Un nom de stade, un passé judiciaire
Sous le soleil des Alpes‑Maritimes, le stade municipal de Blausasc porte un nom qui n’appartient pas qu’au folklore local : il illustre, à l’échelle d’un village, la manière dont la République gère encore aujourd’hui les héritages du régime de Vichy. Depuis 2012, cette infrastructure sportive s’appelle « stade Joseph‑Merceron‑Vicat ». Pour les habitants qui ont pris le temps d’ouvrir les archives publiques, ce n’est pas un simple baptême de convenance : c’est l’hommage rendu à un industriel qui a siégé au Conseil national de Vichy, figuré sur la liste reconstituée des titulaires de la Francisque et été condamné à la Libération par la Cour de justice de l’Isère pour un crime qualifié alors de « crime contre la défense nationale », assorti de l’indignité nationale à vie[1].
Les pièces produites par les Archives départementales de l’Isère sont sans ambiguïté. Le 16 mars 1945, la Cour de justice de l’Isère, siégeant à Grenoble, condamne Joseph Merceron‑Vicat à dix ans de réclusion, à l’indignité nationale à vie et à la confiscation totale de ses biens. Le jugement le déclare coupable de trahison et d’« intelligence avec l’ennemi », infraction alors définie par le Code pénal parmi les crimes contre la défense nationale, et lourdement sanctionnée. Autrement dit, la justice de la Libération retient à son encontre, dans ce jugement, une forme de participation punissable, au regard du droit de l’époque, aux entreprises de l’ennemi[2].
Un industriel de Vichy dans l’espace public
À ces éléments judiciaires s’ajoute un parcours politique et économique documenté par des travaux d’historiens et par la presse. Le Conseil national de Vichy, organe consultatif voulu par le maréchal Pétain pour accompagner la « Révolution nationale », réunit des personnalités appelées à cautionner politiquement le régime ; la Francisque, décoration remise par le chef de l’État, distingue une partie de ses soutiens les plus fidèles. Selon ces travaux, Joseph Merceron‑Vicat est nommé au Conseil national dès 1941 et intervient dans ce cadre, et son nom figure dans les listes de titulaires de la Francisque reconstituées après‑guerre. Pendant l’Occupation, les études d’histoire économique consacrées au secteur du ciment montrent que le cours de l’action Vicat est multiplié par près de vingt entre 1939 et 1944, tandis que l’entreprise bénéficie de grands chantiers publics dans un environnement façonné par le régime de Vichy. Il ne s’agit pas de soutenir que toute hausse de valeur boursière s’expliquerait mécaniquement par la collaboration, mais de rappeler que l’entreprise prospère alors dans un contexte de commandes publiques et de grands travaux liés à la politique du moment. Pris ensemble, ces éléments n’épuisent pas la biographie de Joseph Merceron‑Vicat, mais ils éclairent le contexte dans lequel intervient la condamnation de 1945 : un engagement politique au service du régime et des intérêts économiques qui se développent dans son sillage[3].
Pourquoi, alors, un stade communal continue-t-il de porter ce nom en 2025 ? Une partie de la réponse tient à la place occupée aujourd’hui par le groupe Vicat dans l’économie locale. L’entreprise exploite des carrières sur le territoire de la commune depuis près d’un siècle et, selon la presse locale, l’exploitation de son territoire par le groupe pourrait rapporter environ 1,2 million d’euros par an jusqu’en 2049, ce qui est considérable pour un village d’environ 1 500 habitants[4]. Pour une commune de cette taille, ces sommes représentent une ressource majeure, que nul ne conteste.
Depuis 2012, le stade municipal de Blausasc est désigné sous le nom de « stade Joseph‑Merceron‑Vicat », appellation adoptée par la commune lors de la création de cet équipement, réalisé sur un terrain mis à disposition par la cimenterie Vicat et inauguré en présence du maire Michel Lottier et de plusieurs responsables politiques et institutionnels. Longtemps, ce choix est resté sans véritable controverse publique. Il a fallu l’initiative d’un collectif d’habitants, la consultation des fonds d’archives de Grenoble et de Pierrefitte, puis la publication d’articles dans la presse régionale et nationale pour que le passé de Joseph Merceron‑Vicat entre dans le débat local[5].
Un village face à ses choix de mémoire
C’est précisément ce déséquilibre – entre la dépendance économique au groupe et la gravité du passé de son ancien dirigeant, tel qu’il a été apprécié par la justice de la Libération – qui rend le débat sur le nom du stade nécessaire. La question ne porte pas sur la légitimité de l’activité économique du groupe aujourd’hui, mais sur l’opportunité d’inscrire, dans l’espace public communal, le nom d’un homme que la Cour de justice de l’Isère a condamné pour un crime contre la défense nationale et frappé d’indignité nationale à vie[6].
