Épisode 1 : « Partir nu »
Celle-du-Sud, Celle-du-Nord. Un beau titre, pour deux volumes : Celle du Sud, tome 1 ; Celle du Nord, tome 2. La Corée découpée en deux livres, rangée en deux nations dans la bibliothèque. Autre titre possible : La Corées. Elle est bien deux. Ou plutôt : elles sont bien une. Deux à elle toute seule. Une à elles deux. Une seule nation, deux pays. Un seul peuple, deux populations. L’Allemagne a cédé, les Corées pas. Les Corées ne craquera pas comme ça. Les Corées campe sur sa position, les Corées ne fait pas de concession. Les extrêmes en commun : extrême capitalisme au sud, extrême communisme au nord. Extrême vitesse au sud, extrême lenteur au nord. Extrême droite au sud, extrême gauche au nord.
A la DMZ, la zone « démilitarisée » (rien, sur la planète, n’est plus militarisé que cette zone) j’ai observé, côté Sud, les touristes prendre des photos du Nord. Photos de morceaux de ciel, de bouts de paysages, de cimes de sapins, d’horizons infinis verts, de lointains monts flous, de diffus drapeaux flottants. La Corée du Nord « fascine » l’humain moyen, le journaliste qui ne partira jamais, le touriste pas sain et le Coréen sudiste. Le verbe « fasciner » est devenu consubstantiel au mot de « Corée du Nord ». Les éditorialistes crispés, les gogos transis, les spécialistes contents, les reporters têtus : tous accolent mécaniquement le verbe « fasciner » au pays de leurs fantasmes. Verbe-cliché, verbe creux, verbe trop exagérément exagéré pour qu’il signifie, pour qu’il parle.
La Corée du Nord, « pays le plus fermé du monde », « Etat voyou », « endroit le plus dangereux de la planète » est aussi, est d’abord le pays le plus enfermé du monde et de la planète dans le cliché, dans le déjà-dit, dans le déjà-tout-dit, dans le plus-rien-à-dire. On connaît, par cœur, l’effrayant curriculum du lieu. Las ! Je décide de partir en République populaire de Corée comme si c’était une destination normale, non contaminée par sa réputation : non pour faire le malin, par infantile provocation, aimantation morbide. Mais pour faire taire l’information en moi : m’abîmer dans le vécu pur, la réelle réalité, saisir par l’épiderme et le contact, comprendre par la présence. Etre parmi. Etre là. Non dans l’attitude assise, recluse, des interrogations restées (à Paris), des brillants anathèmes sur chaise : mais dans l’appel vivant des fouillis, des contradictions, humain chez les humains, en terre d’ailleurs.
Il faut toujours partir vierge, imbécile, éthéré. L’idée n’est pas de rentrer Collabo, mais de partir sans résistance. Fût-ce là-bas. Réagir, mais pendant. Mais après. S’y trouver avant toute chose. Il ne faut jamais rien lire sur les destinations. Pas de guide touristique. N’écouter de conseils de personne. On traverse les pays ? Ce sont les pays qui nous traversent. Lire empêche de voir. En voyage, on comprend par la vue. Par l’ouïe. Oublions ce qui contamine à jamais la rencontre. Se perdre, s’oublier. Seul le pays peut expliquer le pays. Il y a un pays par visiteur. Les voyages des uns obscurcissent les voyages des autres. Il faut partir nu, idiot. Atterrir comme si le pays nouveau n’existait pas la veille – ce qui est le cas puisqu’il n’existait pas pour nous. La réalité est aussi ce que l’on éprouve !
Régurgiter non ce que j’ai lu, mais ce que j’ai vu. Ressortir les serpents de Mer Jaune, les clichetons anémiés, les expressions canonisées, empêche toute visibilité. Si brouillard il y a, j’entends me mouvoir dans ses nappes, avancer de brume en brume, avec les moyens de mon bord, boussole intime dans mes petites mains, compas personnel en poche, sans me souvenir des leçons assénées et des furieux radotages. C’est en oubliant tout que j’ai voulu atterrir à Pyongyang : les best-sellers sur les camps, les théories du « trou noir », les témoignages, recueillis par moi, émouvants jusqu’aux larmes, des réfugiés rencontrés à Séoul. Oui, j’ai laissé derrière moi cette encombrante apocalypse. Je ne voulais pas partir borgne. Je ne voyage pas dans le formol.
Cette mise en condition, guidée par l’instinct, n’est ni celle d’un Gide qui part conquis en URSS et en revient démonté, ni celle d’un Brasillach de retour d’un Berlin nazi qui surpasse en émerveillement ses attentes. Je n’attends rien, moi, de la République populaire démocratique de Corée : je ne quitte pas la France vêtu paré d’amour, rempli d’affection, de dévotion, ni même d’accointance. Je ne reviendrai pas déçu. Je ne quitte pas, non plus, cette même France, pour remuer mon crachat pendant douze heures, et revenir plus indigné encore que je ne l’étais parti. Je ne suis ni dupe, ni non dupe. Je pars sans vaccin, sans immunité, sans bouclier, sans avertissement, sans ordonnance, sans raison : dans cette gratuité gratuite qui n’appartient à personne.
Je pars en n’espérant qu’une chose : trouver mes mots pour dire Celle-du-Nord. Pas des faisandés mots d’emprunt, pas d’émoussés réflexes. Peut-être, nul n’aura été aussi indulgent que moi ; ni peut-être plus sévère. Mais je n’aurai pas triché. Je ne dirai pas la Corée du Nord : la mienne, seulement. Ce qui est inadmissible, sans aucun doute. Croit-on tout savoir d’un pays parce qu’on condamne ad libitum son « régime » ? Je sais, d’avance, que ce que j’ai vu ne pourra se marier avec ce que d’autres pensent – ni avec ce que je pense moi-même ! C’est le propre d’un voyage en République populaire démocratique de Corée : qu’on la comprend mieux quand on n’y met jamais les pieds que lorsqu’on en revient.