Les cigales chantaient presque trop fort. Au début de la conférence de Pierre Charpin, c’est ce que l’assistance pensait tout bas. On écoutait, en ce dimanche caniculaire, le designer, l’un des grands noms de la scène française contemporaine, expliquer, à sa façon, un peu timide et ironique, quelques éléments de biographie artistique et professionnelle (l’importance de sa ville d’Ivry, bastion méconnu des expérimentations architecturales des années 70, oeuvres de Renaudie et Gailhoustet) et les crécelles magiques chantaient dans un tintamarre assourdissant. Qu’importe, le designer, dans cette cour des Perruches de la Villa Noailles où les pierres sèches du Moyen-Age laissaient un peu de tiédeur, s’est longuement penché sur son travail, mêlant petite et grande histoire (la carrière de Charpin, visiblement, n’est pas passée loin d’une bifurcation majeure, puisque l’un de ses professeurs, regardant ses travaux sur le design des camions, lui avait aimablement conseillé de quitter le monde de l’art pour passer son permis poids lourds…).
Pierre Charpin était, ce week-end, le président de Design Parade, le Festival du Design de la Villa Noailles. Comme pour son jumeau de la mode (qui se déroule lui en avril), ce festival consiste en un appel à candidatures pour de jeunes créateurs, tout juste sortis de l’école, ou même encore étudiants; dix sont ensuite sélectionnés, et concourent pendant un week end sous les yeux d’un jury de grands noms, chapeautés par un président. Ce dernier dispose alors d’un espace d’exposition, dans cette villa Noailles – un rameau de cubes scintillants perdus dans les pins parasols, oeuvre des fameux mécènes des années 30. Celle de Pierre Charpin est, cette année, spécialement belle, avec une rétrospective inédite de tout son travail : lui-même n’avait pas vu certains de ses objets, conservés au Centre Pompidou, depuis quinze ans… Le designer a créé une île au-dessus de l’ancienne piscine de la Villa – une piscine couverte, alors la plus grande d’Europe. Dessus, surnagent des formes simples, des aplats pastels, des trapèzes qui sont en fait des lampes. C’est du Rothko, façon luminaire. Charpin a également transformé la salle de squash, avec un dispositif qui mérite le détour – et pas seulement parce que, en ce juillet varois, elle est la mieux climatisée.
Dimanche soir, Pierre Charpin a remis le Grand Prix de la Design Parade à Samy Rio, créateur d’intrigants sèche-cheveux en bambou : son travail est, plus globalement, une réflexion sur la place de ce matériau dans le design contemporain.
Dix ans plus tôt (en fait c’est la dixième édition, ce qui nous donne neuf ans d’existence, enfin selon les termes d’un débat électrique du même genre que le nombre de nuits par rapport à celui de jours quand vous réservez un hôtel : je n’ai jamais su les compter) le Festival était présidé par l’immense Andrée Putman, et ce qui frappe, à Hyères, c’est l’espèce de saine contamination des mondes, entre les hommes et femmes les plus influents du design, les jeunes étudiants de la région, les anciens lauréats qui reviennent à Hyères parce que l’attention et le coup de pouce reçu, ou simplement l’émotion de ces quelques jours de fête sont le plus puissant des aimants. La Villa veille à associer les écoles d’art de Toulon et Hyères, et tente de convertir ces futurs auteurs d’un design cosmopolite aux merveilles de l’artisanat local : les dix designers devaient aussi, au pied levé, imaginer des objets avec le liège des Maures. Quelle autre institution, dans le monde de la culture français si courtisan et si souvent privatisé, prend autant soin d’ouvrir portes et fenêtres, et se montre aussi maligne, affective et ambitieuse dans la constitution d’une toile d’araignée au service des créateurs ? On cherche, sans vraiment trouver. Le gagnant du Design Parade reçoit, en effet, des invitations à la cité de la céramique de Sèvres, une bourse de la vénérable galerie Kréo, le droit à une exposition personnelle à la Villa, mais aussi au D’Days de Paris, dans des galeries de Cologne ou Prague, et on en oublie… C’est comme pousser une boule de neige, qui déclenche une avalanche, tant les synergies entre partenaires, éditeurs, festivaliers coagulent pour donner, au final, certes des carrières, mais surtout des objets, de l’art, des rencontres. Et l’on n’est jamais déçu, à la Villa Noailles, par ces appariements inattendus, utiles, qui se font dans le souvenir du couple de mécènes…
