C’est ainsi : Bernard-Henri Lévy est tombé dans le piège. Et alors ? On a déjà vu ça. Il n’est pas le premier à se laisser prendre, à être victime d’un canular. Il ne sera pas le dernier. Sa réaction fut la bonne : pas d’excuses, il a justement salué « l’artiste », en l’occasion Frédéric Pagès, alias « Botul ».
Ce qui n’est pas du tout normal, en revanche, c’est le déluge de haine extraordinaire que la publication de ses deux livres récents, De la guerre en philosophie et Pièces d’identité, a déclenché. Ses nombreux détracteurs (si on veut mesurer l’importance du travail de BHL et la place qu’il occupe dans le monde intellectuel français, il suffit de voir la quantité de ses ennemis ainsi que leur propre position dans ce paysage) se sont rués sur les deux tomes pour dénigrer toute son œuvre, toute sa pensée, le tout bien assaisonné à la vieille sauce anti-sémite qui prend toujours quelque part, même si elle sent le rance.
Ce spectacle est tellement nauséabond, tellement honteux… pour la France… que cela m’a donné l’envie irrésistible de revenir sur ce qu’il a écrit sur les États-Unis et à partir des États-Unis, essentiellement dans Pièces d’identité, puisque, Américain, j’écris de New York, et puisque j’ai eu un rapport personnel avec certains de ces textes.
Aux Etats-Unis, sous la rubrique « full disclosure » (qui signifie à peu près divulgation totale) il est de coutume de mentionner le rapport que l’auteur d’un article ou d’un livre a avec la personne discutée. Certains textes de Pièces d’identité, notamment ceux sur Romain Gary, Sartre , Levinas, Robbe-Grillet sont repris de conférences que Bernard-Henri Lévy a faites à New York University, où je l’avais moi-même invité comme intervenant principal (« keynote speaker »), à des colloques internationaux organisés par le Centre de Civilisation Française. Cela me permet de constater de première main et avec certitude que les diverses accusations selon lesquelles BHL travaille trop vite, ou superficiellement, sont complètement fausses. En effet, il y a pris la parole chaque fois pendant environ une heure — une fois en anglais — avec comme seul appui un post-it de 7 cm2. Et , à chaque fois, son intervention fut brillante, comme les textes reproduits dans le livre le montrent bien. Pour Gary, notamment, il a su formuler avec une grande précision critique la complexité de cet homme et de son œuvre, l’une n’étant vraiment compréhensible qu’à travers l’autre.
L’intelligentsia newyorkaise attendit, nombreuse, ce que ce sartrien et défenseur de la judéité aurait à dire sur « Sartre et les juifs ». Ils en furent pour leurs frais. De Réflexions sur la question juive jusqu’aux dernières années et aux dialogues avec Benny Lévy, en passant inter alia par Raymond Aron, Hegel, et l’Etat d’Israël, BHL ne cessa de passer le rapport du philosophe et des juifs à la loupe de son regard analytique passionné et toujours passionnant. Cela fait trente-cinq pages dans le livre ; et il n’y avait, là encore, qu’un post-it !
Son texte sur Levinas — tiré lui aussi d’une conférence prononcée dans le cadre d’ un colloque chez nous — est intitulé, « Petite introduction à l’œuvre de Levinas » car BHL savait que Levinas était moins connu aux États-Unis et qu’une introduction s’imposait. Introduction de très haut niveau, mais qui permit à un public intellectuel mais non-spécialisé de trouver des repères. Donc un texte fort utile.
Le texte sur Robbe-Grillet reprend l’allocution de BHL qui clôtura un grand hommage pour Alain Robbe-Grillet à New York en octobre 2009. L’hommage est un genre difficile, voire ingrat, surtout si on est le dernier, comme ce fut le cas, à prendre la parole. Le texte de BHL est exemplaire (ex tempore bien entendu) ; il ne résume en rien les autres, il jette un regard totalisant sur son Robbe-Grillet, l’homme et le cinéaste, sans négliger l’écrivain. A travers ce portrait chaleureux, amical, c’est la reconnaissance d’un monstre sacré par un autre qui s’exprima cette fois.
Une partie considérable de ce livre-pavé, des centaines de pages, concernent les États-Unis. BHL y passe beaucoup de temps, il apprécie ce pays sans toutefois en être un apologiste naïf. Une grande partie des textes consacrés à l’Amérique — et une partie importante d’autres textes — furent écrits pour des publications ou des blogs américains et sont peu ou pas connus en France. Bien entendu, « American Vertigo » avait fait connaître en France les périples américains de BHL sur les traces de Tocqueville, une traversée de ce vaste pays qui suscita beaucoup d’aperçus subtils (à côté d’autres plus superficiels). Ici, un long texte accompagne le trajet d’ »American Vertigo » avec d’autres aperçus complémentaires passionnants, comme par exemple les pages pénétrantes sur les Mormons, ou bien le récit de l’inauguration de la « Clinton Library » à Little Rock avec un Bill Clinton affaibli par son pontage et entouré de quatre Bush, Papa et W, accompagnés de leurs « First Ladies », tous en pleine forme.
