Angela Merkel quittera la chancellerie, probablement au mois de décembre, après seize ans à la tête de l’Allemagne. Emmanuel Macron, son jeune allié, pour l’occasion, lui a offert un dîner de prestige aux hospices de Beaune. Vladimir Poutine, son plus vieil ennemi, lui offre une crise géopolitique, exactement calibrée pour mettre une pincée de sel sur les plaies béantes de l’héritage politique de la chancelière. 

Depuis quelques semaines, Poutine et Loukachenko, sa marionnette biélorusse, fomentent une manœuvre hallucinante de cynisme, une opération d’un sadisme raffiné digne des grandes heures du KGB. Ils convainquent, via des tours opérateurs de façade et des agents conciliants, des Syriens, des Libanais, des Afghans, et globalement, toutes les âmes en peine du Moyen-Orient de prendre un vol pour Minsk ; puis, là, ces migrants sont envoyés à la frontière polonaise, où les autorités de Varsovie les refoulent impitoyablement. A première vue, Loukachenko agit ainsi en simple maître-chanteur : faire pression sur l’Union Européenne, qui impose des sanctions à l’encontre de son régime, depuis la terrible répression qui visait (avec succès) à étouffer la révolution de 2020. En réalité, et même si les relations entre Poutine et Loukachenko sont sans doute ambivalentes (l’élève biélorusse ayant pris cette initiative, et ayant mis, peut-être, son parrain russe au pied du mur), le maître du Kremlin, qui a endossé volens nolens la manœuvre, concocte ainsi un supplice spécialement douloureux pour Mme Merkel.

D’abord, cette atroce affaire rappelle le chantage exercé par Erdogan, qui « laissait passer » les migrants à sa frontière, ce qui encombrait les routes de la Grèce de femmes et d’hommes demandant l’asile. En 2016, l’Union européenne, au pic de sa tourmente migratoire, se résolvait à signer un pacte peu glorieux avec Erdogan : les autorités turques contrôleraient mieux la frontière, et acceptaient d’accueillir les déboutés du droit d’asile en Europe. En échange, l’UE versait 6 milliards à la Turquie. On ne faisait pas plus froidement pragmatique – Erdogan, comme un méchant d’opérette, avait récolté le salaire de la peur. Or, qui était à la manœuvre de l’accord turc en 2016 ? Angela Merkel. Difficile, donc, pour elle, de s’indigner aujourd’hui avec toute la vigueur que requerrait la tragédie biélorusse, qui tue, de froid, les migrants biélorusses à la frontière. Comme avec tous les maîtres-chanteurs, lorsqu’on a payé une fois, l’engrenage n’a plus de fin…

Ensuite, le fond de l’affaire touche au point le plus ambigu du merkélisme : la question des migrants. L’accueil inconditionnel des migrants bloqués à la frontière allemande en 2015 est le moment le plus moral des années Merkel ; il a signé sans doute une part de sa place dans l’Histoire. Mais sa décision unilatérale a brusqué les pays d’Europe centrale (le groupe de Visegràd, qui comprend la Pologne, la République Tchèque, la Hongrie et la Slovaquie). Surtout, Merkel n’a ensuite investi que peu de son capital politique pour entreprendre la vraie réforme de la migration nécessaire à l’Union européenne : une réforme du système de Dublin (ce mécanisme qui fait reposer la responsabilité du traitement de la demande d’asile sur les pays de première entrée, c’est à dire là où parviennent, en entrant en Europe, les demandeurs d’asile, en l’occurrence, souvent l’Italie et la Grèce, voire l’Espagne). La solution la plus équitable et efficace serait un phénomène de quotas : chaque pays européen prendrait sa juste part. La Pologne, notamment, est vent debout contre une telle solution. Paradoxe tragique, que Loukachenko avec son abject commerce triangulaire des damnés, souligne avec cruauté : un tel système permettrait justement de soulager aujourd’hui Varsovie, qui pourrait réorienter les migrants à sa frontière dans les 26 autres pays de l’Union !

