C’est un temple zen, un jardin cubiste doucement déposé entre des ramures d’orangers, et un beau ciel bleu. Un chemin de dalles boisées en fait tout le pourtour, avec une évidence, une tranquillité qui pourrait faire croire que de tous temps, détail oublié par les guides touristiques, une pagode de santal se dresse au milieu du Grand Palais. C’est une bulle japonaise et doucereuse – une pelouse, de fins murs, un azur parfait. Et, au dessus, ailleurs, les ogives et le fer du Grand Palais, qui semblent s’écarter pour accueillir cette caverne d’une autre dimension – même les photographes sont suspendus, silencieux, appuyant avec regret sur le flash, qui un instant, trouble cette marelle à la fois Malevitch et Hokusaï, ce midi dans le jardin du bien et du calme.

A y regarder de plus près, on dirait les parterres de la villa de Jacques Tati, un éventail de rectangles, un ailleurs qui n’existe pas, et qui, dès les premières minutes, vous apaise et vous annule. Les gradins de bois signifient que cette étrange expérience n’est pas un spectacle, mais un safari dérobé, une cérémonie antique. Les gens chuchotent, la curiosité acide s’émousse, on se fond peu à peu, sur des bancs de palissandre, dans ce décor minéral et premier. Vous êtes un galet moussu, un petit bambou, devant cette scène qui n’a rien de commun. Les journalistes et les blasés se pétrifient : les voilà devenus joncs, nénuphars, pris dans ce rituel dérobé à des dieux très grands.

Ce qui a frappé tous les observateurs de la collection printemps-été haute couture de Chanel, ce fut au sens littéral, la magie. La maîtrise parfaite de Karl Lagerfeld, des robes fuseaux sorties de Velasquez aux tailleurs blancs dont les laines brutes et sauvages forment des nuages ironiques et évidents sur les modèles, cette maîtrise absolue, à tout tenter, tout réussir, tout réinventer une fois encore, les chaussures couleurs antilopes, les kimonos faits d’alvéoles de miel, cette touche raffinée et enfantine dans les bustiers de grandes-petites-filles-sérieuses, l’éclat des constellations argentées mêlé à des dizaines de pétales indigo comme une pluie de fleurs, de tulipes marines sur les robes crayon, tout cela sidère, émerveille, impressionne. La maîtrise est admirable – la magie, sidérante. Et il est moins question d’habileté que de grand art, à surprendre, exploser, calmer, réveiller.

Le décor zen – dont tout autre aurait fait un cliché du Soleil Levant, devient une métaphore du geste même du créateur de mode. Les modèles – allures conquérantes, regard venu d’ailleurs, onirisme de la silhouette – vont et viennent autour du petit palais de bois. La femme Chanel est une magie pour le regard, et en même temps, étonnement familière. Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. Elles sont nos amoureuses, nos soeurs – et en même temps, des créatures divines, des biches échappées d’une lumière céleste. C’est le mythe de la caverne, avec ses Idées, condensé et principe de toutes les créatures du monde, ces femmes-idées, charnelles car présentes par fraction dans chacune de leurs répliques vivantes, et à la fois plus parfaites, car dénuées de toute incarnation dans la réalité. Le mythe de la caverne : des prisonniers assis en tailleur, avec dans leurs dos une grande flamme, une rampe où défilent les créatures et les concepts,  et eux, les hommes, qui n’en voient que les reflets sur la parois. Avec Chanel, soudain, on tournait la tête. Dans ce mouvement même, celui de la philosophie pour Platon, qui dans ce miroitement neuf et incroyable, permet d’apercevoir le vrai et le beau. Les Idées sont familières – on en a le sentiment, on perçoit au delà du sensible des formes premières, des vérités profondes – mais brillent soudain, écrasantes et graciles, stupéfiantes de vie et de pureté. Délivrer les prisonniers, leur faire voir ce qui se trouve vraiment derrière les ombres, c’est ce dont il s’agissait dans l’Antiquité. Et aujourd’hui, ce couturier philosophe offre le privilège de cette parade des idées, ces femmes aux robes en camaïeu (écru, crème, moka, blanc de flocon, ce gris du noir au blanc dont se patinent les marbres) qui sortent une à une d’une drôle de caverne comme un palais de shogun à Okinawa.

C’est cela la magie, faire d’une oeuvre d’art la redécouverte des principes de sa discipline. Tout reprendre et tout créer à nouveau. Expliciter l’émerveillement du créateur, sa solitude et ses rêves. Résumer, pour son public, ce qu’il se contente de voir d’ordinaire, dans une dizaine de figures totales. Proust disait qu’on ne voyait plus jamais les femmes de la même façon après qu’elles furent peintes par Renoir. Ce défilé nous rappelait ce qu’étaient les femmes : dix ou vingt visages, dix ou vingt moments, dix ou vingt parures. Dans ces kimonos évidents comme le matin du monde, ces regards de princesses fragiles, ces écailles mythologiques et ces coiffures imitées de Dora Maar, il y avait une vérité qui foudroyait tout. Au Grand Palais, se passait une nouvelle genèse.

Le show avait ainsi l’ampleur d’un dévoilement, d’une révélation. Et on avait beau être fasciné par la splendeur des détails, l’élégance absolue de chaque pièce, le savoir-faire minutieux qui ne sent jamais l’effort, on avait l’intuition que quelque chose de plus important défilait sous nos yeux. Sur une musique sautillante et presque Satienne, c’était du sublime en mode mineur : de la beauté.

Et, au travers de cette vérité première, cette lumière d’aurore qui sidérait chacun, on s’apercevait aussi de la liberté d’un créateur, qui allie les formes éternelles à la modernité pure, qui s’imbibe de l’esprit de l’époque pour le sublimer. De la Guerre des Etoiles au Japon, des romans d’Aragon en pleines années 30 aux pochettes pour i-pad, de Picasso aux abeilles de Napoléon, Lagerfeld intègre chaque élément à sa cosmographie mentale, et transcende tout cela par une grande intelligence dans l’épure, une virtuosité pour le geste en moins, une force dans la sagesse apaisée, tout cela qui le fait prendre pour un prestidigitateur, un oracle. D’où, cette fraîcheur, cette douceur, ce calme intérieur. Il paraît, dit-on, qu’on met très longtemps pour devenir jeune. Si c’est vrai, alors au Grand Palais, on a vu un magicien tout juste ramené en enfance.

 

4 Commentaires

  1. Les grandes maisons de haute couture déballent toujours plus d’inventivité pour la mise en scène de leurs défilés. C’est spectaculaire et amusant !!