Les théories littéraires sont une absurdité nécessaire. Souvent, elles tentent d’expliquer a posteriori ce qui est hasard ou mystère. Les écrivains ne savent pas pourquoi ils écrivent. Ils découvrent ce qu’il y a dans leurs livres en les faisant. Mais ils ont besoin d’ordonner les choses, de prétendre organiser le miracle de l’art. Le résultat est ridicule et péremptoire. Ce sont des manifestes, des colloques. Le roman « doit » être comme ceci, il « faut » écrire comme cela. On sacrifie, on exclut. On se rassure tant bien que mal. Proust compare les théories littéraires à un cadeau sur lequel on aurait laissé le prix. Il trouve complètement plouc de vouloir analyser son travail. Il a raison : je suis plouc. D’ailleurs, un de mes romans s’intitule « 99 francs ». J’ai envie que mes lecteurs sachent le prix de mes cadeaux. J’ai surtout besoin de comprendre ce que je fais, et où en est le roman. Bref, de savoir si je suis romancier, ou pas.
Alors récapitulons. Au XIXème siècle, Balzac, Stendhal, Hugo, Flaubert, Maupassant et Zola inventent le roman réaliste. Ils peignent leur époque en imaginant des personnages qui la traversent. Ils se documentent, utilisent des archives, épluchent les journaux et les guerres, les révolutions et les faits divers. Le monde contemporain devient un sujet de roman : Paris dans Le Père Goriot, la bataille de Waterloo dans La Chartreuse de Parme, les émeutes de juin 1832 dans Les Misérables, la révolution de 1848 dans L’Education sentimentale, les coulisses du journalisme dans Bel-Ami, le monde ouvrier dans L’Assommoir et Germinal. Le roman est un tableau de la réalité. Il ne raconte une histoire que pour raconter l’Histoire. Derrière la fiction se cache la vérité. Un romancier, c’est quelqu’un qui écrit son temps, en riant ou en pleurant.
Au XXème siècle, les choses se compliquent. Proust emploie la première personne en jurant qu’il ne parle pas de lui. Kafka rêve une réalité fantastique et paranoïaque. Breton fait les deux à la fois. Joyce revisite Homère en détruisant la narration classique. Faulkner torture la temporalité. Céline est le seul à poursuivre le roman réaliste d’apprentissage, mais en profite pour transformer le langage. Donc raconter le monde ne suffit plus. D’ailleurs, la Première Guerre mondiale laisse un sentiment de vanité. Toutes les fictions réalistes n’ont pas empêché la catastrophe d’advenir. Bref, le roman ne sert plus à rien – mais n’était-ce pas sa vocation ?
C’est alors qu’un Américain, un Anglais et un Français écrivent simultanément sur la guerre d’Espagne. Hemingway, Orwell et Malraux inventent une forme nouvelle : le roman-reportage, la fiction historique dont l’auteur est le héros, le réalisme subjectif. Ce genre fera florès en Amérique : il engendre, après 1945, la non-fiction novel de Truman Capote (De Sang-froid, sur le meurtre d’une famille de fermiers du Kansas), mais surtout le romanquête de Norman Mailer (Les Nus et les Morts, sur la guerre du Pacifique, Les Armes de la Nuit, sur 1968, Oswald’s tale : an American mystery, sur l’assassinat de Kennedy) ainsi que le Nouveau Journalisme (Tom Wolfe, sur la conquête spatiale puis les traders, Hunter S. Thompson, sur Richard Nixon, etc). Le roman s’empare à nouveau de l’Histoire : dès 1946, John Hersey publie Hiroshima, un an après le largage de la bombe atomique sur le Japon. Il interviewe six habitants d’Hiroshima et construit son récit à partir de leurs témoignages. Bien plus tard, quand Philip Roth s’empare de l’affaire Lewinsky (dans La Tache), il effectue la même démarche : croiser l’écriture romanesque avec un événement historique récent. De même, James Ellroy imaginera un roman policier autour du meurtre de Kennedy (American Tabloid), et Russell Banks un roman à la première personne à partir d’un dramatique accident d’autobus (Des beaux lendemains).
