais plutôt en s’arrêtant en chemin et sans donner à ces demi-habiles de luxe les moyens de se questionner vraiment. Et comme il n’y a pas d’humanité sans humanités, le résultat est évidemment effroyable.
Et puis il y a la politique. Non pas la politique abstraite et « métaphysique » des étudiants, mais la politique de Washington. Il y a le fait par exemple que notre président, François Hollande, ait été littéralement censuré lorsqu’il a prononcé le mot de « terrorisme islamique » qu’Obama se refuse à employer. Tout cela est lié et je crois, oui, que Trump est aussi une réponse, peut-être la pire de toutes. Au refus de voir l’existence d’un terrorisme d’inspiration musulmane, exercé par des gens qui, oui, ont lu le Coran, il répond par la haine de tous ceux qui sont nés dans cette religion, qu’ils y croient ou non, qu’ils soient de paisibles citoyens ou des fanatiques, qu’ils soient soufis ou salafis, qu’ils fuient Daech ou qu’ils massacrent là-bas infidèles et apostats, qu’ils soient, j’imagine, Kamel Daoud ou l’imam qui l’a condamné à mort. Au délire prétendument féministe, Trump répond par sa misogynie vulgaire, ses blagues graveleuses et ses tartufferies. Et ainsi, de réponse en réponse, on s’enferme dans une spirale qui finira par avoir raison, et de ce grand pays, et de tous ceux, à commencer par le nôtre, pourtant grand aussi, qui voudraient l’imiter.
Le concept d' »appropriation culturelle » fait sensation aux US depuis des années. S’il met le doigt sur de véritables problèmes de domination culturelle, il ouvre aussi des débats assez grotesques, comme le scandale autour des tresses de Justin Bieber ou le twerk de Miley Cyrus… Les codes d’une culture sont perçus plus positivement quand ils sont utilisés par une star que par un individu lambda de cette communauté, et c’est un problème. Mais créer des barrières de la sorte ne pas avancer les mentalités…
Ce que vous évoquez est une composante du peuple américain, qui a tendance à ne pas faire dans la dentelle, et Trump en est, effectivement un exemple édifiant. Mais dans votre texte, vous parlez de revendications légitimes, qui, poussées à l’extrême, perdent tout leur sens et deviennent quelque peu ridicules. Au contraire, les idées portées par Trump sont un poison, et non pas la dérive de principes louables.
Quand on sait que, quand on s’inscrit dans une université américaine, on nous demande de cocher une case définissant de façon très précise notre couleur de peau sur un formulaire, ça a de quoi surprendre un Français !!!
Un américain militant antiraciste métisse ou blanc peut se définir comme noir, s’il s’identifie avec la lutte d’émancipation afro-américaine et/ou s’il a des personnes noires dans sa famille… ça peut paraître très surprenant d’un point de vue français mais c’est une réalité aux Etats-Unis!
Aux Etats-Unis, les minorités sont visibles, se revendiquent comme telles. C’est une grande richesse culturelle. Peut-être devrions-nous essayer d’appliquer un peu plus ce modèle ici en France ?
Les Etats-Unis et la France ont des rapports à l’identité totalement opposés. Les Américains osent revendiquer des choses que l’on ne se permettrait pas en France. Cela dit, vos exemples montrent bien l’absurdité à laquelle ces mécanismes peuvent aboutir, lorsqu’ils sont poussés à l’extrême et dénués de toute réflexion constructive. Ils finissent par nier ce qu’il y a de bénéfique dans les échanges.