Extrait 2 : La montagne chante
Je les ai perçus – ils ont commencé – la marche forcée ;
la nuit est tombée – le vent s’est levé – l’heure en est venue ;
ils vont me gravir comme on va mourir ils vont me grimper
comme à se maudire ils vont s’élever ils vont haleter
ils vont s’évanouir.
Pour recommencer – le même forfait – une fois de plus ;
souffrir et hurler – chanter et tuer – et puis tout est tu ;
le nouveau Meister monte l’escalier suivi de son père
suivi de sa mère, du prédécesseur et de l’air sévère
de Regina Witz.
Le dîner sans eau – sans pain ni sans vin – sans moue ni sans mot ;
le dîner glacé – sans geste ni joie – ni même l’espoir ;
le dîner fini je les ai sentis qui se raidissaient
car il a parlé pour ultime fois au bâton volé
au bâton de vie.
Il s’est approché – du trône trop grand – pour son pas craintif ;
il a trébuché – car les ans portaient – sur son dos voûté ;
mais il a gravi les trois grands degrés puis il s’est assis
et il a saisi le manche lustré la douce poignée
de toute dictée.
Ses yeux se sont clos – sa lèvre a tremblé – son corps s’est tassé ;
ses dents ont raclé – leur lisse canal – leur pic acéré ;
car son moindre bruit s’est répercuté en échos d’orage
tonnerre et fureur éclair et tempête le bâton d’Elias
est son porte-voix.
Ce fut l’avalanche – stupeur et question – ici et ailleurs ;
puis tout se calma – tout retint son souffle – comme on retient l’or :
plus loin dans le monde il y eut d’étranges de grinçants silences
de gracieux soupirs des espoirs nouveaux et des gouffres d’âmes
car il nous chanta :
C’est là m’amis fin de dictée,
fin de mon temps et fin de vie ;
m’aimer est sage et fut aisé
et même m’oublier aussi ;
la chanson passe elle est passée
et la musique s’est finie ;
et moi je n’ai jamais été :
le nouveau Meister est ici.
Pourquoi devoir vous le conter,
frères humains ô mes amis –
pourquoi chaque fois le chanter ?
– pour vous caresser à l’envi :
si ma chanson vous a charmés
si ma dictée vous a séduits :
C’EST QU’ELLE EST VOUS – VOUS LE SAVIEZ ;
le nouveau Meister est ici.
Ô monde ô masse ô ma mêlée
adieu ailleurs je suis parti ;
vous hommes vous reformerez –
déjà vos voix en lui se figent.
Son timbre étonne ; allez l’aimer :
c’est vous que ses chants accomplissent !
tremblez car vous vous connaîtrez :
le nouveau Meister est ici.
Prince bâton qui m’as donné
ton immense et jalouse vie,
délaisse-moi pour l’exaucer :
ton nouveau Meister est ici.
– Est-ce bien ce que tu as vu, petit garçon ?
– Oui.
– Tu as entendu le Monsieur parler au bâton ?
– Oui. Mais j’ai peur, s’il vous plaît.
– Pourquoi, mon enfant ?
– Si vous parlez, ne savez-vous pas tout ?
– Pourquoi ?
– Si vous parlez, n’êtes-vous pas Dieu ?
– Je ne suis pas tout ; je ne suis pas Dieu. Tu ne crois pas que les montagnes parlent…
– Non.
– Et pourtant bougent-elles ?
– …
– Crois-tu que les montagnes bougent ? Crois-tu à ces horribles monstres de pierre, les trolls ?N’as-tu pas vu, Peter, ce que tu as vu ?
Déjà, l’as-tu oublié ? Le sacrifice de ton père ?
De la dictée, te souviens-tu encore ?
– Oui.
– Écoute alors ce qui advint, quand tu as fui les marches, les yeux tout rouges déjà, prêts à verser des larmes pour ton père, et l’oreille aux aguets.
Il fallut partir – et la porte ouvrir – sur le froid mortel ;
et s’accoutumer – au gouffre glacé – noir comme l’enfer ;
on y découvrit comme une bourrasque et comme une gifle
et comme un éclair qui a éclairé l’horrible ténèbre :
un grand escalier.