Curieusement, en France, l’évolution n’est pas la même. Le réalisme semble abandonné en cours de route par la faute de deux chefs-d’œuvre : La Nausée de Sartre en 1938 et L’Etranger de Camus en 1942.
Le réalisme est remplacé par l’existentialisme. La description du monde passe au second plan puisque le monde est absurde, puisqu’on ne sait pas ce qu’on fout là. En 1963, Pour un nouveau roman d’Alain Robbe-Grillet est une nouvelle version de la théorie de l’Art pour l’Art. Le roman se cherche un sens en dehors de la réalité, un sens au-delà du sens. Il fuit les personnages artificiels, les intrigues vraisemblables. Il se concentre sur la description – souvent hermétique – du décor contemporain. Je simplifie parce que je n’ai pas tout compris. D’autres ont réfléchi à ces questions plus longuement que moi (Barthes, etc). N’empêche que si le Nouveau roman a servi à dire que le réalisme classique était obsolète, il avait raison. On ne pouvait plus écrire comme avant l’invention du cinéma et de la télévision (Céline aussi l’avait prédit). Le romain ne pouvait plus se contenter de décrire le monde extérieur ou les émotions intérieures. Il lui fallait revenir à l’écriture même, à la forme, aux objets.
Le roman français mettra longtemps à se reconnecter sur la réalité : il lui faudra attendre Les particules élémentaires de Michel Houellebecq, ingénieur agronome comme Robbe-Grillet. Cet écrivain effectue la jonction entre l’existentialisme dépressif de La nausée et l’ambition descriptive du new realism d’outre-Atlantique, dans le droit-fil des Choses de Perec en 1965. On peut considérer qu’à partir des années quatre-vingt-dix, le roman français revient à ses propres sources : le réalisme balzacien et le naturalisme zolien. D’où cette étiquette postnaturaliste qui sera rapidement collée sur le front de toute une génération d’auteurs satiriques, à la documentation précise. Cette génération possède toutefois une différence avec l’écriture anglo-saxone : l’autofiction est passée par là.
En créant le terme d’autofiction en 1977, Serge Doubrovsky a entériné une longue tradition française : l’écriture du « moi », née avec les Essais de Montaigne (« je me roule en moi-même »), prolongée avec Rousseau et Chateaubriand, mais inaugurée sur le plan romanesque avec Adolphe de Benjamin Constant (1816). C’est comme ça : les Français aiment dire « je », tout en imaginant des histoires fausses. Ou de faire croire que leurs vies sont des fictions. Ou utiliser leur existence comme unique source d’inspiration littéraire. Ils tiennent des journaux intimes, et les publient. Ils se regardent en train d’écrire (Paludes, de Gide), 1896. Ils se mettent en scène au milieu de leurs romans. Ils s’adressent au lecteur (Jacques le Fataliste, de Diderot, 1778). Ils sont leur héros préféré. Dans un article récent au Monde, Doubrovsky définit l’autofiction comme « à la fois et contradictoirement autobiographie et roman, relation de faits et gestes réels et récit fictif », et cite Nadja comme la première autofiction. Même s’il exagère (Constant, un siècle plus tôt !), il faut admettre qu’il y a là une spécificité de notre littérature hexagonale, qui donne au roman français son originalité (et parfois aussi sa faiblesse) : l’auteur est souvent le personnage principal de son propre roman.
