Imaginez une ville d’Europe assiégée, il y a de cela vingt ans, pendant des mois et des mois, bombardée, éventrée. Imaginez une ville moderne et grouillante, une métropole plantée dans les collines, mais qui était jadis une Troie balkanique, dont on s’échappait par un seul tunnel, où l’on marchait presque recroquevillé. Cela ressemble aujourd’hui, avec sa veste ceinture de monts verdâtres, à une sorte de Davos paisible et alpin, mais constellé de minarets. Une ville où tout est correct, les squares et les fleurs, où l’orchestre militaire, sur la rive du fleuve, balance des schakos, dans la valse des fifres, dans la douceur bourgeoise des grands bals façon Habsbourg. Une ville d’Europe, avec des synagogues et des mosquées, et puis des tombes creusées, faute de temps, à même les trottoirs, devant des façades à colonnes digne de tsars assassinés. Cette ville, musulmane et Mitteleuropa, échappée d’un roman austro-hongrois, ville martyre et ville insouciante, c’est Sarajevo, capitale de la Bosnie-Herzégovine, une ville, qui, malgré sa beauté bucolique, paraît d’une fragilité angoissante.
On y célèbre en ce moment, quelle idée singulière, le début d’un grand massacre, puisqu’il y a exactement cent ans, un assassinat exotique et biscornu, un prince oriental mourant sous les balles d’un étudiant, déclenchait, de proche en proche, ce grand ballet des déclarations de guerre, où chaque nation s’engageait dans un conflit qui serait mondial. Parallèlement à cette mascarade où accouraient ce week-end diplomates et journalistes, Bernard-Henri Lévy, qu’on ne présente plus vraiment, revenait dans une ville où, il a vingt-trois ans, il a essayé de convaincre le plus grand nombre qu’il fallait mettre fin à une fourbe manœuvre serbe. Le siège de Sarajevo est loin de nous, il ne figure pas au programme du baccalauréat, mais on devine instantanément, en arrivant là-bas, ce blocus infini et sanguinaire. Les façades anciennes, perdues dans une modernité d’acier, sont grêlées, et le visiteur peut reconstituer le passé de cette ville comme on le fait avec certains hommes, autrefois alcooliques, qui conservent de leurs turpitudes révolues une mince couche de vérole parsemée sur la peau.
Le siège de Sarajevo, c’est ce qu’ont évoqué spontanément BHL, à présent citoyen d’honneur de Sarajevo, et Bakir Izetbegovic, actuel président bosnien, lors de leur entrevue au palais présidentiel, vendredi dernier. Le palais était étrangement désert, et une sous-préfecture de province hexagonale aurait eu plus d’huissiers, mais il faut dire que Bakir co-dirige la Bosnie-Herzégovine avec deux autres co-présidents, en un triumvirat multiconfessionnel et byzantin. Lorsque j’ai tenté de savoir comment fonctionnait cet étrange pays bricolé et camisolé par les accords de Dayton, où il y a donc trois entités distinctes mais enchaînées, trois gouvernements et plus de cent ministres, les explications de mes interlocuteurs bosniens évoquaient irrésistiblement la façon hilarante et glaçante dont Musil, dans l’Homme sans Qualités, décrit sa Cacanie, cette Autriche-Hongrie, où, justement la guerre allait s’embraser en 1914 :
« Ce sentiment politique austro-hongrois (…) n’était pas formé d’une partie hongroise et d’une partie autrichienne qui se fussent, comme on eût pu le croire, complétées, mais bien d’une partie et d’un tout, c’est-à-dire d’un sentiment hongrois et d’un sentiment austro-hongrois, ce dernier ayant pour cadre l’Autriche, de telle sorte que le sentiment autrichien se trouvait à proprement parler sans patrie. L’Autrichien n’avait d’existence qu’en Hongrie, et encore comme objet d’aversion ; chez lui, il se nommait citoyen-des-royaumes-et-pays-de-la-monarchie-austro-hongroise-représentés-au-Conseil-de-l’Empire, ce qui équivalait à dire « un Autrichien plus un Hongrois moins ce même Hongrois » ; et il le faisait moins par enthousiasme que pour l’amour d’une idée qui lui déplaisait, puisqu’il ne pouvait souffrir les Hongrois plus que les Hongrois ne le souffraient, ce qui compliquait encore les choses. »
En effet, manifestement, en Bosnie-Herzégovine, les choses sont compliquées. Notre hôte présidentiel raconta, avec une ironie impassible, que Milan Kundera venant visiter Sarajevo, les autorités bosniennes se mirent en quête de la plus belle chambre d’hôtel. Après vérification, on ne trouva, pour accueillir le grand écrivain que le lit où avait dormi jadis Gavrilo Princip, l’assassin, en 1914, de l’archiduc François-Ferdinand. « Je travaille sur un roman à propos de l’absurde, ce sera donc parfait » a conclu Kundera, qui, sans doute, n’en espérait pas tant.