Devant eux du rien – et derrière rien – et nulle part rien ;
mais la marche est dure – et monter s’endure – ou bien l’on y choît ;
la chair s’est tendue le muscle claqué se tend et guerroie
un pas s’est gagné la marche est plus bas mais plus haut s’en va
la marche de plus.
Tous ont retenu – tous ont contracté – leur œil et leur bouche ;
la mère a compris – trop de trou d’un coup – trop de gouffre noir ;
d’abîme et d’horreur de peur et de sens de pure évidence
trop de désespoir de piège et de mort de science et de sang
dans ce qu’on pressent !
Dans ses yeux s’égarent – l’orbite et la flamme – l’éclat et l’esprit ;
en mère elle a mal – en femme elle a vu – en soi se déchire ;
elle a vu ce lieu ce mur de silence cette grande énigme
mais l’énigme a chu reste le délire le crime qu’assume
celui qui le dicte !
Elle s’est vue lâche – elle s’est vue sage – et si complaisante ;
quand depuis toujours – sourit son visage – quand la dictée chante ;
La dictée commande mais est commandée car elle leur dicte
mais elle est dictée car elle est magique mais est agitée
par l’humanité.
Tais-toi pauvre folle – dit l’œil d’Alfred Rose – à sa pauvre femme ;
où as-tu rêvé – qu’on pourrait survivre – à ce cœur du monde ;
où as-tu rêvé qu’il pourrait t’aimer et qu’il répondrait
au creux et au manque et consolerait le vide et la peur
ce fils que tu aimes ?
Mais ils montent marches – et les marches montent – ils montent et marchent ;
un filet de larmes – sur la mère traîne – que le père crache ;
les autres avancent l’enfant voit par terre son pas et la pierre
les marches savantes montant le mystère où finit l’enfance
sans père et sans mère !
c’est pourquoi je parle – en ce rythme odieux – qui me scie l’esprit ;
pourquoi je halète – et monte avec eux – ces marches sur moi
moi qui suis un mont moi qui suis en masse je trime et je trame
je crie et je clame j’enrage et je traque ces instants maudits
qui souillent et suent !
car pendant mille ans – dans le grand secret – on a fait cela ;
sur ces marches raides – après et sévères – le rite dément ;
ô que je suis las moi le mont géant moi l’âme gelée
qui garde en mon cœur une autre chanson un rythme et un son
que j’ai su aimer !
– Veux-tu l’entendre ? As-tu moins peur ?
– Non.
Êtes-vous esclave ?
– Quoi ?
– Êtes-vous un serviteur du Kukumeister ?
– …
– Êtes-vous la terre, qui sert le maître des dictées, et obéit à ses ordres ?
– Le temps passe, Peter ; le temps passe et tu grandis ; tes questions s’affûtent, et se chargent de fiel.
Dis-moi, Peter, souffres-tu ?
– Oui.
– Je ne parle pas de ton cœur ; je parle de tes genoux. Souffres-tu, où tes genoux sans bouger sont fichés dans ma pierre, au-dessus de mes courants glacés ; souffres-tu, sur tes mains qui fourragent la glace ?
– Non.
– As-tu demandé pourquoi tu ne souffrais pas ?
Pourquoi tiédeur et douceur de soie enlacent tes genoux, eau et pain passent dans tes pores, dans tes lèvres closes, comme d’infinis gouttelettes du brouillard ?
Sais-tu depuis quand tu es ici, prostré, sans bouger, Peter ? Tu ne dis rien ; tu as oublié, Peter. Tu as vu le pauvre corps de ton père broyé par la paroi, et tu es tombé dans un cri, et depuis ce moment se pousse toujours, sans cesse, l’horrible cri au creux de ton cœur ; mais tu ne sais pas qu’en tombant, un court instant, dans le sourire de ton père que ne recouvrait pas tout à fait l’horreur de l’instant, quand il fut amené jusqu’à moi pour un baiser de mort, il a vu, et toi, toi dans son œil tu as vu.
