C’est donc dans ce contexte aussi ubuesque que préoccupant que l’Europe vient de décider de réactualiser la question de l’adhésion de la Turquie, à laquelle elle semble vouloir s’en remettre, moyennant finances, pour la protection de ses frontières face à une crise migratoire qu’elle s’avère incapable de gérer. Ce petit arrangement entre pseudo amis pourraient cependant être lourd de conséquences.
Le ministère turc des Affaires européennes a eu bien raison à l’époque de dénoncer comme « injustes et disproportionnées » les critiques formulées le 10 novembre par l’Union européenne sur le respect de l’État de droit et de la liberté dans son rapport annuel relatif à la candidature d’Ankara à l’UE. Moins d’un mois après avoir fustigé les « graves reculs » de la Turquie, Bruxelles n’a-t-il pas fait amende honorable en déroulant le 29 novembre le tapis rouge devant les dirigeants turcs et en annonçant la relance des négociations ? Pour faire bonne mesure, cette journée qualifiée « d’historique » par le Premier ministre Ahmet Davutoglu, a eu lieu quelques jours après l’incarcération de Can Dündar, rédacteur en chef du quotidien d’opposition Cumhuriyet et d’Erdem Gül, son chef de bureau à Ankara. Deux journalistes accusés d’« espionnage » et « divulgation de secrets d’État » pour avoir publié en mai un article sur de possibles livraisons d’armes par les services secrets turcs (MIT) aux djihadistes syriens. « Il va payer un « prix » très lourd » avait prévenu à l’époque le président Recep Tayyip Erdogan, à propos de Dündar. C’est fait. Ce prisonnier, qui se consolera en matière de « prix », avec celui de la liberté de la presse que lui a délivré RSF (Reporter Sans Fontières), peut toutefois s’estimer heureux. Le 28 novembre, Tahir Elçi, 49 ans, un célèbre avocat, bâtonnier de Diyarbakir, qui avait sans doute lui aussi la mauvaise manie de prendre son travail au sérieux, a été abattu en pleine conférence de presse sur les droits bafoués des Kurdes. Et ce, alors qu’on apprenait quelques jours auparavant que Selahattin Demirtas, coprésident du Parti démocratique des Peuples avait lui même échappé de peu à un attentat.
On pourrait égrainer longtemps cette litanie des crimes et des atteintes aux libertés en Turquie, tant l’actualité en est foisonnante. Comment ne pas relever cependant que la plupart de ces forfaits ont pour point commun de toucher quasi-exclusivement les ennemis déclarés d’Erdogan, ou, a minima de faire son jeu ? À cet égard, les soupçons ne tarissent pas quant à une implication directe ou indirecte des services turcs dans les attentats anti-kurdes qui se sont déroulés à Suruc le 21 juillet et à Ankara le 10 octobre, faisant respectivement 32 et 102 morts. Des tueries qui, tout en frappant de plein fouet le mouvement démocratique, ont créé le climat de psychose et la demande sécuritaire dont Erdogan avait justement besoin pour faciliter les conditions d’un triomphe de son parti, l’AKP, aux législatives du 1er novembre. Comment ne pas relever non plus les accusations de collusion avec Daech, qui n’émanent pas seulement des enquêtes de journalistes aujourd’hui emprisonnés, mais renvoient entre autres faits récents aux attaques contre les Kurdes de Syrie dans la région de Tal Abyad, à l’Est de l’Euphrate ? Des combattants poignardés dans le dos alors qu’ils font partie des maigres forces terrestres à résister, les armes à la main, aux djihadistes.
Autant de sujets d’inquiétude, auxquels est venue s’ajouter la destruction d’un avion bombardier russe le 24 novembre, au motif qu’il aurait commis le crime de franchir pendant une demi-seconde la frontière d’un État turc, qui lui, c’est bien connu, ne viole jamais celle de ses voisins. Il n’est qu’à demander aux Kurdes du PKK en Irak, pris en le feu de Daech et celui d’Ankara, pour s’en convaincre…
C’est donc dans ce contexte aussi ubuesque que préoccupant que l’Europe vient de décider de réactualiser la question de l’adhésion de la Turquie, à laquelle elle semble vouloir s’en remettre, moyennant finances, pour la protection de ses frontières face à une crise migratoire qu’elle s’avère incapable de gérer. Ce petit arrangement entre pseudo amis pourrait cependant être lourd de conséquences. Outre la fragilisation de la souveraineté de l’UE qui en découle, cette manière de céder aux exigences européennes des protagonistes du tournant autoritaire et islamiste de la Turquie constitue le plus mauvais des messages. À un moment où la menace terroriste pèse plus que jamais sur le vieux continent, on attend au contraire de Bruxelles une affirmation de ses valeurs revendiquées. Les victoires se construisent d’abord dans les têtes. Faudrait-il laisser aux mouvements populistes l’apanage de la détermination ? Déléguer nos prérogatives en matière de contrôles des frontières à Ankara, n’est-ce pas dresser un constat de faillite de notre modèle ? Pourquoi accorder un tel crédit à un régime turc dont l’arrogance (voir le meeting délirant d’Erdogan à Strasbourg, le 4 octobre), n’a d’égal que la duplicité (attitude envers les djihadistes) ? De quels moyens dispose-t-il que nous n’ayons déjà pour lui confier ainsi les clés de la maison européenne ? Et de quelle ambition manquons-nous pour défendre par nous-même ce que nous sommes ?