Disons-le d’emblée : il est rare que la littérature tienne ses promesses. On la voudrait sublime, elle est souvent fade, on la souhaiterait puissante, elle est généralement sans souffle. Depuis plusieurs années, on avait même cette impression gênante qu’il était devenu tabou de s’emparer de politique (au sens large du terme) pour faire œuvre de littérature. Trop compliqué peut-être, pas assez consensuel… Et puis la crise est arrivée suivie de son insurrection qui, en venant, fait muter chaque jour notre douce France, cet éventuel paradis perdu, en enfer post-moderne, violent et extrémiste. Tandis que les intellectuels décryptent avec peine cette nouvelle société, la littérature fait son retour. Elle seule peut fixer des mots sur les maux. Elle seule peut donner du recul sur ce que nous vivons, ce que nous faisons, sans juger, en montrant seulement. Voilà. Salut Karine Tuil et « l’Invention de nos vies » ! Merci pour ce titre sublime qui laisse augurer du meilleur. Et nous fait réfléchir… Peut-on vraiment inventer sa vie ? Le mensonge a-t-il sa place dans la construction de l’identité ? Sur quoi se fonde vraiment une descendance ?
Cela commence comme suit. Dépité par une société française qui juge sur le patronyme, le lieu de résidence, l’origine ethnique et sociologique, Samir Tahar, brillant avocat à l’ambition dévorante décide un jour de modifier le prénom qui apparaît sur son CV afin de multiplier ses chances de se faire embaucher dans un grand cabinet. Samir devient donc Sam. Tahar, nom de famille porté par des juifs comme par des musulmans demeure intact. La manipulation, légère, négligeable, fonctionne. Samir est engagé par un Pierre Levy trompé. Il devient son protégé, un poulain choyé auquel on confie rapidement de grandes responsabilités. La suite est grandiose. Rastignac des temps-modernes, Sam part à la conquête des Etats-Unis, s’installe à New-York où il réussit. Au passage, pour parfaire son personnage, il vole une partie de la biographie de Samuel, son ami d’enfance, juif, amoureux de la sublime Nina et écrivain raté. Jusqu’ici tout va bien. Sam fait fortune, apparaît sur CNN, épouse Ruth Berg, la fille d’un des hommes d’affaires juifs les plus riches des Etats-Unis. Et la chute arrive. Un jour, Samuel et Nina, demeurés dans la grisaille de la banlieue parisienne, découvrent la supercherie. On ne racontera pas la suite sauf à dire que Sam Tahar devra se confronter à sa vie passée, à la banlieue inquiétante, à sa mère qui ne connaît rien de sa nouvelle vie mais espère par dessus tout qu’il agit « en bon musulman ».
Du début à la fin, le récit est mené tambour battant. Près de 500 pages à couper le souffle, écrites – et c’est rare – avec fièvre et maîtrise. Evidemment, les sujets évoqués sont lourds et l’on risque à tout moment d’en faire trop, de fabuler une réalité qui inquiète, de nourrir les clichés au lieu de les dénoncer. Pourtant, à chaque fois que l’on s’approche du trop-plein, l’auteur se retire pour poursuivre la narration. La narration justement, puisqu’elle est double (Samir d’un coté, Samuel de l’autre), est captivante. Les cent dernières pages font l’effet d’un coup d’accélérateur que l’on n’attend pas. Karine Tuil excelle lorsqu’elle évoque New-York, c’est son obsession. Mais ne la sous-estimez pas en chroniqueuse sociétale, elle sait le faire aussi !
Enfin, il faut le noter, il y a aussi cette façon propre à Karine Tuil d’aborder les rapports homme-femme, la passion et la tension sexuelle. Plus encore que dans la Domination, on approche ici, avec l’Invention de nos vies, d’une certaine forme de maestria. Sous nos yeux, à chaque nouveau roman, Tuil progresse, devient plus précise, place la barre plus haut. Cela n’a visiblement pas échappé à l‘Académie Goncourt qui a placé le roman dans sa deuxième sélection. En attendant la suite, lire Karine Tuil, vite !