Rencontre avec le président Bakir Izetbegovic, donc, qui se trouve être le fils d’Alija, la figure tutélaire de la Bosnie, cet ancien avocat musulman emprisonné sous Tito, et qui a conduit son pays à l’indépendance. BHL avait été l’ami et l’imprésario diplomatique de Alija, l’emmenant pendant le siège, avec Gilles Hertzog, voir le Pape, les grands de ce monde, pour émouvoir et mobiliser. Hertzog, ne se lassant pas de composer son génial personnage de corsaire vénitien, quelque chose à mi chemin entre le Capitaine Haddock et John Ruskin, écouta se faire rappeler comment, voulant s’abriter dans une maison quelconque des balles des snipers, il était tombé par hasard sur le palais présidentiel dont le directeur de cabinet, marmoréen, lui avait alors fait une visite courtoise et empressée, avant de le conduire, puisque – n’est-ce pas, c’était la moindre des choses – vers le Président lui-même. Mais Hertzog refit vivre, aussi, la visite de François Mitterrand en 1992 à Sarajevo, sa rencontre avec Izetbegovic senior, ce trop doux Allende prisonnier des balles serbes. Mitterrand, florentin, condescendant, supérieur, traitait son homologue avec une déférence sarcastique. Venu soutenir Sarajevo, le président Français, devenu « citoyen d’honneur » de la ville, et amené là par BHL, promenait avec malice son index devant les officiels bosniens, disant à Izetbegovic : « Maintenant que je suis citoyen, je peux donc voter », sous entendant, avec un mépris gourmand, que son collègue président ne trouvait pas vraiment grâce à ses yeux.
Ainsi, flotte autour de Lévy et Hertzog quelque chose d’entêtant, l’odeur de souvenirs tragiques, qui rendent constamment en demi-teinte le souvenir des amitiés passées. A Sarajevo, BHL est comme chez lui, on l’appelle « my friend Beurnart » avec un accent impossible, et c’est tout juste si on ne dit « Mister Bernard-Henri Levic », à la bosnienne. Sarajevo, c’est son Missolonghi, la ville qu’il a voulu sauver, un épisode où, manifestement, personne ne conteste ses mérites. Et BHL voyage là comme un grand prince étranger, un Roi d’Egypte, avec une sorte d’aura officielle et plénipotentiaire. Comme on l’a écrit pour Sartre, sans cesse en tournée américaine, et reçu avec fastes et ambassadeurs au moindre séjour étranger, il est « une sorte de Parti à lui tout seul, un Etat, un chef d’Etat, un Etat-spectacle permanent dont il serait l’acteur, l’auteur, le metteur en scène, le régisseur et dont la planète entière va être le champ d’exercice, le théâtre ». De théâtre, justement, il était principalement question puisque BHL venait présenter sa pièce, Hôtel Europe, ensuite en tournée à la Fenice de Venise puis à Odessa, et enfin à Paris, au mois de septembre. Applaudie au Théâtre National de Bosnie vendredi soir, cette pièce est portée par un Jacques Weber impressionnant, massif, éructant, enfantin et soudain indigné. Le texte est difficile, il est long, il y a plus de points virgules que dans tout Tacite, il est une sorte de sarcasme enflammé contre l’Europe telle qu’elle est, et Weber est prodigieux, il s’approprie progressivement les mots d’un autre et à la fin, on ne voit plus qu’un grand bougre scandalisé, ce mélange de furie et de naïveté qui lui passe dans ses yeux. Lors de la réception consécutive, il était embrassé, révéré, félicité et en même temps un peu absent, ailleurs, tels que le sont les grands sportifs lors des dîners mondains.
Enfin, samedi BHL lançait une pétition, avec cette façon inimitable de mêler son éducation politique à l’horizon des années 1930 avec les meilleures techniques de communication moderne. C’est comme si son petit livre rouge, sa bible politique, était « Aurélien » d’Aragon (comités, émeutes, meetings à la Mutualité), mais version 2.0. D’où le lancement, millimétré, et en ligne, d’une grande mobilisation pour l’entrée de la Bosnie dans l’Union Européenne, ou plutôt, puisque rien n’est jamais très simple, l’ouverture de négociations en vue d’une éventuelle adhésion, comme c’est le cas, depuis fort longtemps, avec la Turquie, pour le bien réciproque des deux partenaires, l’un se modernisant, l’autre élargissant son influence. La cause est juste, mais ce n’est pas juste une cause : l’occasion de réparer une des plus tragiques erreurs géopolitiques des années 1990.
Cent ans après l’assassinat « kennedyesque » du prince François Ferdinand, touché alors qu’il traversait les rues pavoisées dans une décapotable, vingt deux ans après le début d’une guerre où les soldats de l’ONU chassaient les papillons et se limaient les ongles, Sarajevo vivait un week-end étrange et absurde, dans un cortège un peu indécent de grands machins officiels. A la tombée du jour, pourtant, les fontaines du souk palpitaient. L’odeur de jasmin s’en allait vers le fleuve et ses colonnades dignes des palais viennois, de jolies filles attendaient vertueusement la fin du ramadan. La place centrale, enchevêtrée de lierres, avait une douceur latine, un air de farniente catalane, éternelle et vivace, agrémentée de l’immobilité roublarde des cafés d’Istanbul. Puis, les secrétaires d’Etat français et allemands aux Affaires Européennes passèrent au milieu des badauds dans l’indifférence générale : la ville s’apprêtait pour la nuit, les bals, les flonflons, les rires sur les ponts. Si l’Europe, comme le disait Husserl, est bien la triple négation du naturel, du natal et du national, cette ville, ce soir là, cosmopolite, fragile et romanesque, fabuleuse, imaginaire et douloureuse, en était bien la capitale.