Couverture des Inrockuptibles de cette semaine (1er au 7 juillet 2015) : photo pleine page de Virginie Despentes et Nekfeu, avec comme légende, en très gros, «esprits rebelles». L’hebdomadaire chic politico-culturel offre plusieurs pages d’entretien croisé entre la «romancière» et le «rappeur», sous la houlette de trois de ses journalistes dont le directeur de la rédaction, Frédéric Bonnaud. On comprend que le journal ait mis le paquet pour deux personnages aussi importants. Ben oui, c’est quand même des «esprits rebelles» qui s’expriment. Et aux Inrocks on aime ça, car on n’est pas des moutons qui broutent le social-libéralisme dans ce canard. Alors vas-y que la rebelle-fille et le rebelle-garçon discutent au fil des colonnes, elle aime la musique, lui lit des livres, fichtre tout ça est génial. Et puis, croyez-moi, ici on n’est pas dans le monde feutré de la culture officielle, ils adorent tous les deux Bukowski par exemple, et Nekfeu il a été drôlement épaté par Voyage au bout le nuit, et il pense même, l’audacieux, que «l’écriture, c’est de l’émotion». Ah dis donc, t’as vu ça ? C’est pas une tarlouze d’intello, le gars. Et tu sais quoi, même qu’il estime que «certains textes de Booba ont une vraie valeur littéraire». Eh oui mon pote, c’est les mots des quartiers mais, comme il dit Nekfeu, «le rap, même dans sa forme la plus bête, vulgaire et outrancière, ça reste de la poésie». Ah ça fait vachement du bien de lire ça, et que je te les enfonce les rats de bibliothèque avec leurs diplômes, et pareil pour les critiques qui ne sont même pas nés dans la rue.
Vient aussi une question cruciale des intervieweurs qui demandent à Despentes[1] comment elle rend «crédible le passage sur la jeune fille qui veut porter le voile». Ah oui, c’est vrai ça, comment elle fait ? «Ça peut être une façon d’avoir 20 ans», répond celle qui écrit des bouquins où elle montre qu’elle sait ce que c’est que le Subutex (faut pas oublier qu’elle est pas qu’à moitié rebelle). Et elle ajoute : «On parle souvent de Diam’s et, au-delà, de la religion, je comprends son désir de sortir de la féminité normative.» Ah la vache de vache, c’est trop fort, là elle te les bousille au lance-flammes toutes ces petites-bourgeoises enfermées dans la «féminité normative» ! Allez les copines, faites comme en Iran, plus de jupes, de décolletés, abandonnez la norme occidentale pourrie, rebellez-vous avec le tchador ! Nekfeu, pas en reste, enchaîne : «J’aime beaucoup Diam’s. Je trouve qu’elle apporte quelque chose à ce genre de débats. Je la trouve sage. Elle veut l’unité. A l’heure de l’égocentrisme et du narcissisme, je respecte les gens qui font le choix de la spiritualité.» Bien dit, Tariq Ramadan, euh, pardon, Nekfeu le rappeur-esprit-rebelle ! C’est qu’il en a dans le ciboulot, le gars : au passage, mine de rien, il vient d’inventer la notion de new-age islamique. Tu vois, quoi, la sagesse, l’unité, la spiritualité, tout ça sous un seul tchador. Et avec tolérance par-dessus le marché, car pour combattre le narcissisme et l’égocentrisme qui ravagent notre monde dégueulasse il aurait pu donner en exemple l’humilité et la pudeur qu’offre le niqab. Non, il est cool, Nekfeu : il apprécie le modèle de sagesse bigoterie-à-visage-humain, celui où les filles montrent juste leur visage, quoi.
