Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Les autorités turques, qui sont depuis longtemps passées maîtresse dans l’art du marchandage sur la scène internationale, ont visiblement trouvé dans le drame des migrants un nouveau moyen de servir leurs intérêts. Outre les sommes folles qu’elles réclament à l’Europe pour organiser l’accueil de réfugiés, dont leur politique en Syrie a largement contribué à l’exil, elles instrumentalisent aujourd’hui cette situation pour relancer la candidature de leur pays à l’Union européenne ! Tout en tentant de marquer des points dans leur lutte contre les « allégations de génocide », toujours considérées comme une priorité de leur diplomatie. À cet égard, comment ne pas relever la fâcheuse coïncidence entre le report sine die du débat sur la reconnaissance du génocide arménien au Bundestag, et la visite de Mme Merkel à Istanbul le 18 octobre ? Cet ajournement, révélé par l’hebdomadaire Der Spiegel, résulterait d’un accord entre le SPD et la CDU, et s’inscrirait dans le cadre du virage à 180 degrés de la chancelière allemande à l’égard d’Ankara. Cette dernière ne s’opposerait plus à l’entrée de la Turquie dans l’Europe et aurait au contraire choisi de courtiser Erdogan et Consort, renouant ainsi avec les vieilles affinités germano-turques. Cette palinodie vise à obtenir de l’État turc qu’il endigue le flot des migrants qui débarquent en Europe, et qu’il les garde, moyennant finances, sur son territoire. Or, Ahmet Davutoglu, Premier ministre turc, a immédiatement conditionné tout accord en ce sens à l’ouverture de l’espace Schengen à ses propres ressortissants. Ainsi l’Allemagne et les autres pays de l’UE auront peut-être moins de migrants syriens et irakiens dans leurs frontières, mais plus de Turcs. Ce qui change bien sûr considérablement la donne : au lieu de devoir gérer l’accueil de vrais réfugiés, ils auront affaire à des immigrés économiques dûment estampillés. Remarquable progrès… Sans compter que l’ouverture des vannes migratoires ayant eu le résultat que l’on connait sur les dirigeants européens désorientés, il n’est pas démontré qu’Erdogan renonce à ce moyen exceptionnel de pression et joue le jeu que Merkel voudrait lui voir dévolu. Le nouveau Sultan a oublié d’être naïf. Et si l’Europe ne sait plus sur quel pied danser à son égard, lui a toujours su comment la faire chanter. Au début de son règne, n’avait-il pas présenté l’islamisme modéré de l’AKP comme une alternative à soutenir impérativement, au risque sinon de voir grandir un islamisme radical ? Ce qui ne l’a pas empêché d’ en encourager en sous-main le développement, dans l’espoir de donner plus de consistance à son marchandage tout en déstabilisant son voisin syrien. Cette même stratégie est à l’œuvre avec la crise des migrants qu’il essaye d’instrumentaliser pour pousser ses pions en Europe, dans la logique de l’esprit de conquête qui préside à son idéologie ottomaniste, alliant panturquisme et panislamisme. Une philosophie dont il a présenté un échantillon à son meeting du 4 octobre à Strasbourg, où devant une foule électrisée – hommes et femmes confondues dans une même ferveur mais séparées dans l’espace – il a exalté les grandes heures de l’Empire Ottoman tout en menaçant de ses foudres ceux qui ne s’accommodent pas de ses visions délirantes, en particulier les minorités dissidentes et notamment les Kurdes.
La reconnaissance annoncée du génocide arménien le Bundestag, après les propos de son président et du chef de l’État allemand qui s’étaient livrés à des déclarations remarquables en ce sens au mois d’avril dernier, fera-t-elle vraiment les frais de ce rapprochement germano-turc ? Fâcheux signal, s’il en était ainsi. Cela signifierait en effet que du point de vue des valeurs, c’est l’Europe qui est en train de se mettre au diapason de l’État turc et non le contraire. Un triomphe pour ce dernier, alors même qu’il n’a pas encore intégré la maison européenne. Les mentalités en vigueur étant ce qu’elles sont, on imagine sans mal ce qu’il en serait si cette « Turquie-là » venait à siéger avec la centaine de députés à Strasbourg auxquels elle aurait droit. Quelle serait dans une telle hypothèse la place des Arméniens, des chrétiens d’Orient, des Kurdes et aussi des Juifs ? Sans doute celle que semble occuper aujourd’hui la résolution sur la reconnaissance du génocide arménien au Bundestag. Soit, à l’aune de Realpolitik, rien de très réjouissant.