Qu’est-ce que l’architecture d’intérieur ? C’est l’art de présenter les merveilles d’un espace, une certaine façon d’habiter, de recevoir et partager un lieu. Ce qui était beau, ce qui était à vrai dire somptueux, dans le premier festival international d’architecture d’intérieur de Toulon, en effet le premier, ce qui paraît saugrenu tant ce champs des arts décoratifs est en France quelque chose comme une excellence, et qui était en effet international, ce qui, avec l’équipe de la Villa Noailles, habituée à marier un ancrage extrêmement local à un rayonnement de prestige partout sur la planète, ne peut surprendre, ce qui était remarquable, donc, dans ce festival c’est que, du microcosme au macrocosme, du geste de tel ou tel designer en compétition, remodelant une pièce, un salon, ou une baignoire en un véritable paysage intérieur, du plus premier des artisans de l’architecture jusqu’au festival en entier, jusqu’au festival comme totalité, tous accomplissaient ce même art, cette semblable prédilection pour mieux présenter, mieux habiter, et au final, mieux faire voir un espace, que cet espace soit un certain nombre de mètres carrés transfiguré en poésie, ou bien le territoire dont le Festival reconfigurait la qualité du périmètre, de Toulon à Hyères, de cette ville méconnue à cette ville souvent rêvée. L’architecture d’intérieur, comme un miroir parfait, entre les architectes en compétition et ce Festival, à la fois un rivage, un moment, une maison aux parois mouvantes, qui a, quelques jours au début de juillet, accueilli, entreposé, reconfiguré ses propres habitants, ces festivaliers, incrédules de vivre pour quelques heures dans un lieu magnifique et inconnu, la Côte d’Azur selon le goût et le coeur de leurs hôtes.

L’architecture d’intérieur, au sens propre, au sens littéral, était mise à l’honneur d’une manière inventive et très habile. Dix jeunes artistes, frais émoulus de leur école, sélectionnés parmi beaucoup, et venus du plus proche au plus lointain, du sud de la France à l’Indonésie, en passant par la Finlande, étaient mis à demeure et mis en demeure, à la fois locataires d’un nouveau lieu et sommés d’y créer. Leur terrain de jeu, leur laboratoire : un hôtel particulier, au bout de l’avenue du port à Toulon, au style aussi méridional que confortable, tomettes, escaliers frais et grands, enroulés et présentant côté cour le cliquetis des haubans sur le port, côté jardin une ou deux perspectives dissimulées vers une place sortie de telle ou telle ville d’Italie, immense et bosselée, avec des murs jaunes et des enfants, l’ombre d’une basilique assoupie. Dans cet hôtel particulier aussi singulier qu’invisible, chacune des pièces revenait à un concurrent du concours ; puis, une fois munis d’un peu d’argent et d’encore moins de temps, ils avaient la charge, en quelques semaines, de transformer une salle à manger ou une chambre à coucher qui en Polynésie turquoise et tirée du Godard de Pierrot le Fou, qui en rustique palais provençal, entre Pagnol et Mallet-Stevens. Le résultat, c’est une sorte d’alhambra compliquée et lumineuse, une bibliothèque d’imaginaires et d’évasion, ou de vestibules en demi-paliers, on passe, comme chez Borges, d’un horizon à l’autre, une sorte de maison hantée de rêves et de souvenirs, d’après-midis calmes au bord de la mer en boudoirs fanés, peuplés de fantômes d’écrivains et de rires évanouis. Vous trouvez des bureaux ingénieux et des lits romantiques fleuris à n’en plus pouvoir, vous trouvez des atmosphères de bastides sèches et la légèreté bleue d’un tableau de Dufy, vous trouvez partout des pièces qui semblent avoir mille ans, qu’on semble avoir déjà habitées, dans une autre vie. L’Hôtel Micholet, comme processus et résultat, est une splendeur, à la fois parce qu’il est rare de mettre autant d’artistes en création dans un si petit espace, de les obliger presque sous nos yeux au work in progress – on songe à Simenon, enfermé dans une cage avec sa machine à écrire par son éditeur, au milieu des badauds d’une galerie commerciale, et rédigeant à leurs regards son futur roman – et à la fois parce qu’il est encore plus privilégié de tenir sous ses yeux, comme un cristal concentré, autant de facettes de ce à quoi pense une certaine jeunesse du monde, quel monde, justement, elle voudrait habiter.

