Buenos Aires avait peur, le reste du pays aussi ; le pays du Tango avait peur ; la dictature était l’histoire. Les militaires étaient au pouvoir, les Généraux faisaient la loi et ceux qui refusaient de se soumettre à l’ordre établi, disparaissaient. Les escadrons de la mort (Grupos de tareas, littéralement groupes de travail) écumaient le pays, s’affairaient. La machine à tuer était en marche, impitoyable : le Général Iberico : « Nous tuerons d’abord tous les agents de la subversion, puis leurs collaborateurs et puis enfin leurs sympathisants ; ensuite viendront les indifférents et enfin pour terminer les indécis ». Chevalet,  écorchement, gégène, sous-marin, chalumeau… Faire souffrir, voir souffrir, détruire au nom de l’ordre. Et les corps suppliciés, torturés ? Enterrés sans sépulture ou jetés à la mer ! Engloutis. Plus rien. Aucune trace. Effacées les traces. Les victimes n’ont jamais existé ! Disparus les disparus. Proceso de Reorganizacion Nacinal, processus de réorganisation national.

L’Argentine avait peur. Prêter secours, assistance aux persécutés, à tous ceux-là qui étaient destinés à la disparition ? Les voisins passifs, les voisins, l’entendement, la raison sous l’emprise de la barbarie de la soumission ; les voisins, la conscience tournée vers la lâcheté, la lâcheté érigée en vertu, en force morale ; les voisins, toute aspiration à la hauteur humaine abdiquée ; les voisins, agitant fleurs et drapeau national ; les voisins, astiquant les serrures, les serrures des Centres clandestins de détention, de torture ; les voisins, petits chefs de quartier ; les voisins murmuraient dans leur barbe des arguties contre la révolte, justifiaient sans trouble d’âme,  la raison des Généraux: «Que cherchaient ces jeunes ? Que cherchent-ils ? Un autre monde ? Un autre monde dans ce monde ? L’injustice est une loi naturelle. De toutes les façons algo habran hecho, ils ont dû faire quelque chose. S’ils ont été arrêtés, c’est qu’ils ont bien dû faire quelque chose ; c’est qu’ils ont dû patauger dans des eaux troubles. De toutes les façons, nous ne sommes ni de loin ni de près responsables du sort des autres.»

Le pays du Tango avait peur ; l’Argentine était tenaillée, tétanisée par la trouille. La peur. Jusqu’à ce que les mères, oui, les Madres, les Madres des disparus, quatorze Madres déchirées par la douleur, quatorze Madres, le courage presque insensé ; jusqu’à ce que quatorze  Madres décident, le trentième jour du mois de mai de l’année 1977, de toiser la terreur. L’état de siège interdit de parler, de marcher ? Foulards blancs sur la tête, repoussant, dédaignant la peur, refusant l’oubli, recomposant morceau après morceau le visage de leurs enfants disparus, elles marcheront sur la Plaza de Mayo – la Place de Mai; elles parleront, elles trouveront la voix devant la Casa rosada, le palais du dictateur, le Général Videla : « Où sont nos enfants ? Qu’avez-vous fait de nos enfants ? Que sont devenus nos enfants?  Nous voulons savoir ce que sont devenus nos enfants ! Où sont les desaparecidos (les disparus)? Où sont–ils ? Qu’ils disent où sont passés nos enfants ! Ils les ont pris vivants, qu’ils les rendent vivants !»

« Elles sont folles ! hurlent les généraux ; locas, elles sont folles ! L’ordre est l’Argentine ! L’ordre chrétien ! Et nous, nous sommes la violence de l’ordre ; la violence de l’ordre contre le désir d’anarchie de ces insensés qui dédaignent la loi et l’ordre ! Que voulaient-ils ? Que cherchaient-ils, ces insensés, ces infidèles ? Détruire la civilisation chrétienne ! La liberté ? Mais la liberté est un pêché ! Penser ? Oser penser ? Le libre arbitre ? Un crime ! Nous sommes la violence de l’ordre, la force, la force  naturelle, la force inflexible, la force en action, la force de l’ordre en absolue liberté et nous avons le pouvoir d’engendrer et de désengendrer ! Nous seuls avons le pouvoir de dire et de faire ! Elles sont folles, ces madres ! Folles ! Locas ! De toute évidence, les disparus n’ont jamais existé puisque ce qui est dépourvu de corps – à part le Saint Esprit – n’existe pas ! Et d’ailleurs prenez garde, prenez garde : le Saint Esprit dirige nos services de renseignements. Prenez garde, la lutte que nous livrons ne reconnaît aucune limite morale ou naturelle ; elle est menée, elle sera menée par delà le bien et le mal.»

Temps de barbarie. Qu’est-ce qui peut empêcher l’homme de dégénérer en temps de barbarie ? Le courage ; le courage de se lever, de marcher, de cheminer par-dessus les craintes, par-dessus les blessures, par-dessus l’abîme. Les jours passeront, les années passeront, les Madres ne lâcheront rien. Marche cyclique, marche circulaire, ronde à rebours des aiguilles de l’horloge, comme pour remonter le temps, remonter le temps pour retrouver les disparus. Comme pour faire renaître sur cette Place de Mai, les enfants, tous les enfants disparus. Hebe de Bonafini, responsable de l’association des Madres de la Place de Mai : « Nous sommes les filles de nos enfants, nos fils nous ont fait naître à la lutte… Un jour viendra un fils, n’importe quel fils, traversera cette place pour entrer à la Maison du Gouvernement… Je ne sais lequel des fils, le fils de qui, mais il traversera la place pour la prendre et il sera devenu l’un de mes fils ». Elles étaient quatorze au départ, elles seront bientôt 150 puis 20 000, puis des dizaines de milliers.

