Monsieur le Président de la République,
très cher François,
Recevoir ces insignes de votre main est, vous le savez, une immense satisfaction et un grand honneur. Mais, disons le tout de suite, si le mot honneur au singulier est au-dessus de tout soupçon, au pluriel il devient suspect. « Plus d’honneur (au singulier), que d’honneurs (au pluriel) ». Telle était la devise des Noailles. Nous l’avions trouvée tellement appropriée, Yves Saint Laurent et moi, que nous la leur avions volée pour la faire nôtre. Nous étions jeunes alors et au cours des années les décorations sont arrivées et nous avons reçu, lui et moi, cette fameuse «raclée d’honneurs» dont parle Jean Cocteau. Penchons-nous un instant sur ce pluriel détesté. Vous imaginez bien, Monsieur le Président, que j’y ai souvent réfléchi et j’en ai conclu que ces honneurs dont on parle, étaient lavés de tout soupçon si celui qui nous les remettait était lui-même digne de le faire et surtout si la reconnaissance officielle cédait le pas à l’amitié.
Concernant la Légion d’honneur, Jack Lang m’a fait Chevalier, François Mitterrand Officier, Laurent Fabius Commandeur et aujourd’hui François Hollande Grand officier. L’amitié et l’admiration que je leur ai portées font que ces décorations, je les ai reçues avec joie, reconnaissance et sans la moindre hésitation. Je suis même prêt à en accepter une autre… quand le moment sera venu.
Je veux remercier les amis qui m’entourent et qui sont venus me témoigner leur affection. Je veux dire ma reconnaissance à tous ceux – même si beaucoup nous ont quitté – qui m’ont permis de construire ma vie. A ma mère bien sûr, qui a 107 ans aujourd’hui et qui la première m’a parlé de liberté. J’avais 19 ans lorsque j’ai rencontré Bernard Buffet et Jean Giono. Avec Bernard, j’ai connu ma 1ère histoire d’amour que je n’ai pas oubliée. Elle dura 8 ans. Avec Giono, j’ai rencontré un mentor, un immense écrivain. Il m’a aimé comme un fils. Je lui suis demeuré fidèle et je préside le prix Jean Giono. Ma rencontre avec Jean Cocteau est due au hasard. Pourtant, elle dura jusqu’à sa mort. Son dernier compagnon, Edouard Dermit, me légua le droit moral sur l’œuvre du poète. J’essaie de la gérer au mieux. Puis survint la rencontre capitale, celle d’Yves.
Je devais vivre à ses côtés pendant 50 ans. Je l’ai accompagné dans l’existence, dans la création, dans la folie et dans la mort. Elle me permit de me révéler, de donner un sens à ma vie, de voir comment un couturier peut participer à la transformation de la société, et donner le pouvoir aux femmes. Mais Yves Saint Laurent a créé tant et tant de choses dans la mode, le cinéma, le théâtre, le music-hall que je préfère m’arrêter là.
On comprendrait mal, j’imagine, que dans ce Palais de l’Elysée où il resta 14 ans, je ne parle pas de François Mitterrand. Jack Lang fut à l’origine de notre rencontre. On ne décide pas de devenir l’ami du Président de la République, surtout s’il s’appelle François Mitterrand. Si je le suis devenu c’est parce qu’il l’a voulu. Ami, je n’étais ni le plus proche, ni le plus ancien, mais le dernier assurément. Je ne vais pas évoquer tous les souvenirs qui se bousculent lorsque je parle de lui, mais comment oublier nos déjeuners et dîners pleins de confiance, ici ou ailleurs, ses confidences fort rares que je n’ai jamais notées, et ce dernier réveillon à Latché 8 jours avant sa mort ? Aujourd’hui, presque 20 ans après sa disparition, je l’aime et l’admire toujours autant.
Arrivé à l’âge où les jours raccourcissent, où les nuits s’allongent, où mon beau printemps et mon été ont fait le saut par la fenêtre, il ne me déplait pas de regarder le temps parcouru. En dépit d’erreurs que je reconnais et qui sont plus nombreuses qu’on ne croit, j’ai essayé de cultiver la fidélité. Fidélité à mes amis, fidélité à mes convictions et j’ajouterai fidélité à mes dégoûts, car si on peut changer de goûts, on ne peut changer de dégoûts. J’ai aimé la création comme un péché. Toute la création. Je n’ai jamais fait de différence entre le « kleine Kunst » et le « grosse Kunst ». C’est ainsi que pour moi, la mode est aussi importante, que la peinture ou la musique, même si je sais que celles-là sont destinées à durer et celle-ci à disparaître à peine née, comme ces insectes éphémères qui ne vivent que quelques heures.
