Lorsque le ciel se penche, bascule et s’affaisse en une chape d’ardoise, lorsque je traque, désespéré, la moindre éclaircie au fond de la nuée, que les intempéries se relaient comme des sentinelles sombres, que grondent les colères d’un tonnerre sans visage et que la morsure du froid s’imprime dans ma peau comme un sceau, l’hiver déroule sur les trottoirs son manteau feutré, et la ville semble marcher en silence sous une lampe éteinte.
L’actualité, galopante, nous réduit au rôle de consommateurs de nouvelles acérées : éclats atomisés, mortifères, effrénés, revanchards. On voit défiler la rage, la folie du monde, la bêtise arrogante ; les morts jonchent le sol de nos conquêtes, les écrans crépitent de catastrophes, et la planète elle‑même ricane, ironique, de notre misère et de notre superbe, comme si le siècle entier se repaisse de notre vertige.
Alors je me tourne vers la voix souveraine d’Elis Regina, immense vedette brésilienne, voix cristalline, sensuelle, lumineuse, d’une beauté saisissante, pour traverser, le temps d’une écoute, la palette entière du répertoire merveilleux de Tom Jobim : les classiques tels qu’« Águas de março », « Modinha », la grâce suspendue de « Retrato em branco e preto », la douceur obstinée de « Só tinha que ser com você ». Mon cœur bat au rythme de cette beauté qui s’élève au-dessus des tempêtes. Je ne chante pas la bossa nova, je ne parle ni portugais ni brésilien, mais ce rythme me traverse, m’écorche et me console, jusque dans le tréfonds de l’âme où se tient, recroquevillée, une part d’enfance.
Ma tête oscille, mes doigts s’élancent sur la table comme sur un clavier invisible, la lumière fend le ciel intérieur, j’ouvre mon cœur et je bats au rythme de toutes les beautés du monde. Je vogue entre le Pain de Sucre et le Christ Rédempteur, en larmes devant tant de splendeurs, devant l’œuvre exemplaire du monde lorsqu’il consent, un instant, à se laisser regarder sans masque. Et lorsque je sors un disque de Sergio Mendes, que j’ai eu le privilège de voir à l’Olympia, mon visage s’éclaire d’un sourire qui résiste à tout. Non, le monde ne se résume pas à l’horreur, à la fascination du mal, à la mécanique du désastre : quelques notes de bossa nova suffisent à tout renverser, à tout transfigurer, à tout recréer. S’il fallait prêter l’oreille à la vie, simplement à la vie, il faudrait écouter Tom Jobim, lire ou chanter les paroles merveilleuses d’« Águas de março », ce répertoire d’objets humbles qui soudain se changent en cosmogonie.
Ferme les yeux, ferme les yeux et pleure, pleure, pleure et danse. Que la beauté du monde t’inonde : elle s’incarne tout entière dans une chanson murmurée en brésilien, dans la fragilité vibrante d’une voix qui tremble et tient bon. Là, dans ce souffle retenu, l’âme bascule hors du temps, effleure l’éternité comme on touche la surface d’une eau sombre avec la pulpe des doigts. Laisse‑toi emporter, respire la lumière, traverse les nuages, laisse le vent du large dissiper les nouvelles funèbres ; laisse‑toi porter, encore, traverse les nuages et danse dans la lumière qui s’ouvre sur la baie de Rio, là où la mer rencontre la montagne, là où l’infini se donne en partage : ce sont les eaux de mars qui ferment l’été, et, dans le vacarme du monde, la promesse de vie, obstinée, continue de battre au creux de mon cœur.
Pour Maria de França
…
Pour rendre à la chanson, son souffle, je cite ici le refrain original :
É pau, é pedra, é o fim do caminho
É um resto de toco, é um pouco sozinho
É um caco de vidro, é a vida, é o sol
É a noite, é a morte, é um laço, é o anzol
É peroba do campo, é o nó da madeira
Caingá, candeia, é o Matita Pereira
É madeira de vento, tombo da ribanceira
É o mistério profundo, é o queira ou não queira
É o vento ventando, é o fim da ladeira
É a viga, é o vão, festa da cumeeira
É a chuva chovendo, é conversa ribeira
Das águas de março, é o fim da canseira
É o pé, é o chão, é a marcha estradeira
Passarinho na mão, pedra de atiradeira
É uma ave no céu, é uma ave no chão
É um regato, é uma fonte, é um pedaço de pão
É o fundo do poço, é o fim do caminho
No rosto o desgosto, é um pouco sozinho
São as águas de março fechando o verão
É a promessa de vida no teu coração.
(Antônio Carlos Jobim, « Águas de Março », 1972)
Voici une traduction française fidèle du texte portugais d’« Águas de Março » (première grande strophe de la version brésilienne par Tom Jobim), calquée au plus près de l’esprit et de la littéralité du texte original :
C’est le bâton, c’est la pierre, c’est la fin du chemin
C’est le reste de souche, c’est un peu de solitude
C’est un éclat de verre, c’est la vie, c’est le soleil
C’est la nuit, c’est la mort, c’est un nœud, c’est l’hameçon
C’est le bois du champ, c’est le nœud de la branche
Caingá, candeia, c’est Matita Pereira
C’est du bois porté par le vent, la chute du ravin
C’est le mystère profond, c’est le veux-tu ou non
C’est le vent qui souffle, c’est la fin de la pente
C’est la poutre, c’est l’espace, la fête du faîte
C’est la pluie qui tombe, la conversation au bord de l’eau
Des eaux de mars, c’est la fin de la fatigue
C’est le pied, c’est le sol, c’est la marche du voyageur
Un oiseau dans la main, une pierre à lancer
C’est un oiseau dans le ciel, c’est un oiseau au sol
C’est un ruisseau, une source, un morceau de pain
C’est le fond du puits, c’est la fin du chemin
Dans le visage, le dégoût, c’est un peu de solitude
Ce sont les eaux de mars qui ferment l’été
C’est la promesse de vie dans ton cœur.
