L’exposition Raphaël au Louvre montre combien le divin génie de la Renaissance était un formidable imprésario.
Arrivé à Rome, capitale de la chrétienté et des arts, en 1508, à peine âgé de vingt-cinq ans, Raffaelo Sanzio, dit Raphaël, devait, dans les douze années qui lui restaient à vivre, déployer dans la Ville Eternelle l’activité la plus intense de sa courte carrière.
Cette année-là, le pape Jules II, séduit par l’aura qui entourait déjà le jeune homme, l’avait fait quérir depuis Florence. Ce pontife énergique et ambitieux avait compris, en ce début du Cinquecento, alors qu’il venait de monter sur le trône de Saint Pierre, que le relèvement de Rome comme capitale de la foi devait avoir l’art pour instrument et la grandeur des Empereurs antiques pour modèle. Dans le cadre de ce programme non moins politique que religieux, l’art est l’outil principal. Pour cela, Jules II entend s’attacher les peintres les plus novateurs de ce début de siècle. Michel-Ange est déjà là, mais sa Sixtine ne suffit pas. Le talent protéiforme qu’a développé Raphaël à Florence fait à merveille la synthèse des leçons des plus grands peintres du temps. A l’idéalisme figé de son maître, le Pérugin, il joint l’équilibre et la douceur de Léonard ainsi que la rigueur toscane d’un Piero della Francesca, créant l’image idéale du classicisme de la pleine Renaissance.
Cet art synthétique, la facilité avec laquelle Raphaël le développe, mais aussi l’ambition du travailleur opiniâtre qu’il est ne pouvaient que susciter la faveur de Jules II.
A peine débarqué à Rome, le jeune homme ne déçoit pas les attentes qui sont placées en lui. Tout au contraire, son activité débordante surprend et séduit. Le pape le charge d’emblée de la décoration de ses nouveaux appartements au Vatican, les célèbres Stanze. Mais Raphaël, qui se lance à corps perdu dans cette entreprise gigantesque, ne va pas cesser pour autant de réaliser des peintures de chevalet, ces madones, retables et portraits qui avaient fait son succès à Florence. Maintenant qu’il est protégé du pape, il est courtisé par l’Europe entière. Les commandes pleuvent de plus belle quand Jules II meurt en 1513 et que son successeur, Léon X, fait de lui son peintre attitré. Raphaël est alors l’artiste le plus célèbre d’Italie, supplantant même Michel-Ange. Insatiable, il entend bien tenir le premier rôle en satisfaisant toutes les demandes.
Dans les sept années qu’il lui reste à vivre, Raphaël va cumuler les fonctions et les commandes de tous bords. Il ne refuse rien, il prend tout. Il peint à fresque au Vatican et à la villa Chigi, il peint à l’huile, réalise des cartons de tapisserie pour la Sixtine. Le pape, qui l’adore, le nomme directeur des fouilles d’antiquités à Rome, il est également l’architecte de Saint-Pierre et même l’organisateur des festivités papales. Pour couronner le tout, il est l’amant de la célèbre Fornarina, qu’il n’hésite pas à aller retrouver de longues heures au beau milieu de ses séances de travail, de peur qu’elle ne parte dans les bras d’un autre.
Ce sont ces années du pontificat de Léon X que le Louvre se propose de revisiter en mettant l’accent sur les deux aspects fondamentaux de l’art de Raphaël à l’acmé de sa carrière fulgurante.
L’exposition met en évidence l’activité incroyablement variée du peintre jusqu’à ses dernières heures. Par-delà son travail pour le pape, Raphaël continue de peindre de grands retables d’autels pour des commanditaires privés. Ce sont des compositions claires, savamment orchestrées, géométriques, rigoureusement articulées mais qui, par leur fluidité et la suavité des couleurs, ne heurtent en rien le regard. Et même lorsque le tableau qu’on lui demande est destiné à orner la chapelle d’un obscur noble sicilien, Raphaël met le pied à l’étrier : c’est le très beau Spasimo di Sicilia du Prado, jadis à Palerme. L’exposition nous montre également toute une série de Madones et de Saintes Familles, qui sont sa marque de fabrique et se vendent aux quatre coins de l’Europe. Ainsi voit-t-on la Perla, finie dans les collections du roi d’Espagne, et la Sainte Famille de François Ier. Il est dommage que la plus belle, la Madone à la chaise, n’ait pas fait le voyage depuis Florence. Il y a aussi les portraits, ceux d’apparat, des cardinaux, des princes, mais point celui du pape Léon X, étrangement absent, sans oublier ceux de ses amis et de ses amantes. Des tapisseries tissées au XVIIe siècle d’après les tentures qu’il projeta pour le souverain pontife permettent d’évoquer une autre facette de son œuvre. Et si l’on garde à l’esprit qu’il était en train de couvrir de fresques les Stanze et les Loges du Vatican et d’honorer la Fornarina (dont le portrait, lui aussi, est resté en Italie), il faut bien admettre que c’est un coup de force. Comment ce diable d’homme faisait-il ?