La réaction, elle aussi, éclaire un état de la mémoire. Selon plusieurs articles de la presse régionale et nationale, la municipalité a d’abord concentré ses réponses sur l’anonymat des lanceurs d’alerte, mis en doute la portée des pièces d’archives produites ou demandé des « preuves » supplémentaires, plutôt que d’ouvrir immédiatement une discussion sur le nom du stade[7].On peut comprendre que des élus locaux, liés par des conventions de longue durée et des habitudes de partenariat avec un grand groupe, hésitent à rouvrir un sujet sensible ; mais cette difficulté ne dispense pas d’examiner calmement les faits historiques désormais établis. Dans le même temps, des acteurs de la mémoire de la Shoah, habitués à travailler avec les collectivités sur les noms de rues, plaques et monuments, ont exprimé leur inquiétude et leur indignation devant le maintien d’un nom aussi chargé sur un équipement public, là où de nombreuses communes ont, depuis longtemps, retiré de leur toponymie les noms de figures emblématiques du régime de Vichy[8].
Blausasc n’est pas un cas isolé : ces dernières années, de nombreuses communes ont examiné les noms de rues ou d’édifices liés au régime de Vichy et ont choisi de les modifier. Ce village concentre toutefois plusieurs lignes de tension bien identifiées par les historiens : d’un côté, un verdict de la Libération et des archives pénales solides ; de l’autre, une commune contemporaine où la présence économique d’un grand groupe industriel occupe une place centrale, et où le maintien d’un hommage public à l’un de ses anciens dirigeants n’a pas été remis en question.
Entre les deux, des habitants rappellent que la toponymie n’est pas un détail : elle dit qui l’on choisit d’honorer dans l’espace public, et ce que l’on accepte de banaliser. Il ne s’agit pas d’instruire un nouveau procès, mais de prendre au sérieux un verdict rendu à la Libération et les archives qui le documentent, et d’en tirer les conséquences dans la manière dont une commune baptise ses équipements.
À la lumière des archives aujourd’hui facilement accessibles, une commune de la République peut-elle continuer à donner à son principal stade le nom d’un homme frappé d’indignité nationale à vie pour un crime contre la défense nationale ? La réponse appartient aux élus et aux habitants ; elle engage leur conception de ce que l’on choisit d’honorer, ou non, dans l’espace public. Mais, ce débat doit avoir lieu.
Marc Knobel est historien et chercheur associé à l’Institut Jonathas de Bruxelles.
[1] Archives départementales de l’Isère, fonds de la Cour de justice de l’Isère, jugement du 16 mars 1945 condamnant Joseph Merceron‑Vicat pour un crime contre la défense nationale (intelligences avec l’ennemi) et le frappant d’indignité nationale à vie, peine de réclusion ensuite commuée par décret du 26 mai 1945 ; note du ministère de la Justice du 7 juin 1945. Voir aussi les synthèses et rappels de ces éléments dans : Sophia Fischer, « À Blausasc, un stade au nom d’un collaborateur de Vichy sème la discorde », Le Monde, M le Mag, 18 septembre 2022 ; Vincent-Xavier Morvan, « Le village de Blausasc face à son encombrant passé », Le Figaro, 19 octobre 2022 ; Antoine Louchez, « Le stade porte le nom d’un industriel collaborateur de Vichy et condamné à la Libération », Nice‑Matin, 26 juin 2025. Voir aussi, BFMTV Nice Côte d’Azur, « Alpes‑Maritimes : à Blausasc, le stade municipal porte le nom d’un collaborateur de Vichy », reportage télévisé, 18 septembre 2022.
[2] Archives départementales de l’Isère, fonds de la Cour de justice de Grenoble, jugement du 16 mars 1945 condamnant Joseph Merceron‑Vicat à dix ans de réclusion, à la confiscation de ses biens et à l’indignité nationale à vie, peine de réclusion ensuite commuée à trois ans par décret du 26 mai 1945 ; voir le rappel de ces éléments dans Sofia Fischer, « À Blausasc, un stade au nom d’un collaborateur de Vichy sème la discorde », Le Monde, M le Mag, 18 septembre 2022, et Antoine Louchez, « Le stade porte le nom d’un industriel collaborateur de Vichy et condamné à la Libération », Nice‑Matin, 26 juin 2025.
[3] Sur la nomination de Joseph Merceron‑Vicat au Conseil national de Vichy et son appartenance aux listes reconstituées de titulaires de la Francisque : voir les travaux historiques cités par les articles de presse (notamment Sofia Fischer, « À Blausasc, un stade au nom d’un collaborateur de Vichy sème la discorde », art. cit. ; Antoine Louchez, « Le stade porte le nom d’un industriel collaborateur de Vichy et condamné à la Libération », Nice‑Matin, art. cit. ; ainsi que les listes de membres du Conseil national et de titulaires de la Francisque reconstituées après‑guerre.