Mais il n’y a pas qu’aux Inrocks qu’on aime les «esprits rebelles», oh que non. Chez Gallimard, département Série Noire, on les apprécie aussi, et visiblement tout autant à Libération qui, le 1er juillet, livrait un portrait flatteur de l’à peine quadragénaire arrivé voici 10 ans tout ronds à la direction de la collection créée par Marcel Duhamel. Il se nomme Aurélien Masson et il porte un blouson de cuir noir, un Perf’, pour parler comme les gens qui croient connaître les termes de la culture rock. (Eh dis donc, Nekfeu aussi il en a un de Perf’ sur la photo des Inrockuptibles ! Et comme Nekfeu, Masson il admire Bukowski et Céline. Hasard, coïncidence ? Mais non, nigaud, c’est à cause que c’est des rebelles.) L’auteur de l’article, une fille, nous le dépeint comme «couillu […] mais à sa façon». Ah le vocabulaire beauf, c’est pas rebelle ça aussi ? Il paraît donc que le couillu à sa façon est super-sympa avec ses auteurs, qu’il les chouchoute et les aide. Tout ça est parfait, mais l’essentiel pour cerner le directeur de la Série Noire est ailleurs, en fin d’article. Par souci d’honnêteté il faut reconnaître que nulle part Aurélien Masson nous est décrit explicitement comme rebelle. Mais on nous le fait comprendre, car, par exemple, il assure qu’il ne sera «jamais sous cocaïne ou ecstasy, ces drogues capitalistes pour trader». Là il lui envoie pas chercher dire, à cette saloperie de capitalisme ! Et surtout, le portrait se termine sur son «intérêt pour les mecs qui font chier», selon sa propre expression. Car, nous explique la journaliste de Libé, il «aime quand ça crisse, dérape, dérange». Alors c’est qui ces mecs ? Elle nous offre une sélection dont elle estime qu’elle «relève de la cohérence», à savoir : Pierre Carles – adulé par la complosphère parce qu’il pourfendrait le système médiatique –, son pote Marc-Edouard Nabe – histrion antisémite longtemps proche de Dieudonné – et Emmanuel Todd, qu’il n’est plus besoin de présenter. En effet, comme dit l’anti-capitaliste en Perf’, ces trois-là «dérangent». Mais pas tout le monde. Pas l’extrême droite, pas les bruns-rouges, pas les islamistes, pas les conspirationnistes…
[1] Ne jamais oublier que c’est elle qui avait écrit dans les Inrockuptibles, à propos des frères Kouachi au lendemain de leur massacre à Charlie Hebdo : «J’ai aimé aussi leur désespoir. Leur façon de dire – vous ne voulez pas de moi, vous ne voulez pas me voir, vous pensez que je vais vivre ma vie accroupi dans un ghetto en supportant votre hostilité sans venir gêner votre semaine de shopping soldes ou votre partie de golf – je vais faire irruption dans vos putains de réalités que je hais parce que non seulement elles m’excluent mais en plus elles me mettent en taule et condamnent tous les miens au déshonneur d’une précarité de plomb.»
Mais pourquoi s’intéresser à ces sous-idiots ? « L’écriture c’est l’émotion » dit-il avec le ton de celui qui va changer l’équation cosmique ! Mais on S’EN FOUT ! Comme l’écrit Céline à Milton Hindus, «Il y a toujours, chaque soir, des gens qui découvrent la Lune».
Sur la couverture des Inrockuptibles, les deux rockeurs posent devant…un écran de fumée. On ne saurait mieux illustrer la « rébellion » des personnages concernés et de ceux qui les encensent. Mais inclure l’écrivain Nabe dans cette imposture, alors qu’il la dénonce depuis trente ans, relève tout autant de l’imposture. Seulement, ce n’est pas la même.
Réduire Marc-Edouard Nabe à un histrion antisémite prouve à quel point vous ignorez l’œuvre magistrale que constitue son journal. Alors que votre critique sur les néo-rebelles fait mouche, méconnaître à ce point un authentique écrivain (Nabe) annihile la pertinence de votre propos.
Facile.