J’ai aimé la création mais j’ai aussi aimé la politique. J’étais bien jeune lorsque j’ai attrapé ce virus qui m’a fait militer dans les jeunesses anarchistes. Je conseille à ceux qui ne l’ont pas fait, de lire ce livre du grand écrivain Portugais, Fernando Pessoa « Le Banquier anarchiste ». Ils verront que c’est un virus dont on ne guérit pas facilement. J’avais 15 ans lorsque j’ai lu « l’Unique et sa propriété » de Max Stirner. Il m’a accompagné toute la vie. Je le relis régulièrement.
Puis j’ai rencontré Garry Davis, milité à ses côtés dans le mouvement des Citoyens du Monde, créé un journal, La Patrie Mondiale, qui n’eut que 2 numéros faute d’argent, boycotté une séance de l’ONU qui siégeait alors à Paris au Palais de Chaillot, ce qui me valut d’être enfermé dans une cellule avec Albert Camus pendant une nuit. Je venais d’avoir 18 ans.
Aussi, me trouver ici, au Palais de l’Elysée, 67 ans plus tard peut étonner certains. Je le comprends. Mais la fidélité la plus importante, est la fidélité à soi-même. Un jour qu’on lui reprochait de sauter de branche en branche, Jean Cocteau répondit : « oui je saute de branche en branche, mais dans mon arbre ».
C’est ainsi que se sont forgées mes convictions et c’est à cause d’elles, M. le Président de la République, que j’ai voté pour vous en 2012 et que je suis prêt à recommencer en 2017. Si la politique connaît un discrédit regrettable, c’est parce que les convictions s’évanouissent. Je suis profondément choqué lorsque j’entends dire que tout se ressemble, que la Gauche et la Droite c’est du pareil au même. Non, ce n’est pas la même chose. Nous sommes nombreux dans cette salle à le savoir. Nous savons ce que nous devons à la Gauche depuis la Révolution française que je prends en bloc comme le recommandait Clémenceau. Nous savons qu’elle a été le fer de lance du progrès et de la liberté.
Enfin, je ne peux oublier une cause qui me tient particulièrement à cœur : la lutte contre le SIDA. Dès l’apparition de cette épidémie en 1983, j’ai accompagné ce combat. Président de Sidaction, j’ai voulu, avec d’autres, que cette association vienne en aide aux malades et distribue des bourses à des jeunes chercheurs. Il en est de même avec SOS Racisme que j’ai rejoint dès le début. Le SIDA, le racisme, l’homophobie, autant de combats nécessaires qui méritent un engagement sans faille.
Quand je regarde par-dessus mon épaule, j’aperçois, flânant sur le port de La Rochelle, l’adolescent que j’étais. Je le reconnais sans hésiter. J’espère que lui me reconnaîtra à son tour et que si je lui tends la main, il voudra bien la saisir.

François Hollande remet les insignes de Grand Officier de la Légion d'Honneur à Pierre Bergé. © Présidence de la République – L.Blevennec
François Hollande remet les insignes de Grand Officier de la Légion d’Honneur à Pierre Bergé. © Présidence de la République – L.Blevennec

 

Cérémonie de remise des insignes de Grand Officier de la Légion d'honneur à Pierre Bergé
François Hollande remet les insignes de Grand Officier de la Légion d’Honneur à Pierre Bergé. © Présidence de la République – L.Blevennec

 

Cérémonie de remise des insignes de Grand Officier de la Légion d'honneur à Pierre Bergé.
François Hollande remet les insignes de Grand Officier de la Légion d’Honneur à Pierre Bergé. © Présidence de la République – L.Blevennec

 

Cérémonie de remise des insignes de Grand Officier de la Légion d'honneur à Pierre Bergé.
François Hollande remet les insignes de Grand Officier de la Légion d’Honneur à Pierre Bergé. © Présidence de la République – L.Blevennec