Et puis, l’architecture d’intérieur, de façon métaphorique, se déployait tout le temps et l’espace du Festival, le temps même, quelques jours du 30 juin au 3 juillet, semblant dissoudre l’espace, rapprochant des endroits de la côte, mêlant de manière indécidable telle terrasse de fête à une petite plage de réjouissances. C’est le geste propre que celui d’habiter un endroit, un foyer, que d’y perdre la notion des minutes et des distances, de faire voisiner dans son esprit deux lieux qu’on chérit et qu’on fréquente, c’est ce geste-même que de trouver à la fois tout neuf et tout familier, de se sentir chez soi dans des endroits inconnus, de passer d’une découverte à un refuge, d’une vue mille fois vue à l’émerveillement d’un nouveau regard sur son quant-à-soi. Et ce geste d’habiter, avec soi-même, avec les autres, de tisser et découper dans le paysage du monde des blocs d’habitude et de souvenirs, de fondre l’espace dans le temps et le temps dans la mémoire, ce geste d’habiter fut lui aussi, d’une autre façon, sublimé par un démiurge habile et hospitalier, l’architecte de nos intérieurs, l’intérieur de nos vies et le revers de nos mouvements, qui déplaça, éclaira, dessina un nouveau lieu indistinct et neuf.

Ce fut par exemple, le soir de l’inauguration, ce dîner sur la terrasse de l’Opéra de Toulon, une balustrade qui présentait un cortège d’élégances, d’enthousiasmes et d’appétits, faisant d’un port qui est quelque chose comme la dixième ville de France, seulement plus qu’un décor, un écrin, des panneaux peints de théâtre, où figuraient la sarabande des toits, le ciel cotonneux de nuages, le jour déclinant sur la rade, le crépuscule enfin sur les tuiles et l’alcool.

Ce fut, découverte comme on ouvre la porte d’un placard au bas de l’escalier, cette trouée sur la mer, le lendemain, dans une crique de plongeurs, de pêcheurs, de galets et de sardines grillées, cette anse de Méjan, où sous la treille et un soleil de tragédie grecque, on entendait le ressac et les premières rumeurs sur la compétition.

Ce fut, telle une pièce d’apparat, une salle de fêtes de brocard qu’on croit connaître pour y avoir souvent dîné, mais baignée d’une lumière nouvelle et spéciale pour l’évènement du soir, cette soirée sur l’esplanade suspendue de la Villa Noailles, où, au loin, la ville s’endormait.

Ce fut encore, comme une déambulation dans un jardin rénové par d’ingénieux ouvriers, cette promenade à l’heure des lumières oranges et blondes du sud, dans les rues de Toulon, pour admirer ici une exposition d’Ettore Sottsass, légende du design italien, là pour contempler des mises en scène où sont soudain sensibles des maisons de maîtres dans les façades des vitrines, avant de terminer la procession, comme un temple énorme et accueillant, par l’entrée de l’Opéra, avec ses torsades de pistache et ses nougatines de marbre.

Ce fut, comme on pénètre dans un grenier inconnu qui donne sur les étoiles, cette party dans un décor à la Vauban, une nuit à danser dans le fort de la Tour Royale, avec ses ponts-levis, ses mâchicoulis doucement secoués par les vibrations du DJ.

Ce fut cette autre fête, de plein jour, comme pour se dire au revoir, clore avec bonheur ces vacances de la vie. Autour d’une piscine, on avait dressé un buffet sur les toits ocres et la mer d’argent, et fatigués mais toujours vivants, les hôtes du festival se baignaient avant de filer pour une conférence d’India Madhavi, la présidente du jury dont on peut voir, agrémentée de quelques trouvailles comme ces fauteuils bleus en forme de dunes de Paulin, l’exposition au Musée des Arts de Toulon.

Ce fut encore – on ne peut tout citer! – la découverte de l’exposition sur « Rob », Robert Mallet-Stevens, par Alexandre Mare et Stéphane Boudin-Lestienne, à la Villa Noailles, magnifiquement mise en scène, avec ses aplats de couleur pourpre, ses documents rares, où l’on apprend mille choses, où l’on voit des trésors, un huis de porte sur une certaine époque, les Années Folles et la modernité toute droite sortie de la cuisse de Jupiter.