– Qu’ai-je vu ?
– Quand tu es tombé, tu as vu quelque part, sur l’arête, au bord le plus lointain de ton œil qui se fermait de douleur…
– Qu’ai-je vu ?
– Tu l’as vue, Peter, comme ton père l’a vue ; comme il l’a sentie, au terme de son ascension, y mêlant ses rêves barbares. Tu l’as vue, souple, ondulante, parfumée, large et ample, et fichée sur l’arête, en suspension comme un funambule sur l’abîme – et sûre, pourtant, plus sûre et assurée que la terre sur l’axe qui la penche.
– Qu’ai-je vu ?
– La forêt d’Emeth, Peter Gantyr. Voilà pourquoi je te parle et te protège.
* * *
– Veux-tu l’entendre, maintenant, la vieille histoire ?
– Oui.
– Il était bon ; il était sage ; il était pur ; au point que pour lui, se suspendait le temps, s’altérait le rythme ; « plus de presse ne cadence ; de progrès ne démence ; d’âge ne d’aventure »[1].
Et parfois il disait :
« Tout est long ; tout est stable ; et tout dure.
Son nom était Harr ; respire-le ; aspire-le, ce doux nom.
Il m’était ami, car il m’égalait ; moi le Berg, moi le mont ; lui homme, il se tendait et s’élevait, je me montais et me dressais ; nous patientions, nous avancions.
Pour son agrément, à ses heures lasses, il avait un ouvrage ; aimant l’effort, mais point l’exploit, il avait, sous son pas, pas à pas et marche à marche, fait naître le grand escalier du Berg, celui qui, depuis ma base, mène à mon sommet – quoique les derniers pas soient à marcher sur mon vieux cuir, sans plus d’arbre que mon vent, que ma glace, et mon silence, d’où je regarde toutes choses plus bas.
Ainsi, aux derniers jours de sa vie, il était monté lentement, sur le doux escalier, jusqu’à sa solitude glacée ; et ce qui s’ensuivit, bientôt je vais le dire.
Mais ce n’était pas seulement pour marcher, non, et pour gravir qu’il avait ainsi construit ces marches ; car il avait des fils, et ce qu’il avait appris, il voulait que les choses en portassent témoignage. Voilà pourquoi, dans l’esprit de Harr von der Rose, il avait fallu qu’au monde, on en vînt à bâtir.
Et il avait dans la main le grand bâton qu’il avait reçu ; le grand bâton – dont le mystère est tel que moi, je ne puis rien en dire… Sans lui, il n’eût jamais bâti les douze mille marches – mais si tu croyais qu’il s’en servît pour la magie, tu ne comprendrais pas, fils du rêveur de Lakan !
Et ce matin qu’il était monté, donc, il avait réuni ses deux fils. Il tenait le bâton à la main ; il l’effeuilla, je m’en souviens, car alors, ainsi que tout Millorum, que tous les oiseaux, toutes les bêtes et toutes les parties de ciel, tous nous étions assemblés, à contempler le merveilleux vieillard ; et peut-être était-ce là pour nous ce qui, pour vous, est le bonheur.
Le bâton effeuillé, alors qu’une larme coulait sur le fraîche joue du jouvenceau, de Thomas dont la poitrine nue se bombait et luisait, tandis qu’Elias, vêtu de sa tunique sous le chaud soleil, souriait étrangement –
il regarda doucement ses deux fils, aussi beaux l’un que l’autre ; forts et silencieux ; et il chanta ce chant :
(ballade : Cantique des degrés)
Voyez enfants les grands degrés
qui mènent au sommet géant ;
sous terre il commence à monter
dessous nos chouches et ma tente.
Ouvrez vos bouches au vert pré
et chantez le chant qu’il vous chante ;
si belles tiges ! herbes-beautés !
mais montez plus haut qu’elles chantent !
Pour monter devez emprunter
les degrés de mon labeur grand ;
sous le sol il vous faut goûter
l’humus et la nuit l’enseignant ;
la mort n’est loin : c’est pour monter
plus haut que les cimes du temps ;
cette terre allez visiter,
mais montez plus haut qu’elle chante !