BHL se sent bien aux USA, surtout à New York, mais il ne tombe jamais dans le piège d’un pro-américanisme béat. Son propos est bien plus intéressant et plus logique : il se proclame anti-anti-américain. « L’anti-américanisme, écrit-il, c’est à dire la détestation de l’Amérique comme telle, sa transformation en une catégorie métaphysique incarnant tout le mal du monde, est un des thèmes de prédilection du fascisme. » (p. 69) Il garde un esprit critique vis à vis des États-Unis que ce soit à propos du comportement privé des Américains ou de leur activité publique. L’état des prisons le scandalise particulièrement, qu’il s’agisse de Rickers Island, de Guantanamo ou d’ailleurs — exemples indignes, à ses yeux d’une démocratie moderne.
La vie politique américaine requiert son intérêt et, la plupart du temps, son admiration. En discutant l’amère défaite des démocrates dans les présidentielles de 2004 (Bush vs. Kerry), il entrevoit ce que peu d’autres réussirent à imaginer : qu’il serait maintenant question de « travailler à la refondation d’une Amérique différente, et qui n’a pas encore de nom, mais dont l’étrange défaite d’aujourd’hui serait alors l’accoucheuse. » (p.715)
La même année, BHL rencontre Obama et est fortement impressionné (déjà !) par lui : « …j’ai dû être le premier Européen, sinon à imprimer son nom, du moins à parler de lui comme d’un possible président américain » (39). Et si il fait (trop) souvent référence à sa « découverte » d’Obama, il faut avouer qu’il a le droit d’en être fier car, s’il est vrai que Obama a fait une très grande impression par son discours à la convention démocrate de 2004, peu d’Américains l’imaginaient déjà comme un futur président.
A partir de là, BHL suit la montée qui s’est avérée irrésistible de Barack Obama avec une fine compréhension de la vie politique américaine. Une semaine avant son triomphe en 2008, BHL prophétise parfaitement les débuts de l’ère Obama : « L ‘Amérique, sous Obama, ne deviendra pas ce pays exemplaire dont rêvent, un peu naïvement, les plus enthousiastes de ses partisans. Mais elle renouera avec ses valeurs. Elle retrouvera le meilleur de son héritage, elle se réinscrira dans la tradition, et de Roosevelt, et de Kennedy. L’Amérique, la vraie, celle qu’aiment et admirent les démocrates du monde entier, sera de retour. » (750)
Parmi les pages les plus brillantes de Pièces d’identité se trouve un regard particulièrement cinglant d’une certaine suffisance américaine que BHL n’hésite pas à souligner. Dans « Réponse à Time Magazine sur le prétendu déclin de la culture française », il aurait pu faire ce que d’autres ont fait en attaquant cet article agressif, arbitraire, entreprise de démolition gratuite plutôt que résultat d’une enquête sérieuse, et se contenter de montrer en quoi l’article a tort, de prouver que la culture française est loin d’être moribonde. Plutôt, avec une malice et un esprit acerbe dignes de Swift, il renverse les rôles et déplace l’interrogation sur de la critique de la culture française vers une réflexion sur les certitudes américaines qui prétendent la juger; et il le fait à travers une série d’axiomes. Pour l’Amérique (c.à.d. pour Time) « la bonne santé d’une culture se mesure au degré de curiosité qu’elle suscite au sein de la culture dominante » (l’américaine); les Américains ne se trompent jamais ; la culture est un marché ; une culture n’est valable que si elle est traduisible et rapidement traduisible. Il en résulte que ce genre de propos réduit la France (ou d’autres pays) au statut de simples métaphores de l’Amérique. « La violence antifrançaise comme forme déplacée d’une panique qui ne s’avoue pas. Classique. » (1221-22) Quid erat demonstrandum. L’argument est convainquant.
Les pages les plus émouvantes de ce livre sont sans aucun doute celles qui racontent l’entretien de BHL avec le vieux Norman Mailer, ce géant de la littérature américaine qu’il admire peut-être plus que tout autre. Serait-ce parce qu’il le considère comme son ancêtre, son sosie, son semblable, son frère (aîné) ? Mailer, âgé et souffrant, ne veut plus passer le peu de temps qu’il pense lui rester à faire autre chose que d’écrire. Mais BHL lui est fortement recommandé et il s’incline avec ce mot : « Je me demande combien de jours il me reste ? cent ? mille ? cinq mille ? A mon âge, on n’en sait rien et, par conséquent, je dis non aux interviews. Mais votre persistance et votre réputation, au mieux excellente, au pire très intéressante, ont fait que j’ai finalement dû accepter. » (854)
Ainsi commence, lentement, une longue conversation d’une très grande densité intellectuelle. Mailer se révèle de plus en plus, parle de son œuvre, de sa vie, de la politique, de la mort. Peut-être ne s’est-il jamais livré autant — serait-ce parce qu’il était, en effet, près de la mort ? BHL devient progressivement un interlocuteur égal dans un dialogue de grande envergure. Les deux écrivains semblent survoler l’état du monde de très haut — et, pour Mailer, on dirait de très loin. C’est vrai que Mailer était le dernier de son espèce : un géant plus grand que nature, un lion. BHL l’a bien compris. C’est, je le répète, l’un des meilleurs moments de ces Pièces d’identité qui nous font partager sa quête perpétuelle de Lévy: décrire, analyser, critiquer lucidement la situation de l’homme dans le monde contemporain.