A quoi sert l’autofiction dans la société médiatique ? A mieux connaître l’auteur du roman qu’on a aperçu à la télévision. Le roman autobiographique est une annexe, un appendice du passage à l’antenne. L’auteur y précise sur trois cents pages son discours de cinq minutes chez Ardisson. Mais en s’exposant, en s’exhibant, il permet aussi au lecteur de se connaître lui-même, en s’identifiant à lui. L’écrivain d’autofiction lègue son corps au public. En même temps que la télé-réalité, naît une littérature-réalité. Ce qui est frappant en 2003, c’est que même les romanciers les plus romanesques du monde anglo-saxon ont fini par s’y mettre : Martin Amis dans Expérience, Jim Harrison dans En Marge, J.M. Coetzee dans Vers l’âge d’homme. Y compris Daniel Pennac chez nous dans Le Dictateur et le Hamac, pourtant le parangon du roman burlesque et imaginatif ! Pourquoi les romanciers du monde entier se sentent-ils obligés de s’inclure dans leurs histoires ? Est-ce du narcissisme de parler de soi ? Goethe, Rousseau, Constant étaient-ils narcissiques ? Certainement, comme tous les artistes, mais pas plus que la moyenne. Simplement la Beauté a besoin de Vérité. Le roman post-Nouveau roman revient donc au réalisme par le truchement du « moi ».
S’il fallait définir un nouveau Nouveau roman, il faudrait chercher dans cette zone-là : le romancier qui dit « je » pour absorber le monde. Le romancier qui se regarde dans le miroir qu’il promène le long du chemin. Au lecteur de voir le monde derrière le reflet de l’écrivain. Alain Robbe-Grillet a d’ailleurs fini par écrire lui aussi son autofiction : « Ce « je » schizophrène va s’incarner aussi bien des instants vécus, vérifiables, que dans des fictions ressenties intérieurement comme authentiques fragments de vérité. » On finirait presque par confondre Sollers, Duras et Nourissier quand ils nous racontent leur vie. Le Nouveau roman est passé de l’objectivité à la subjectivité. Le Nouveau roman dormait, la première personne (empruntée à l’Ancien Roman) l’a réveillé.
Aujourd’hui, la littérature part dans tous les sens. Il faut remettre de l’ordre là-dedans. Ca y est, je fais des phrases commençant par « il faut ». Désolé, mais il est vrai que depuis la mort des structuralistes, on est en manque de structures. La meilleure chose à faire reste de se poser sans cesse les mêmes questions : pourquoi écrire des romans dans ce monde-là ?
S’agit-il de raconter une histoire imaginaire ou une histoire vraie ? S’agit-il de parler de soi ou de la société ? Dans l’époque de l’image, pourquoi choisir le roman plutôt que toutes les formes d’expression dominantes ? Que peuvent apporter l’écriture et la lecture que n’apportent ni le cinéma, ni la télévision, ni la radio, ni le jeu vidéo ? Et surtout, la question centrale de ce début de XXIème siècle : que peut apporter la fiction romanesque face à une réalité de plus en plus invraisemblable ?
L’autofiction ne suffit plus. Elle conduit à un excès d’égotisme, un déferlement nombriliste. Le Nouveau roman était une impasse expérimentale. Il semble qu’aujourd’hui, le roman français soit en train de reculer vers Balzac, et de traverser l’Atlantique pour mieux prendre son élan afin de foncer dans le Journal Télévisé. Plutôt que décrire la réalité de l’extérieur, pourquoi ne pas entrer physiquement dedans, s’y impliquer corps et âme par le jeu du « je » ?
Notre tâche est de lire le monde, disait Whitman. Sans théories, on s’y perd, mais avec ce n’est guère mieux. Nous ne savons pas ce que nous faisons. Si ça se trouve, je viens de vous faire perdre votre temps à tenter de vous convaincre que mon dernier roman est mûrement réfléchi. Critiques, écrivains, éditeurs : nous ne sommes que d’humbles lecteurs qui naviguent dans l’obscurité. Mais nous sentons que quelque chose est en train de se passer. Il y a trop d’histoires fausses qui nous ennuient : toute la journée, partout, des fictions tentent de nous arracher à notre torpeur. Le mentir est de moins en moins vrai. Le rôle du nouveau Nouveau roman est d’entrer dans les endroits interdits afin de décrire ce que nul ne décrit. La littérature française se situe à un tournant. Kundera cite souvent cette phrase de Hermann Broch : « La seule raison d’être du roman est de dire ce que seul un roman peut dire : l’aventure continue. »
Après l’autofiction, place à l’autoréalité.
¡Siempre brillante!
Lumineux!