Ainsi, Didier Grumbach, président de la Villa Noailles, et légende vivante du monde de la mode, racontait à un Karim Habib – directeur mondial du design chez BMW – tout à fait ébahi comment Léopold Ritondale, l’ancien maire de Hyères aux costumes croisés devenus proverbiaux, avait pris l’habitude, à chaque inauguration du Festival, vingt ans durant, de répéter le même discours, au mot près, devant un public partagé entre l’hilarité et la consternation. Lequel Karim Habib animait une conférence où, citant son admiration pour ce qu’il venait de voir dans les expositions, il disserta longuement sur ses recherches, à BMW, mi-oniriques mi-industrielles, qu’il mène autour de « Poésie et Précision ». Poésie et précision, tel d’ailleurs aurait pu être le titre de la partie de pétanque – devenue un rituel – qu’organise chaque année le Festival, réunissant, sous les lampadaires du village des Salins, toute la joyeuse troupe, qui, pour certains d’entre eux, auraient pu s’inspirer de ces deux thèmes, pour l’exactitude du placement de cochonnet, et surtout pour la poésie, ce lâcher-prise onirique que requiert absolument le lancer des sphères métalliques. Là, autour des galaxies étranges formées par ces planètes en acier sur le gravier du boulodrome, se mêlent sans chichi des locaux et des invités, débattant gravement sur le bien-fondé du principe constitutionnel de la pétanque, le fameux « Boule devant, boule gagnant ». Le lendemain, Jean-Pierre Blanc, artisan inépuisable des festivals d’Hyères et jardinier parfait d’un écosystème où toutes les jeunes pousses éclosent, se proposait de citer France Gall, en ouverture de son discours, devant cette Tour des Templiers, un campanile gracieux au milieu des toits de tuile, où jadis, Fanny Ardant résolvait les histoires louches de son détective d’employeur, dans ce noir et blanc sublime que chérissait le Truffaut de « Vivement Dimanche ». A la buvette, Alexandre Mare, écrivain et co-commissaire avec Stephane Boudin-Lestienne d’une magnifique exposition sur les collages de Marie-Laure de Noailles, racontait une vente aux enchères du grand designer Emilio Terry, à la façon d’un polar, avec ses rebondissements, et ses courtiers prête-noms. Le dernier soir, un couple de festivaliers venus presque par hasard, expliquait son dernier projet, sur la plage du restaurant Le Marais (qui cette nuit-là, méritait amplement son nom pour la quantité affolante de moustiques – un désagrément soulagé par la beauté du spectacle de danse donné par le jeune Valentin Puyau, traçant des arabesques sur le sable). Leur projet consiste en un Photomaton 3D : vous vous installez cinq secondes dans une petite cabine, et quelques semaines plus tard, vous recevez une petite figurine de vous-même, aux détails exacts. Cela peut donner des idées à tous les mégalomanes ou les couples amoureux du monde. Mais c’est un projet qui n’est pas si loin de la si belle oeuvre de la designer Laura Couto Rosado, gagnante de l’année dernière, et son miroir exposé à la Villa, miroir dont les facettes taillent les pommettes et les traits de celui qui s’y regarde (du moins du commanditaire de l’oeuvre).
Lundi, après la fête, la Villa Noailles organisait avec l’Ecole Cantonale d’Art de la Lausanne (ECAL) une visite de la Cité Radieuse à Marseille. Le Corbusier était-il fasciste, se demande-t-on depuis quelques semaines ? En tous cas, il était un génie, il faut voir, à l’intérieur de cette barre d’immeuble sur pilotis, comment chaque appartement est conçu, avec ce bastingage lorsqu’on arrive, ces douches façon chambre de bateau, ces boîtes aux lettres ingénieuses. L’appartement 50 (visitable tous les jours en juillet sous les commentaires des étudiants de l’ECAL) accueille aussi des objets de designers, l’année dernière, il avait précisément offert son fabuleux parquet aux oeuvres de Pierre Charpin. A la Cité Radieuse, à l’intérieur de l’immeuble, il y avait aussi une école et un cinéma, et la vie communautaire, cinquante ans après, continue, dans ce phalanstère phocéen. Et, face aux îles du Frioul, à ce Marseille minéral en bleu et gris, la magie opère toujours. Revenant à Hyères, au pied de la villa Noailles, on se dit que décidément, l’architecture et le design rendent le midi encore plus beau. Ce qui, on l’avouera, n’est pas une mince affaire…
(Expositions tout l’été à la Villa Noailles : renseignements http://www.villanoailles-hyeres.com/fr/actualites)