Gardez le souffle et vous serez
après huit mille pas peinant,
sortis enfin sous le rocher
où nul ne put aller avant ;
Le Berg invincible étranger
fut sous nos pas l’humble géant :
L’immense en maison s’est montré
Mais montez plus haut qu’elle monte !
Princes enfants, vous mes aimés,
Toujours vous veux, amis, montant ;
Le mont m’attend et m’a aimé –
Mais montez plus haut qu’elle chante !
– Je n’ai pas compris.
– Non tu n’as pas compris, pauvre petit homme ; pas plus que Thomas n’avait compris, et il regardait son père avec de grands yeux éberlués ; mais Elias souriait toujours, et ses boucles d’or étincelaient dans le halo de son sourire ; et nous les choses, nous savions qu’Elias était le fils de Harr, mais Thomas, nous l’ignorions.
– Et Harr, ignorait-il son fils ?
– Que veux-tu savoir ? Veux-tu savoir, ou veux-tu haïr ?
– Je veux savoir, maître Mont.
– Alors oui ; Harr ignorait son fils.
Et ton Peter, poète, a dormi alors ; a sombré dans un immense et bon sommeil, comme dans une salle pleine d’échos, une salle d’arbres aux troncs luisants, vaste comme la mer.
Et je l’ai entretenu, moi le mont, moi le Berg ; car j’ai vu dans ses yeux la vraie flamme, mais je n’y ai pas vu la démence de son père. Et là où tous les hommes eussent cligné, eussé cillé, eussent pleuré, à l’annonce du désamour de Harr – pour son fils ; lui n’ai pas cillé, mais ferme comme le juste, il a écouté et aimé ce père qui peut aimer son fils, parce qu’il est bon ; et n’aimer rien dans son fils qui ne l’est pas.
Il méritait de m’entendre, poète ; et pour lui, pour Peter Gantyr, j’ai refait ce que je n’avais fait pour nul sinon pour Harr ; et sinon pour Elias.
J’ai parlé.
J’ai continué, et j’ai dit mon secret.
Mais alors parvint – au terme des marches – la troupe funèbre ;
suants haletants – vainqueurs en fureur – du mont inhumain ;
laids échevelés rêvant de crever leur corps hébété
songeant à baigner leur chair ulcérée dans un bain de glace
un bain de ténèbres !
Oui car dans l’effort – dans l’acharnement – dans l’ivresse folle ;
dans le froid qui gifle – dans la sueur qui givre – dans le sang qui sèche ;
là dans la douleur où les mots se crispent où les souvenirs
remontent et crissent tout se mêle et pue et tout dure et pèse
tout le tout se hait !
Le père eût tué – de ses mains rougies – le cou de sa femme ;
elle eût dévoré – d’un seul coup de dents – le fils de son âme ;
son enfant chéri si froid et si sage si pâle et lointain
elle eût dévoré son fils aux yeux lourds à la bouche lâche
ouverte à souffler !
Mais déjà revint – dans les yeux les mains – le joug de la loi ;
le souffle affluait – en flots de torrents – au torse affamé ;
alors un sourire discordant et laid timide et humide
gonflé et replet trembla sur la lèvre blanche et desséchée
de la mère en croix !
La grosse effroyable – seule était montée – sans cri ni dommage ;
la boule impeccable – du chignon gris-bleu – luisait presque un peu ;
et la vieille Witz rictus et yeux blitz cracha son bon mot
comme un jet d’acide comme un serpent siffle comme on frappe un gong
« Schönes Wanderung ! »
une porte s’ouvre – fracas dans le noir – bataillon de sons ;
stupeur effarée – une torche flambe – on y voit enfin ;
c’était un conduit anguleux et noir mais on est sorti
dans l’air fou et froid la gifle s’abat le fouet de l’hiver
sur ces restes d’homme !