Puis, le Festival de l’architecture d’intérieur s’est achevé par la remise des prix, et, comme chez Jacques Martin, tout le monde ou presque repartit avec une récompense, offerte par l’un des très nombreux partenaires, de Van Cleef and Arpels à Chanel, de Eyes on Talent à Bob Carrelage. Entre temps, le Festival du Design, bâti sur le même principe de la compétition pour jeunes créateurs, avait désigné le plus bel objet du concours – ce Festival-ci, concomitant et frère jumeau, ou plutôt frère aîné, puisque voilà onze ans qu’il existe, dans la lumière d’Andrée Putman sa marraine, se tenait lui uniquement à Hyères, à la Villa Noailles, où tout est visible – il ne faut pas manquer, dans la piscine, les créations telluriques et loufoques de Max Lamb, designer anglais président du jury.

Entre temps, aussi, les deux Festivals avaient, comme un Hôtel Micholet grandeur nature, un Hôtel Micholet puissance trois mille, fabriqué un musée imaginaire et bien vivant, une demeure de maître aux proportions d’un territoire, où, semblait-il, derrière chaque porte et au-delà de chaque palier, on pénétrait dans un nouveau monde, une exposition parmi mille, une fête, une plage et une famille bariolée et mouvante, un lieu du monde nouveau où la lumière et les frontières semblaient reconfigurées. Voilà la plus belle oeuvre du Festival, qui est le Festival lui-même, un hôtel particulier pour tous, où sans que l’on soupçonne les heures de labeur dans le plâtre et les truelles, des murs magiques et des portes de contes de fées vous transportaient dans un palais de songes, qui embaumait l’été et la joie, la nuit puis l’art, la camaraderie et des artistes plus grands que soi-même.

L’un des moments les plus singuliers se passait vers minuit. On avait dîné, et l’on marchait dans les ruelles de Toulon, malfamées moins par des marins louches comme jadis que par sa propre réputation désormais inopérante de scandale et d’opprobre, on marchait et l’on se perdait, dans cette ville en dédale, avec ses palais d’amiraux et ses blocs balnéaires, sa rade immense et ses vertiges minuscules. Toulon est en train de renaître, et elle prend de plus en plus des visages de cinéma, avec des chats somnolents sur des grands-places, des marbres ocres et des dallages glissants, qui dévalent des fontaines pour paver les chemins de ronde. Et justement, sur une esplanade au-dessus de laquelle des nuages s’effilochaient comme des tissus rapiécés, avec des clochers de Provence en fer forgé, des bars qui ont l’accent, des trouées vers le tracas des bateaux et des pontons, ici avait lieu, idée étrange et belle, une projection du « Mépris » de Godard, et la sublime musique de Delerue résonnait des grilles des églises jusqu’aux spectateurs, encore suffoquant par cette nuit de grillons et de sueurs, sous une lune de fantôme.

Alors, on pourrait dire, en guise de conclusion, le fameux générique, la voix pleine de Suisse et de nicotine de JLG, la caméra de Coutard qui se retourne, annonçant les filtres rouges et bleus sur Bardot nue et Piccoli tragique, tendre et terrible : « La Villa Noailles présente… C’est un Festival de Design et d’Architecture d’Intérieur… Il y a India Madhavi et Max Lamb comme présidents du jury… Son directeur est Jean-Pierre Blanc… L’image est celle de l’été et du sud… Le son celui des cigales et de la fête… Il y a des expositions visibles jusqu’en septembre… Il y a des objets et des trésors…Ses producteurs sont la ville de Toulon, la région PACA et le Ministère de la Culture… ».

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Prix spécial du jury : « Helios » de Marine Gargon. Photo : Lothaire Hucki, Villa Noailles, 2016.
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Mention spéciale du jury : « La petite Polynésie » d’Antoine Grulier et Thomas Defour. Photo : Lothaire Hucki, Villa Noailles, 2016.
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Grand Prix du Jury Van Cleef & Arpels : « Immersed Office » par le Studio Quetzal. Photo : Lothaire Hucki, Villa Noailles, 2016.

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