C’est là l’autre aspect fondamental de l’activité de Raphaël, sur lequel se sont penchés les commissaires de l’exposition : la mise sur pied par cet imprésario irrésistible d’un immense atelier, sans précédent par sa taille dans l’histoire de l’art, afin de satisfaire les commandes qui s’accumulent.
Pragmatique, Raphaël avait compris qu’il ne pouvait être seul sur tous les fronts à la fois. Il s’entoura donc au fil des années d’un atelier qui finit par ressembler à une véritable entreprise, comptant jusqu’à cinquante collaborateurs. Son génie n’est pas seulement artistique, il est celui d’un organisateur. Raphaël hiérarchise les commissions, répartit les tâches. Il délègue les commandes mineures, celles des familles nobles qui veulent avoir leur Madone pour faire comme le pape et les grands princes, à ses assistants, intervenant plus ou moins lourdement sur l’œuvre finale selon que le commanditaire est d’importance et paye en conséquence, reprenant les parties qui ne feraient pas assez raphaélesques et apposant, enfin, sa précieuse signature.
Cet aspect de la production du peintre, partagée selon une organisation quasi scientifique du travail au sein de l’atelier entre lui et ses meilleurs élèves, soulève l’épineux et passionnant problème pour tout historien d’art de l’attribution exacte des œuvres. L’exposition confronte des tableaux sûrs de sa main, d’autres clairement de son atelier, d’autres à la fois du maître et de ses élèves. Au sein de cette entreprise florissante, deux noms émergent, Gianfrancesco Penni, chargé de dessiner les modelli à partir desquels les œuvres seront peintes, et, surtout Giulio Romano, le plus doué et le plus versatile des aides de Raphaël, auquel il confie volontiers la réalisation de tableaux importants. Une salle est consacrée à chacun. Mais cette approche quelque peu manichéenne qui consiste à se demander qui a peint quoi, devient, à la longue, lassante pour le visiteur. On voit bien que l’atelier est partout, qu’il était partie intégrante de la conception même de l’art de Raphaël. Quel besoin de s’évertuer ici à déterminer qui a peint telle main ou tel pied ? Quoiqu’il en soit, et c’est l’un des mérites de l’exposition, la vision romantique de l’artiste solitaire à la Michel-Ange ou à la de Vinci est battue en brèche. La triade fantastique de la Renaissance ne tient plus. Mais c’est justement là que réside le génie de Raphaël. Par rapport au sanguin Michel-Ange qui n’en faisait qu’à sa tête, au lent Léonard qui mettait des années à terminer ce qu’il entreprenait, Raphaël est un passionnel pragmatique : tout entier dédié à son art, qui finira par le tuer d’exhaustion, il est habité par l’ambition d’être un artiste total non pas tant par la perfection de l’œuvre qu’en s’acquittant avec gloire de tout ce qu’on lui demande.
Il ne faudrait pas, pour autant, voir en Raphaël un opportuniste qui se repose sur ses immenses facilités pour satisfaire son orgueil personnel. La dernière salle de l’exposition le montre. Au sommet de sa hiérarchie picturale, il ne place pas, contre toute attente, le pape, à qui il doit tout, ou les grands de ce monde (les quatre tableaux qu’il peint pour le roi de France sont dus en bonne partie à son atelier), mais ses proches. Seuls les portraits de ses amis, de ses intimes, comme celui de cette mystérieuse Donna Velata qui dut être son amante ou de Baldassare Castiglione, l’auteur du célébrissime Livre du courtisan, avec qui il échangeait, sont entièrement de sa main. Et quels tableaux ! Elégants, si profonds dans leur simplicité, sans pompe, ils ne scrutent pas une apparence, ne décrivent pas une fonction, mais sondent une personnalité, nous montrent « ce qu’il n’est pas possible de représenter ». Humaniste dans l’âme, d’une haute culture, on crédite Raphaël de la grâce suprême, de la sprezzatura, cet art sans égal et nonchalant qui cache l’artifice et qui « montre ce qu’on fait comme s’il était venu sans peine et quasiment sans y penser » (Castiglione). Ses portraits en sont l’éclatante démonstration.
1520, Raphaël meurt à trente-sept ans. La légende du divin génie de la Renaissance avait commencé de son vivant. L’auteur de la Transfiguration au Vatican en aura été le très avisé promoteur, en ces années romaines où il œuvre sans relâche à sa postérité, comme s’il pressentait sa fin en pleine gloire.
(Publication Artpassions, Genève)