Des années plus tard, en 1983, la dictature finit par s’écrouler grâce, notamment, à la poussée, à la mobilisation citoyenne. Des élections libres sont organisées et Raul Alfonsin devient le nouveau chef d’Etat. Il met aussitôt en place une commission d’enquête chargée de faire la lumière sur les crimes commis. Le rapport de la dite Commission est accablant pour le régime militaire : trente milles disparus ! Le procès du siècle peut s’ouvrir. Les langues se délient progressivement et le capitaine Alfredo Astiz, l’un des bourreaux de l’ancien régime, de déclarer : « C’est la Marine qui m’a appris ce que j’ai fait. Je suis l’homme le mieux préparé techniquement dans ce pays pour tuer un politique ou un journaliste ». Scilingo, un autre capitaine fera – bien plus tard – des aveux similaires: « J’ai jeté à la mer trente personnes et la Marine a envoyé aux requins entre mille cinq cents et deux milles personnes ». La vérité est bien celle-là : pendant que Kempes et l’équipe argentine de football gagnaient la Coupe du Monde organisée à Buenos Aires en 1978, chaque jour des avions remplis de prisonniers politiques décollaient de l’Aeroparque, tout près du stade de la consécration pour l’Océan Atlantique. Leur mission ? Jeter les corps vivants et drogués des prisonniers dans le vide, « afin de leur donner ainsi une mort chrétienne », selon les mots du contre-amiral Luis Maria Mendia.

Au terme du procès riche en révélations, vingt cinq galonnés sont condamnés à une peine de prison et puis… sous la pression de l’armée, le président Alfonsin hésite, tangue, recule et promulgue une loi controversée : la loi Punto final qui soustrait les anciens dignitaires du régime militaire à toute poursuite judiciaire. Suivra, plus tard, une autre loi, tout aussi contestée : la loi d’Obediencia debida – loi d’obéissance due – exonérant de toute responsabilité les militaires « qui n’auraient fait qu’exécuter des ordres ». L’oubli est le prix de la paix, déclare alors le nouveau pouvoir pour se justifier ! Le raisonnement ? Stratégique : si les fuerzas armadas – les forces armées -, les militaires se sentent traqués, ils risquent de recommettre un nouveau golpe – un coup d’Etat sanglant ! Il faut donc – afin de sauvegarder la paix – tourner la page. Oublier ! Oui, oublier ! Punto final !

Mais quoi donc ? Oublier ? Et le général Videla ainsi que ses compères, continueraient à communier tous les dimanches en toute tranquillité, à l’Eglise de Saint Luis, une église d’ailleurs interdite aux femmes aux bras non couverts et porteuses de minijupes ? Oublier ? Les Madres sont en colère : Oublier l’oubli ! Oublier serait consacrer l’impunité, donc récompenser le crime d’hier et préparer celui de demain ! L’impunité mène au crime ; le crime naît de l’impunité. Oublier serait trahir nos entrailles! Non, non à l’oubli et oui à la vérité ; oui à la justice ! Il faut aller jusqu’au bout du processus : arrêter les assassins, les traduire en justice, exposer sur la place publique leurs méthodes, leurs actes, les discréditer une fois pour toutes. Nous voulons savoir les dates, les lieux. Où ? Où donc ? Où cela s’est-il passé ? Qui ? Les noms.  Qui a fait cela ? Pour les disparus, il n’est d’autre paix que la justice.

De ce côté du jour, malgré le poids de l’âge, malgré la fatigue, les pieds gonflés, les corps endoloris, les menaces de morts ;  dans la brume, sous le soleil, les noms et les prénoms des rayés, des disparus en mémoire, les Madres, le cheveu devenu blanc, le pas lourd, referont encore inlassablement le même chemin sur la Place de Mai. Inlassablement. Prêtes à épuiser, si nécessaire, les nombres du temps. Inlassablement, le chant toujours brulant des desaparecidos en écho: «Ne me demandez pas qui je suis, ni si vous m’avez connu. Les rêves que j’avais aimés croîtront bien que je n’y sois pas. Je ne vis plus mais je suis dans ce que je rêvais jadis. Ne me rappelez pas mon âge, car je porte les années de tous. J’ai choisi, entre bien des manières d’être plus vieux que mon âge. Mes mains sont celles qui vont vivant dans d’autres mains. Ma voix est celle qui clame mon rêve celui qui reste entier. Et sachez que je ne mourrai, que si vous venez à céder ».

En 2003, la ténacité des Madres finit par avoir raison de l’impunité : le parlement abroge les deux lois controversées. Mieux : il vote une nouvelle loi affirmant l’imprescriptibilité des crimes commis et des crimes contre l’humanité. Les généraux dévots voulaient fermer sa gueule à l’histoire, la faire taire. L’histoire a fini par l’ouvrir ; il n’y a pas d’histoire éternellement aphasique.