« Un bon Arménien est un Arménien décapité ». C’est en substance le message que vient de lancer au monde le régime d’Ilham Aliev en accueillant comme un héros à Bakou le commandant Ramil Safarov Sahib. Cet officier azerbaïdjanais avait été condamné à la perpétuité (peine incompressible de 30 ans) par la Hongrie en 2006 pour un crime « particulièrement cruel », selon les termes du jugement. Il avait en effet étêté pendant son sommeil (16 coups de hache) le lieutenant Markarian (20 ans), de l’armée arménienne, qui participait comme lui à un stage d’anglais à Budapest dans le cadre du « partenariat pour la paix » de l’OTAN… Cette sentence de la justice hongroise ne sera donc pas appliquée par l’exécutif de cet État. Le gouvernement de Viktor Orban a en effet ordonné le transfèrement de Safarov le 31 août dernier, moyennant, selon la presse hongroise, un investissement azerbaïdjanais de 2 à 3 milliards d’euros dans la dette du pays. Naturellement, le régime de Bakou a procédé immédiatement à la libération du monstre, qui avait d’ailleurs été déclaré homme de l’année en Azerbaïdjan en 2006. Il lui a versé en outre une somme correspondant à la totalité de son salaire durant ses années de prison, lui a offert une maison et l’a élevé en grade.
Cette affaire, choquante de bout en bout, pose une série de questions.
Sur la situation au Haut-Karabagh tout d’abord. On savait certes que le régime de Bakou professait, de pair avec celui d’Ankara, un panturquisme échevelé, avec en corolaire une arménophobie sans borne. Mais ce nouvel éloge de la barbarie rend plus inenvisageable que jamais, s’il en était besoin, le retour des Arméniens de cette république autoproclamée sur le billot azerbaïdjanais. Il est donc temps d’œuvrer pour la reconnaissance internationale de cette entité qui garantit le droit à l’existence du dernier carré d’Arméniens à vivre encore sur ses terres historiques.
Cette affaire met également à nouveau en exergue la tentation antidémocratique de la Hongrie de Viktor Orban qui a instauré dans ce pays un régime ultraconservateur. Depuis plusieurs années, une série d’événements allant tous dans le même sens indique que son gouvernement tend à se détourner des valeurs européennes et porte de plus en plus son regard vers l’Est. Ce transfèrement spectaculaire de Safarov à Bakou s’inscrit naturellement dans cette dérive. C’est pour dénoncer ce climat trouble, teinté comme il se doit de vieux relents d’antisémitisme, qu’Elie Wiesel avait renvoyé à la Hongrie au mois de juin une de ses décorations, alors que des ministres de ce pays s’adonnaient à la réhabilitation d’anciens nazis…
Enfin la faiblesse des réactions internationales envers cette glorification étatique d’un monstre comme Safarov, procède aussi d’un abaissement général du seuil de tolérance à l’égard des atteintes aux droits de l’homme. On déplore les bombardements de la population civile en Syrie, on se dit préoccupé par les honneurs rendus à un barbare, mais fondamentalement, la tendance est aujourd’hui au wait and see.
Dans l’affaire Safarov, cette complaisance à l’égard d’une telle ignominie s’explique par un opportunisme de bon aloi envers l’émirat azerbaïdjanais, grand pourvoyeur de pétrole et de bakchichs. Mais en ne mettant aucun frein au fanatisme antiarménien de cet État, on aiguise les tensions et favorise le risque d’une guerre dont le prix ne sera pas « seulement » humain, mais aussi énergétique. Dans cette atmosphère de cynisme débridé, qu’il nous soit permis de rappeler cet aspect trivial des choses. Car comme l’évoquait déjà Winston Churchill en commentant le traité de Lausanne (24 juillet 1923), le sang des Arméniens a toujours été pesé dans la même balance que le pétrole de Bakou.
Ara Toranian, directeur de la revue Nouvelles d’Arménie