On vit d’abord la Corée du Nord par procuration, par aimantation, par imagination. C’est, effectivement, un pays imaginaire, mais seulement une fois qu’on s’y trouve réellement. C’est la réalité de la République populaire démocratique de Corée qui est imaginaire. Sur place, on est obligé d’imaginer ce qu’on voit afin de le voir vraiment. Celui qui « réalise » où il est n’est pas dans la réalité. Il faut inventer ce qu’on vit pour le vivre réellement.
A Pékin, tout est répertorié : le réel n’a nullement besoin d’être rêvé pour être vécu. J’avance dans l’inconnu, mais dans le connaissable. Dans quelques heures, à Pyongyang, je serai perdu dans un inconnu inconnaissable. Au fur et à mesure des jours, l’inconnu se transformera en connu. Mais en connu inconnaissable. Plus on connaît la Corée du Nord, moins on a de chance de la connaître. Telle est l’unique vérité que je sais pour l’instant en extraire.
Je le répète. Il faut toujours déjà avoir vécu en RPDC pour la comprendre. Ou bien n’y avoir jamais mis les pieds. Y avoir séjourné un peu est déjà beaucoup trop pour espérer la saisir. Un orteil dans le pays, et vous voilà contaminé : l’incapacité à comprendre s’est emparé de votre corps, de votre cerveau. Vous êtes perdu pour l’intelligence. Plus jamais vous ne serez pertinent au sujet du pays. Il fallait y naître ou ne jamais venir. Vous voilà piégé par une expérience incomplète, bâtarde, par du trop qui n’en sera jamais assez, par du suffisamment qui ne suffira pas, par du presque rien qui agira comme un voile opaque. Maintenant que vous en avez vu une partie, vous ne serez plus capable de voir le Tout. Vous avez goûté le plat ? Vous êtes condamné à ne plus pouvoir le manger. Vous avez prélevé un échantillon de vécu nord-coréen ? Considérez que vous venez de gâcher votre dernière chance de pénétrer le mystère du lieu. De la République populaire démocratique de Corée, il faut absolument tout savoir, ou bien strictement ne rien savoir. Ce sont là les uniques deux manières de la connaître. C’est un peu comme le Collège de ‘Pataphysique.
Le pays n’est pas idiot : s’il « s’ouvre » aux étrangers, au tourisme, c’est parce qu’il sait que cette ouverture fermera son mystère à double tour, parce qu’il sait que cette désoccultation (pour rester dans la terminologie du Collège) occultera davantage, parce qu’il sait que ce rapprochement est un sûr gage d’éloignement. Que cette proximité est un lointain, cette invitation une mise à la porte, cette inclusion une exclusion, ce rapprochement un exil, cette entrée une sortie. Pour empêcher de voir la Corée du Nord, il suffit de la montrer. La concrétisation brute de la visite transforme la visite en abstraction pure. Voir, c’est devenir aveugle. Je comprenais bien cette Corée-là dans l’avion, entre Pékin et Pyongyang. Je ne la comprends plus dans l’avion, entre Pyongyang et Pékin. J’ai lu des articles, des livres, vu des films, entendu des témoignages.
Le « pays » est confortablement installé dans la douillette case de sa réputation ancestrale, immémoriale, éternelle : « communisme », « régime stalinien ». Ces concepts, pied posé à Pyongyang, s’évanouissent comme l’eau dans le poing. Le mot « communisme », après nous avoir adressé un dernier sourire navré, lance : « Je ne te servirai à rien, ici. Démerde-toi. Je n’ai rien contre ces gens-là, mais je ne crois pas que je puisse les aider en quoi que ce soit. Ca tombe très bien. Ils ne veulent pas de moi. Ils sont trop fiers. Trop axés sur les gènes. Trop obsédés par la famille. Tu te rends compte que moi, moi le communisme, j’ai été inventé pour éviscérer les Tsars, pour abolir, irrémédiablement, toute tentation dynastique. Et qu’ici, ils se perpétuent de Kim en Kim. Ils se passent le marteau comme on se passe un flambeau. On n’est pas communiste par le chromosome, on n’est pas camarade par le sang. A ce que je sache. Mais par la sueur. Je ne vois pas très bien ce que je pourrais faire ici, en dehors de moisir. Oh ! Je ne vais pas te mentir. J’ai essayé. Ils ont fini par me triturer, par me coréaniser. Tu es allé dans Celle-du-Sud ? Tu as vu ce qu’ils font avec les Etats-Unis ? Ils coréanisent les States. Ils mettent des yeux bridés à Mickey et Disneyland s’appelle Samsung Park. Ici, dans Celle-du-Nord, ils font exactement la même chose. Les Sudistes coréanisent le capitalisme. Les Nordistes coréanisent le communisme. Ils le brident ! Mon avatar péninsulaire s’intitule juche. Va faire un tour dans cette théorie, et si tu la saisis, fais-moi signe. Je t’en serais reconnaissant ».
Je remerciai le mot « communisme » de ces quelques explications, mais qui ne m’éclairaient pas totalement. Le mot « stalinisme » n’avait pas bonne mine. Lui non plus. Il était avachi, soucieux, le teint aigre. Méconnaissable. Le mot « stalinisme » me tapa sur l’épaule, avec une chaleur qui faisait froid dans le dos. « Ne te leurre pas, camarade, je ne te serai pas ici d’un grand secours. Range-moi dans un tiroir, oublie-moi. Je ne suis jamais parvenu à trouver ma place, ici. Tu vois ces types m’admirer, moi ? Avec mes grosses moustaches russkofs ? Mes airs de bûcheron mal dégrossi ? Je ne suis pas assez coréen. On n’est jamais assez coréen pour un Coréen ». Je n’allais pas interviewer tous les « ismes ». Je voulais éprouver par moi-même.
Les définitions n’aident pas en Corée du Nord. Elles dé-définissent. Les comparaisons sont impossibles. La Corée du Nord ne saurait se comparer qu’à la Corée du Nord. C’est le pays le plus tautologique du monde. Avant que d’être une « dictature », elle est une lapalissade. Les ismes ne fonctionnent pas bien à Pyongyang.
Il y a les pays fermés sur eux-mêmes et les pays ouverts sur les autres : la RPDC est un pays ouvert sur lui-même et fermé sur les autres. Il ne ferme pas de l’intérieur. Il a besoin de l’extérieur pour se fermer. Et quand il s’ouvre, c’est à lui, c’est vers lui. La Corée du Nord débouche sur la Corée du Nord. Elle se tend les bras. Elle s’offre soi-même en perspective. Pour la quitter, il ne s’agit pas de s’en échapper, mais d’y pénétrer. Il y a plus de gens qui parviennent à en sortir que de gens qui parviennent à y entrer. Elle est plus poreuse aux sorties qu’elle ne l’est aux entrées. Plus imperméable aux admissions qu’aux démissions. Une fois enfuis, les réfugiés jettent la clef. Mais ceux qui veulent faire le chemin inverse ne la trouvent pas.
J’aime beaucoup ce texte.
Je n’ai qu’une hâte: celle de lire la suite de votre parcours.