Buenos Aires dans mes yeux
A la lecture des journaux
Il n’y a qu’une vedette, et c’est elle. Christina Kirchner, présidente de l’Argentine, succédant à son mari Nestor élu en 2003, est de tous les articles, de tous les éditos. Le système Kirchner, cette planète K, dont parle la presse d’opposition, mis en place par Nestor, continué par Christina, n’est pas seulement une période de l’histoire récente, une répétition, bouffonne et télénovelesque, de la longue histoire du péronisme, cet étrange mouvement politique nationaliste, socialiste, progressiste et cocardier, démagogue et laboral, conservateur et révolutionnaire. Kirchner, c’est le soleil noir autour duquel s’enroule toute la politique argentine, comme une de ces lampes à brûler, posée un soir d’été sur une galerie des Antilles, où viennent, inexorablement, dans un crépitement électrique, se carboniser les moustiques. C’est un système, donc, mais c’est aussi une cour, un opéra-bouffe, avec ses favoris, ses fils prodigues, ses traîtres et ses bons apôtres, les incompétents promus pour leur docilité, les ambitieux écartés, les imbéciles fanatiques. Partout, comme chez le Roi Lear, on voit cette « servitude lâche et niaise, cette sujétion à une tyrannie sénile, qui gouverne, non parce qu’elle est puissante, mais parce qu’elle est tolérée. » Christina Kirchner va quitter le pouvoir, pour cause d’une impopularité record, et d’une clause constitutionnelle qui l’y oblige. Et dans cette ambiance étrange, où la Présidente tire les ficelles d’une collection de marionnettes, cette succession à ciel ouvert qui se marchande comme à la fin d’une régence, Scioli, le fidèle homme de main , d’une rondeur œcuménique et officielle, adoubé par les barons enrichis et le parti aux ordres, Massa, le faux-rebelle, tacticien et ingrat, qui veut remplacer le péronisme de Kirchner par le péronisme de lui-même, et Macri, l’opposant libéral, homme d’affaires impeccable et maire de Buenos Aires, tous s’agitent et font campagne. Il se murmure, ici, que, par une ruse mazarine, Christina pousserait son ennemi Macri, avec qui elle a des relations plus que cordiales, afin d’imaginer un scénario à la chilienne (la présidente de gauche Bachelet quittant le pouvoir, laissant la place à une opposition libérale le temps d’un mandat, pour mieux revenir ensuite devant une population nostalgique). Les Argentins sont-ils donc condamnés au Kirchnérisme ? Ils sont voués, en tous cas, à voir les péripéties que donne immanquablement un trône aux toiles d’araignée, sécrétant la lâcheté et l’impunité, l’avidité et la mesquinerie. Un jour, c’est le vice-président qui se trouve pris dans un énorme scandale de corruption. Le lendemain, le ministre de l’Economie se construit un super-califat au sein même du pouvoir, collectionnant les titres et les postes d’influence ; puis, encore, le ministre de la sécurité qui couvre des agents fautifs. Ce sont trahisons et coups tordus, alliance de conclaves et guerres de shogun japonais, conflits incestueux chez les enfants du système K. Hier, la presse d’opposition sous-entendait que Kirchner, par ailleurs d’une combattivité dotée d’un certain panache et d’un culot phénoménal, avait troqué l’aide financière de la Chine (après celle de Poutine) contre l’ouverture, en Patagonie, dans le plus grand secret ,d’une base militaire où pourront, demain, venir s’installer les troupes de la République Populaire. C’est un spectacle et c’est un feuilleton, c’est un programme de grand écoute, c’est une vie politique, latine, exubérante, souvent risible, qui laisse bizarrement amer l’observateur européen, se retournant avec une perplexité modeste sur les turpitudes de son propre pays : comment peut-on être Argentin ?