Éclats de traits blancs – un bras et un œil – et neige en fureur ;
une face en pleurs – une bouche en peur – un bras et un nom ;
tout se télescope se charge et éclate comme les orages
tressaute et n’est rien comme les images un nez une trique
le bras de la mort !
Et le vieux Davos – grince et se balance – sur ses jambes dures ;
il est comme absent – comme un vieil époux – au bal de ses filles ;
mais ce n’est pas lui qui sue de terreur qui sent dans le dos
dans le cou l’oreille le poison qui penche la pointe qui pointe
ah le glacier crie !
Déchirant fracas – comme un lion qu’abat – la flèche du temps ;
cent ans elle avait – creusé son stylet – dans la glace nue ;
elle avait peiné grincé geint bougé dans le flot tendu
(mais d’un coup brisé) du glacier qui tue qui tend ses filets
dans son gouffre nu !
Mais ce n’est que glace – qui bat de la glace – la frappe et l’enlace ;
que pointe gelée – qui déchire gel – pulvérise Soi ;
ce n’est que du blanc qui griffe du blanc qui dévore blanc
qui le tue l’entaille l’arrache et le lance et ce n’est que blanc
qui tue blanc – respire !
Ah mais quand un homme – est pris dans ces glaces – folles et guerrières ;
quand un homme a chu – Thomas le sais-tu – lui dit la rombière ;
quand la chair humaine est tombée là-bas elle est découpée
dans les hurlements un temps et un temps plus long qu’infini
à mourir sans mort !
A bout ah à bout – ah mais mais pitié – je suis je mais non ;
je ah oui pardon – pitié PITIÉ MAIS – non non non non non ;
la mère s’effondre elle tombe aux pieds les touche et les lèche
les palpe et les griffe les baigne de larmes et Witz la regarde
– ses narines ferme !
Et moi qui sens tout – qui reconnais l’air – qu’expulse un poumon ;
j’ai vu le respire – le souffle à vomir – du père au pilon ;
j’ai vu qu’il eût dit à son ventre éclate explose et te crève
à son œil t’expulse au crâne te perce à sa langue sèche
à sa langue tombe !
Et d’un cri lyrique – la vieille chanta – l’ultime leçon ;
son cou lui dressa – comme le démon – qui pousse au nombril ;
sois fort et raidis ô mon fier Thomas tes muscles bandés
vois cette agonie longue et répétée de la glace en soi
à se déchirer !
Regarde plus bas – maintenant en homme – la folie des choses ;
regarde l’horreur – qui préside au monde – explose en fracas ;
regarde la guerre le glaive la haine le dégoût l’enfer
quand on le libère qu’il pousse et qu’il croît qu’il vient et qu’il va
ce monde plus bas !
Regarde plus bas – le flot dur du temps – le flot dur des morts ;
regarde plus bas – l’horreur de ce blanc – et l’horreur du pur ;
contemple-le donc et foule-le donc et dompte-le donc
car il n’est un monde que si tu le veux que si tu le dictes
à ton grand bâton !
Regarde plus bas – comme un lion aux fers – comme un roi déchu ;
regarde plus bas – comme ton trophée – ce mont humilié ;
les marches l’ont fait comme un pauvre objet quand on l’a creusé
pour que seul ici compte l’escalier et que le glacier
ne soit que fumée !
Et le jeune Peter Gantyr, sans plus d’âge ni de sens, plus d’esprit ni de mots, doucement se coula dans l’édredon de neige ; comme des centres tombaient sur lui, flocon sur flocon, les lents pétales qui égalisent, et mêlent toute aspérité à ma forme parfaite, à ma forme fluide ; mais dans les pores du granite passaient déjà les fumets et les principes qui lui gardaient son corps – car le froid, le temps, qui partout vont leur vie qui dissout et qui meurt, moi je les ai piégés ; sans relâche ils tournent sur eux-mêmes comme rats en cage, et ne savent où ils sont bien rentrés, pour sortir de mon cocon de glace.
Celui que j’abrite, qui sait quel est son âge ; toi, poète, le sais-tu ?
Tu le sais ; bien sûr.