Et puis, si Angela Merkel peut se targuer d’un message politique, c’est celui tissé dans sa propre histoire, celle d’une femme d’ex RDA devenue cheffe politique de l’Europe. Son passé sous le joug soviétique l’a toujours rendue attentive à inclure les pays de l’ancien bloc soviétique. La chute du mur de Berlin a été le moment décisif de sa vie. A l’inverse, Poutine, ancien agent du KGB, aime à citer ce proverbe russe bien connu : « Celui qui regrette l’URSS n’a pas de tête, celui qui ne la pleure pas n’a pas de cœur ». Or, la manœuvre biélorusse produit un résultat extravagant : remettre des barbelés au cœur de l’Europe. Réinstaller une frontière tranchant entre un empire de liberté, et un autre d’oppression. Plus que l’annexion de la Crimée, cette catastrophe polono-biélorusse est le chef d’œuvre de Poutine. 30 ans après la chute du mur, voilà qu’il réinvente, comme un stigmate honteux, une entaille au cœur de l’Europe. Il semble dire à Mme Merkel : vous aviez un cauchemar précis, revivre les images de garde-frontières tirant sur les foules ? Eh bien, voilà un pays de votre Union Européenne qui ressuscite Checkpoint Charlie ! Ce renversement dialectique – les anciens esclaves devenus oppresseurs – c’est la quintessence du cynisme, presque hégélien donc, de Vladimir Poutine.

Enfin, Mme Merkel paie son ambivalence à l’égard des pays de l’Est et de la Russie. D’une part, à tort ou à raison, elle a toujours voulu garder des liens avec Poutine, quand d’autres, plus fougueux et intransigeants, comme les Polonais ou les Américains (sous Obama puis Biden), ont progressivement adopté une position plus dure. L’affaire du gazoduc Nordstream II, un projet russo-allemand, a été le symbole de cette alliance préservée, malgré les grandes réticences américaines. Merkel a modéré Macron quand il voulait, à l’été 2018, opérer un « reset » plus conciliant avec Poutine ; mais elle a surtout toujours ouvert la voie du dialogue avec les Russes, pourtant d’une désinvolture, pour ne pas dire plus, insensée avec l’Europe, sur les affaires ukrainiennes, syriennes, libyennes, etc. D’autre part, Merkel s’est toujours faite la championne du droit, de la primauté des règles sur les passions. D’où sa dureté face à la Grèce en 2015, mais aussi son soutien à l’Union dans sa confrontation avec les pays qui bafouent l’état de droit, au premier rang desquels la Pologne. Poutine, en jouant sur les impasses de ces deux positions (modération envers la Russie et les pays de l’Est, promotion des règles de droit) met Merkel face à ses contradictions. Comment soutenir la Pologne face à l’agression biélorusse, mais fermer les yeux sur les méthodes des garde-frontières polonais, qui tirent (certes, en l’air) sur la foule des migrants ? Comment garder une ligne ouverte avec Poutine, sans faire preuve de lâcheté à l’égard de Varsovie, ainsi, attaquée ? Merkel et l’Europe n’ont plus le choix qu’entre de mauvaises solutions.

L’anecdote est célèbre. Pour la première visite de Merkel dans sa datcha en 2005, Vladimir Poutine s’était renseigné, en ancien officier traitant d’un sadisme absolu, sur les phobies de son invitée. Il se trouve que la chancelière allemande ne raffole pas des gros chiens. Sur le perron de sa luxueuse cabane, Poutine était encadré d’énormes molosses. Mme Merkel prit sur elle pour dépasser son malaise et sa frayeur. Au moment de lui faire ses adieux, Poutine a repris la même méthode. En instrumentalisant le malheur des réfugiés, en risquant sans aucun remords la vie de milliers de pauvres gens, il a réitéré son astuce sordide. Mais cette fois les quatre gros molosses ont un visage : l’accord turc de 2016, la non-réforme des règles d’asile européennes, la mémoire de la chute du mur, les ambiguïtés de la diplomatie merkélienne vers l’est. Cette fois-ci, malgré son courage, ces quatre canidés de l’Apocalypse risquent de hanter longtemps les cauchemars de l’ex-futur chancelière. 

Un commentaire

  1. Merkel ( et l’UE ) humiliée par Erdogan, en reprend une louche avec Lukashenko-Poutine ; bien fait pour cette sotte comptable.
    Je trouve réjouissant que cette dirigeante ( mot tout de meme plus élégant que votre Cheffe ) soit humiliée alors qu’elle a étranglé les grecs et les chypriotes en 2011 lors de la crise financière et les a tenu sous le garrot pendant 10 ans . Donc aucun regret a son départ , et cela ne changera pas d’un iota le fait que l’UE restera un tigre de papier .