Le péronisme est un guépardisme
Jorge Fontevecchia est le fondateur d’un empire de la presse, en Argentine et au Brésil, et il a un immense bureau exactement comme on en imagine pour tous les Citizen Kane : au sommet du building abritant son journal, assorti d’une épaisseur de moquette très confortable, décoré d’une petite table basse où recevoir, avec une amabilité enjouée, les visiteurs de passage. Les fenêtres donnent sur la skyline de Buenos Aires et une assistante vous apporte ce que vous voulez, verre d’eau ou café. Fontevecchia est un homme très puissant, il a un stylo de marque propice à enregistrer nerveusement, clic clac, son ennui ou son agacement, mais c’est aussi un intellectuel distingué, un analyste érudit et qui cite les grand auteurs avec cette ironie roublarde de celui qui n’est pas dupe de sa propre culture. Il est d’une intelligence amusée, il prend soin de vous écouter avec attention, et il a cette distance civile et amicale, qui sait se dédier à un visiteur cinquante cinq minutes exactement comme s’il n’existait pas d’homme plus important sur terre que vous, cette attention cravatée, nonchalante et urbaine que seuls possèdent les hommes politiques et les maîtres du monde. Philosophiquement, c’est un libéral, un spectateur engagé, littéraire et ironique, un pragmatique cultivé et prudent, un Aronien selon des critères français. Il est d’un ascétisme tranquille, c’est un clerc réfléchi, en costume, et on sent que si vous lui proposiez de venir à la meilleure fête de la galaxie, il vous dirait vouloir relire Pascal ou vérifier une dernière fois ses livres de compte. « Vous savez, dit il pour débuter son exposé général de l’Amérique du Sud (il commence à dessiner un cône pour figurer le continent), il y a un grand paradoxe entre le Brésil et l’Argentine. Nous sommes le pays d’Eva Peron, du syndicalisme d’Etat, et nous avons comme leaders politiques des membres de l’élite. Songez à une chose : nous n’avons jamais eu un ouvrier comme président. Le Brésil, lui, est en mesure d’avoir une présidente qui a commencé femme de mélange… vous vous rendez compte Marina Silva est une femme et elle est noire (il écarquille les yeux pour souligner l’énormité de ce fait). Marina Silva (et on sent à son ton une estime véritable de sa part), c’est Barack Obama et Hillary Clinton réunis. » Je lui demande alors la raison de ce paradoxe : pourquoi l’Argentine, qui est irrigué d’un populisme de gauche depuis 1945, le péronisme, est d’un conservatisme social aussi écrasant. Jorge Fontevecchia s’arrête, réfléchit. Il est d’un calme digne d’une mer de Chine, et on sent que sa vaste intelligence tient une réponse parfaitement prête, adéquate et raisonnable, pour chaque grand problème de ce monde. Sa théorie est la suivante : sous couvert d’une rhétorique histrionne, la société argentine, et notamment une élite économique laminée par les crises, s’accommode très bien d’une classe politique qui achète la paix sociale par des mesures démagogues. Il a pour résumer tout cela le joli mot de « gatopardismo », le guépardisme. Comme dans le film de Visconti, et le roman de Lampedusa, tout change pour que rien ne change. » La vérité de l’argentine est là : la veine populiste du péronisme ne sert qu’à assurer la reproduction de l’ordre des choses. C’est le gatopardismo. Le péronisme et le kirchnerisme sont des Prozac politiques : derrière le populisme apparent, ils ont pour seule fonction d’endormir le peuple. » Mais, se demande l’interlocuteur saisi par cette hypothèse, de Menem en Kirchner, l’Argentine serait-elle condamnée à une stagnation digne des âmes au purgatoire, dans les tréfonds du monde démocrate et civilisé ? Jorge Fontevecchia n’est pas de cet avis non plus. Selon lui, et selon surtout l’ample et raisonnée histoire du monde qu’il connait sans doute par cœur, les peuples apprennent et progressent. Le Mexique connaissait des crises, il est en passe de devenir prospère. Le Brésil, que Fontevecchia admire, s’est doté d’hommes politiques sensés et réfléchis, qui favorisent le développent, la croissance et le bien du peuple (lorsque Fontevecchia dit « peuple », cela ne sonne pas du tout, dans son espagnol doux et lent, comme du Che Guevara, mais plutôt comme dans une philippique de tribun athénien devant les galères ennemies). Alors, l’Argentine pourrait bien apprendre, et grandir, devenir un pays prospère et aux institutions suivant le cours ordinaire et attendu des usages. Il y a, sur le plan démocratique et économique, un progrès, un « cursus honorum » des nations, et ravi de trouver des extraits de latin dans une analyse géopolitique, je lui dis que c’est là du Hegel sans le savoir. Fontevecchia suspend son propos, examine ma suggestion et semble l’adopter après un court mais intense référendum de sa conscience. Le kirchnerisme serait donc, non pas une parenthèse, mais une Ruse de la Raison pour faire advenir la modernité libérale et tranquille ? Non, pas une ruse de la Raison, seulement « un maillon de la chaîne », corrige-t-il de son œil aimable, en joignant ses mains et penchant un peu la tête.