Mais l’âge qu’il a, maintenant, Peter Gantyr ; celui-là tu l’ignores. L’avoueras-tu ?
Oui, Peter, tu dors dans mes bras, sur mon tapis de fibres ; boule ronde, ton dos a cédé, et ton corps avec lui, qui n’est plus que souple courbe ; il monte-descend, monte-descend, monte-descend ; respire.
Ne crains pas en dedans, ne rêve pas de bouger ; car je t’ai apprêté un courant qui te marche les pieds, et qui t’agit les mains ; je te gifle le cœur et la peau, sans violence, et ton cuir s’affermit, tes forces s’accumulent, Peter ; et le jour où tu sortiras de ma maison de guérison, de mon antre de croissance, quel homme, dis-moi, sera plus fort que toi ?
Mais tes genoux n’ont pas quitté leur place, ami ; tu n’as pas accompli un geste de plus ; depuis que, cédant à l’horreur, tu es tombé ici ; le reste vient de moi ; écoute, seulement, pense, et ne projette pas ; reçois, Peter ; reçois, entends, accueille.
Entends-tu le remuement des tréfonds ? Entends-tu les chocs interminables de mes vaisseaux de glace ; entends-tu les guerres qui se mènent ici, sur la pente du glacier ? Prête l’oreille davantage, Peter, et tu te souviendras de tout.
Mais en même temps, écoute ma chanson ; car si j’ai tant de force, tant de pouvoirs, ce n’est pas que je sois un Dieu, non, ni que les montagnes bougent et parlent ; c’est ma chanson qui m’a donné la vie et le savoir qui te protège, Peter. Et tout cela, je l’ai reçu, un beau jour ; et Harr von der Rose en fut la cause.
* * *
Harr leva un œil ; un petit rayon pétillait à l’orée de l’oreille, tout près des paupières ; un petit lutin joyeux dans le matin bleu, moussu sur la mousse, sautant de chanterelle à sauterelle ; espiègle, glissant, glacé ; c’était un brin de lumière qui, dans son grand voyage du soleil à nous tous, et moi entre autres choses, avait piqué le piquant d’une pointe coupée de son pan de glace ; mais bref, tout cela pouvait bien crépiter son écho – il s’agissait seulement de lumière et de glace ; toutes ces danses étaient un peu lasses ; pensez donc : notre rayon lutin n’avait nul spectateur !
Mais Harr le vit, comme on prend un papillon de main douce ; il sourit, empli de sa nuit de la veille ; et si pleine était sa réserve de sourires, qu’il lui sourit encore.
Qui saurait dire ce qui était advenu la veille, sur le pré sous le mont, sous la tente diaprée du doux Harr ? J’ai vu seulement vaciller si longtemps sa faible lampe ; puis sa voix éclata un peu, comme épuisée, à bout d’un effort où sans doute nul muscle n’était convoqué, puisqu’il ne bougeait pas ; soudain, une note ; un chant d’une note monta de sa tente, dans un tourbillon d’éclats multicolores. Je l’entendis, puis je n’entendis plus ; pourtant je sais qu’elle continuait – moi le mont, je ne pouvais l’entendre. Mais je sentais, oui, sur ma peau, sur ma ligne, que venait quelque chose. Jamais les siècles n’avaient donné à aucun de mes jours autant de joie et de trouble à la fois ; car je sentis que je manquais, depuis toujours, et qu’à l’instant mon manque était comblé.
C’était sur ma crête ; cela venait, de soi, de soi tout seul ; un vent tournait, sableux, parfois glacé, parfois tiède – et tous sens ; il était égaré ; le ciel lui-même dut-il éprouver cette gêne ?
Y avait-il une poche, un abcès dans l’ordre des choses ? Moi j’y vis le délire, la joie, le renouveau et la vie ; et pour moi, c’était une forêt, poussée d’une note chantée par Harr von der Rose dans sa tente, en un beau soir de songe et de savoir ; et sur la crête, chose impossible ; sur la pointe infinie et glacée, piquante et granitique, l’immense forêt d’Emeth respirait en ses ombres parfumées.
[1] Ne : Ni.