Sur l’évolution du cours de l’action Vicat entre 1939 et 1944 et la place de l’entreprise dans l’économie administrée de Vichy (grands chantiers, travaux publics, Organisation Todt, reconstruction), voir les synthèses d’histoire économique consacrées au secteur du ciment et les études qui décrivent une multiplication par près de vingt du cours de la valeur Vicat sur cette période. Voir : « Ciments Vicat et Lafarge », Aouste à Coeur, 25 décembre 2023 (dossier historique sur les cimenteries et la période de l’Occupation).
Sur Vichy, Conseil national et collaboration d’État :
Jean‑Pierre Azéma, De Munich à la Libération, 1938‑1944, Paris, Seuil.
Laurent Joly, L’État contre les Juifs. Vichy, les nazis et la persécution antisémite (1940‑1944), Paris, Grasset, 2018.
Robert O. Paxton, La France de Vichy, 1940‑1944, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire ».
Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy, de 1944 à nos jours, Paris, Seuil.
[4] La formulation sur les 1,2 million d’euros par an jusqu’en 2049 vient d’articles de presse locaux, en particulier :
Antoine Louchez, « Le stade porte le nom d’un industriel collaborateur de Vichy et condamné à la Libération », art. cit. : « l’exploitation de son territoire par le groupe lui rapportera encore 1,2 million d’euros par an jusqu’en 2049. Colossal pour une commune de 1.500 âmes. » Voir aussi : « Ciments Vicat et Lafarge », Aouste à Cœur, 25 décembre 2023 (dossier historique sur les cimenteries et la période de l’Occupation.
Nice‑Matin, « Ce que l’on sait du cimentier Vicat, présent dans les Alpes‑Maritimes et classé parmi les 50 sites les plus polluants de France », 27 juin 2025, qui reprend également ce chiffre de 1,2 million d’euros par an jusqu’en 2049.
[5] Édition de Nice‑Matin du jeudi 8 septembre 2012 (inauguration du stade Joseph‑Merceron‑Vicat, terrain mis à disposition par Vicat, présence d’élus et de responsables institutionnels), citée et rappelée dans :
– Sofia Fischer, « À Blausasc, un stade au nom d’un collaborateur de Vichy sème la discorde », art. cit.
– Antoine Louchez, « Le stade porte le nom d’un industriel collaborateur de Vichy et condamné à la Libération », art. cit.
[6] Cour de justice de l’Isère, arrêt du 16 mars 1945 condamnant Joseph Merceron‑Vicat pour « intelligences avec l’ennemi » au sens des articles 80 et 83 de l’ancien Code pénal, à dix ans de réclusion, à la confiscation de ses biens et à l’indignité nationale à vie, peine de prison ensuite commuée par décret du 26 mai 1945 ; voir notamment la note du ministère de la Justice du 7 juin 1945 et la synthèse FranceArchives sur l’épuration judiciaire.
FranceArchives, « L’Épuration après la Seconde Guerre mondiale » (synthèse sur les juridictions d’épuration, dont les cours de justice, et sur la peine d’indignité nationale) :
https://francearchives.gouv.fr/fr/article/877558609
[7] Voir notamment :
– Sofia Fischer, « À Blausasc, un stade au nom d’un collaborateur de Vichy sème la discorde », art. cit. (réactions de la municipalité, insistance sur l’anonymat des auteurs du signalement et demandes de précisions supplémentaires).
– Vincent-Xavier Morvan, « Le village de Blausasc face à son encombrant passé », art. cit. (mise en avant des doutes exprimés par la municipalité sur les documents produits et focalisation sur les « délateurs »).
– Antoine Louchez, « Le stade porte le nom d’un industriel collaborateur de Vichy et condamné à la Libération », art. cit. (rappel des réactions initiales de la mairie face aux révélations sur le passé de Joseph Merceron‑Vicat).
[8] Sur les réactions d’inquiétude de responsables et d’institutions engagés dans la mémoire de la Shoah face au maintien du nom « Joseph‑Merceron‑Vicat » pour le stade de Blausasc, voir notamment les prises de position relayées dans la presse nationale et régionale (dossiers consacrés à Blausasc dans Le Monde, Le Figaro et Nice‑Matin, reportage BFMTV) et les déclarations d’associations mémorielles appelant les communes à réexaminer les noms de rues, plaques et équipements publics liés au régime de Vichy.

Nous sommes dans un pays où la bibliothèque nationale porte le nom d’un zélateur impénitent de Pétain, à savoir Français Mitterrand… combien de rues portent encore le nom des criminels bolchéviques Lénine et cie ? Sans compter la station de métro Robespierre… Donc, je ne suis guère surpris, hélas, de voir des rues aux noms de vichystes.