La grande affaire du moment, en Argentine, c’est donc le Système K. Notre conversation s’en approche, tourne autour, s’y arrête. Le kirchnerisme, Fontevecchia l’étudie sans passion, ce qui est quelque chose de remarquable chez tout Argentin, généralement prêt à se lancer dans une tirade contre, pour, contre mais avec des réserves, pour mais avec des regrets, bref à déclamer sa passion, haineuse ou admirative, à l’écoute du mot K. Fontevecchia analyse cela froidement, explique que l’enthousiasme passionnel est le propre des populismes, désignant des ennemis, recouvrant par les mots le gouffre entre ses désirs révolutionnaires et l’ordre si décevant du monde. Fontevecchia cite Freud « le contraire de l’amour n’est pas la haine, mais l’indifférence », il cite Lacan, il cite Levi-Strauss, il déploie une solide armature théorique pour démontrer que le kirchnérisme ne mérite pas tant d’éclats de voix, et que tout cela peut se déconstruire entre personnes d’éducation sérieuse. D’un côté, dit-il, le couple Kirchner a apporté de très bonnes choses : ils ont sauvé le pays de la première crise de la dette de 2002, ils l’ont rendu florissant jusqu’en 2008, ils l’ont rendu tolérant avec des grandes lois sociétales, ils l’ont rendu apaisé avec sa mémoire en ouvrant les procès de la dictature, ils l’ont rendu plus avancé avec des mesures sociales intelligentes, d’alphabétisation et de salubrité. D’un autre côté, Nestor Kirchner, autocrate froid et retors, n’a été élu que grâce à la crise ; sa femme, Christina, ne fut réélue que par la mort de son mari, transformant, comme une Médicis, un veuvage en trône. (Fontevecchia, de manière frappante, martèle plusieurs fois ce fait, et le rapproche de l’actuelle campagne brésilienne, où Marina Silva capitaliserait sur le décès malheureux de son colistier, le socialiste Campos). Et puis, Fontevecchia y revient, ils laissent le pays avec une bien médiocre culture économique et démocratique, un clan corrompu et bouffon, une absence de plan de développement plus cohérent que : « le pétrole/le soja/les privatisations vont nous sauver ».
Alors, que peut attendre l’Argentine du Destin ? Jorge Fontevecchia tient la réponse. D’un côté (c’est un homme mesuré), le peuple est très mécontent, et les quinze mois jusqu’à l’élection présidentielle peuvent être violents. Mais, « nous ne sommes pas l’Egypte », et les Argentins manifesteront leur colère dans les urnes. Fontevecchia croit que la crise de la dette (l’Argentine étant poursuivie, et condamnée, par les tribunaux américains à honorer ses créances, détenues par des fonds vautours), qui inquiète à peu près tout le monde, (car la décision d’une cour américaine oblige le pays à payer non seulement les entrepreneurs de recouvrement vampire, mais aussi, par un jeu compliqué de clauses en bas de page, tous ceux qui avaient déjà, et depuis longtemps, accepté le défaut argentin, faisant grimper l’addition à des milliards), cette crise, donc, sera résolue avec du temps et de la patience. Il y aura bientôt un nouveau président, et tout le monde va de nouveau s’asseoir autour de la table, chacun prétendra ne rien vouloir discuter, des interprètes traduiront à toute vitesse le ton froid et juridique des avocats New-Yorkais avec des grosses cravates rouges et des chemises marines aux cols blancs, on se quittera fâché, puis de nouveau un peu conciliant, puis outragé par les ultimes propositions, grotesquement inacceptables, de la partie adverse, puis, après un arbitrage distingué et bienveillant, tout sera résolu. Ainsi marche les problèmes de dette et d’argent de toute éternité. Sur le problème moral que pose cette affaire (peut-on traîner par pur intérêt financier une démocratie devant les tribunaux et ruiner un pays, des millions de vie, des rêves, des destins pour au moins deux générations ? une nation qui a engagé souverainement sa parole, et trouve là une source de financement pratique et bienvenue, peut-elle refuser par un coup de tête de tenir parole ? avouez que c’est un cas, disons, épineux), Fontevecchia m’oppose alors la différence entre la justice et le droit, ce qui est un vieux problème de la philosophie morale, et, ayant quelque pratique dans la manière de ne pas le résoudre sur plusieurs pages, je lui propose la métaphore d’Antigone, qu’il accepte volontiers. Fontevecchia préfère conclure sur note (raisonnablement, modérément, avec des pincettes et un air distant) optimiste. Quel que soit le candidat élu, l’effondrement de cet échafaudage histrionique et mangé par les termites qu’est le kirchnérisme libérera des énergies nouvelles. Un grand air pur, bleu et frais fera alors de cette nation une jeune fille soulagée et conquérante. La dette injuste, le nationalisme, le sentiment de persécution, c’est une manière, presque psychiatrique, de se donner de l’importance, de se convaincre, pour l’Argentine, que ce n’est pas de sa propre faute si son développement est plus lent et embourbé qu’un bœuf de trait dans un ravin impraticable. Cette violence, cette rancœur contre la fatalité, les Américains, les dirigeants, le monde entier, cette amertume métaphysique, victimaire et nationale, se transformera peut-être (qui sait ?) en une belle énergie, positive et ambitieuse. Et, sans aucun doute, Jorge Fontevecchia sera là pour vous expliquer pourquoi, finalement, les choses ne sont pas aussi compliquées qu’on ne le croit.