Des militaires. Seule différence à Lampedusa avant et après le naufrage sans précédent du 3 octobre. Des militaires dans un navire posté à environ dix kilomètres au sud de l’île, vers la Libye. Des militaires pour protéger l’accès au quai principal du port, là où sont débarqués les victimes, vivantes ou mortes.
Près de 400 boat-people érythréens ont péri noyés, ce jeudi 3 octobre. De nuit. On sait tout désormais du naufrage qui a le plus marqué les esprits de toute l’histoire de l’immigration via Lampedusa. L’image des cercueils alignés dans le hangar militaire bleu de l’aéroport n’est pas prête de s’effacer. Elle a fait le tour du monde. Des boîtes en bois, noires ou marrons, ou blanches pour les petites, avec des numéros s’alignent sous les néons.
La quinzaine de rescapés (sur 157) parlant anglais, racontent. Froidement. Partis de Tripoli, en Libye, le mardi 1er octobre à 2 heures du matin, ils sont arrivés 47 heures plus tard, grâce au GPS, devant Lampedusa, à moins d’un mile du port, du côté des plages et des criques, désertes à cette heure-là.
« En voyant les lumières de Lampedusa, on a remercié Dieu. Puis, de 1h à 3h, on a allumé des lumières avec nos portables et on a crié pour être repérés. Sans succès. » explique Zerit. « Quelqu’un a enflammé une couverture, mais son bras a pris feu. Il y a eu un mouvement de foule à tribord. La barcasse bondée a vite pris l’eau. On a coulé en une minute. Dans la cale, j’ai réussi à m’échapper par un petit hublot car je suis maigre. Derrière moi, un ami plus gros est resté coincé. J’ai nagé quatre heures pour arriver sur les rochers, à quelque 800 mètres.
Nous avons tous fini nus. Ne sachant pas nager, nos frères s’accrochaient à nos vêtements. Mon cousin Samuel a nagé trois heures avec moi. Quand il s’est senti trop faible, il m’a demandé de continuer tout seul… Puis il a coulé, comme dans le Titanic. C’était horrible. »
Raffaele, le pêcheur, était parti en mer 24 heures plus tôt, avec son frère et son neveu. Il est le deuxième arrivé sur place, vers 7h, au large de Cala Croce (la crique de la Croix). Avant les gardes-côtes.
Après Vito. Le bateau de ce cafetier de Via Roma, parti pêcher entre amis, mouillait à 500m. « Tous criaient et agitaient la main. On a récupéré vingt personnes : seize hommes et quatre femmes, dont deux mortes. L’une était tenue par son frère ou son mari. Une troisième était quasi-morte. On l’a vue partir plusieurs fois. Un miracle qu’elle soit en vie. Ensuite, elle a été emmenée en hélicoptère à Palerme. Hier, son cousin est venu me remercier. Dans l’eau, tous étaient dispersés. C’était difficile de les remonter, avec un bateau de pêche assez haut. Et dangereux à cause de l’hélice. Tous étaient nus, ils glissaient à cause du carburant dans l’eau. Et si faibles, ils étaient lourds. On n’avait que deux gilets de sauvetage à bord. Le sauvetage nous a pris une heure.
Zerit n’avait prévenu personne qu’il partait, il y a un mois, d’Elabarid (Erythrée), via le Soudan. Le lendemain du drame, le 4 octobre, il a enfin appelé ses parents. « Beaucoup d’amis ont fui et
ont trouvé un job en Europe. C’est pour ça que je suis parti. » Un périple à 3 200 dollars, dont 1 600 pour le passeur tunisien, aujourd’hui en prison.
Hier, des funérailles nationales ont eu lieu en Sicile. Sans les cercueils, déjà enterrés autour d’Agrigente. Sans les « frères », encore au Centre d’accueil de Lampedusa. Sans la dizaine de disparus du 3 octobre, au fond du cimetière marin de Méditerranée. Encore hier, dimanche, un cadavre a été amené par une mer agitée, sur la célèbre plage des Lapins. Sans les pêcheurs,
garde-côtes de Lampedusa, ni la maire, qui boycotte.
Loin des milliers de migrants en chemin, au Sahara. Loin du navire des militaires italiens au large. Loin d’autres rafiots approchant de l’île.
Ce matin, la mer s’est calmée à Lampedusa.
Portrait de Mohamed
Mohamed, 20 ans, est arrivé à Lampedusa, le 15 octobre. Il a été récupéré à 4 h 30 du matin, à une heure de l’île. Le bateau où il se trouvait transportait 200 boat-people originaires d’Érythrée (comme lui), de Syrie, du Nigéria, de Gambie, de Tunisie et du Maroc. Les garde-côtes les ont amenés sur l’île. Ils ont laissé la grosse barque qui a coulé.
Il a dit « Merci Dieu ! Je suis le plus chanceux au monde. Dans ma famille, personne ne croit que je suis en Italie. Mon rêve est d’amener ma sœur Yasmin, 13 ans, en Europe : le paradis ! Je veux éviter qu’elle soit mariée de force, avant 18 ans. Prête-moi ton portable pour appeler Yasmin et voir mes amis sur Facebook. Les passeurs m’ont volé le mien. Je veux juste gagner de l’argent pour aider ma famille. Le Sahara, c’est pire que la mer. À gauche, du sable. À droite, du sable. Je suis fils de pêcheur. Je veux devenir archéologue. J’ai travaillé sur des chantiers au Soudan et en Libye (Afrique). Je crois qu’il n’y a pas de travail pour moi en Italie. Je vais tenter d’aller en Norvège (Europe). »
Les chiffres
• 1 an : c’est la durée du voyage de Mohamed depuis son pays jusqu’à Lampedusa.
• 3 000 euros : c’est le prix de son voyage. La somme a été payée par un voisin, ami de ses parents.
• 2 : c’est le nombre de fois qu’il a tenté le voyage entre Tripoli et Lampedusa. La première fois, le bateau a été arrêté par la police libyenne au bout de 2 heures. On l’a mis quelques jours en prison.