On voit paraître, depuis quelques années, un nombre croissant d’ouvrages vantant les performances de l’IA en médecine. Certains vont jusqu’à promettre la fin de l’erreur diagnostique. J’aimerais les croire. Mais l’expérience invite à la nuance. Cela fera bientôt plus de trente ans que j’exerce la médecine. En trois décennies, j’ai vu mon métier évoluer à une vitesse qui m’a souvent émerveillé. Les explorations se sont affinées, les diagnostics sont devenus plus précoces, les traitements plus ciblés. Nous disposons aujourd’hui d’outils que nous n’aurions pas imaginés lorsque j’ai débuté. Cette évolution a sauvé des vies, réduit les souffrances, et éclairé des situations autrefois enveloppées de doute. Mais pendant que les technologies avançaient, quelque chose d’essentiel se déplaçait plus discrètement, presque sans bruit : la pratique du soin elle-même. Le temps d’écoute s’est réduit. Les consultations se sont accélérées. Les échanges se sont fragmentés, parfois jusqu’à devenir des phrases brèves, prononcées entre deux écrans. On nous a demandé d’optimiser, de rationaliser, de documenter, de tracer. Chaque symptôme nécessitant d’entrer dans une case, chaque décision dans une justification, chaque acte dans un codage. Parallèlement, les honoraires ont été plafonnés, les tarifs d’actes d’imagerie – déjà sous-estimés – n’ont fait que baisser, comme si la valeur du soin se mesurait en lignes comptables ou en performance technique. Soigner, pourtant, ne se réduit pas à une analyse d’images anatomiques ni à interpréter des résultats biologiques. Soigner, c’est entrer dans une histoire. C’est écouter ce qui est dit, et parfois plus encore ce qui ne l’est pas. C’est comprendre la vie autour de la maladie, ses empêchements, ses peurs, ses angoisses, ses espérances. C’est précisément à cet endroit que commence l’enjeu de l’IA en médecine. On en parle beaucoup aujourd’hui, avec enthousiasme et parfois fascination. Certains y voient la promesse d’une médecine plus sûre, plus rapide, plus homogène. Et il est vrai qu’elle peut aider. Je l’ai moi-même écrit à plusieurs reprises. Elle peut améliorer la surveillance clinique, analyser un nombre colossal de données en un temps infime, repérer des signaux faiblement perçus par l’œil humain, rappeler l’existence d’une maladie rare à laquelle personne ne pense. Mais croire qu’elle pourrait remplacer le clinicien, supprimer les erreurs ou abolir le doute, c’est mal comprendre ce que la médecine touche en nous. Car l’IA se trompe elle aussi ! Un médecin peut observer le ton de la voix, la façon de se mouvoir, de marcher, l’état psychique du patient, son anxiété, sa nervosité, l’absence volontaire de réponse à des questions posées. L’IA ne voit pas physiquement les patients. Elle ne perçoit que les données qu’on lui fournit – des fragments, des traces, jamais la personne dans sa globalité. Elle peut produire un diagnostic « logique », mais parfois inadapté, parce qu’il lui manque le contexte, les nuances, la part humaine de la situation. Elle peut aussi donner l’illusion de la perfection lorsqu’elle répond avec assurance, au risque de susciter un faux sentiment de sécurité – ou, à l’inverse, d’inquiéter inutilement lorsqu’elle surestime un signal. Et puis, l’IA n’a pas d’intuition. Les médecins disposent parfois d’indices subtils, d’une manière de pressentir que quelque chose ne va pas, des signaux certes subjectifs mais fondés sur l’expérience clinique. L’IA, elle, ne sent rien, n’imagine rien. Si un patient hésite, minimise, se tait, elle ne le perçoit pas. L’erreur algorithmique est le revers de l’aveuglement, la machine ne sait pas qu’elle ne sait pas. Le médecin connait ses limites. C’est peut-être cela le cœur du problème, la notion de limites ! Et si la médecine était d’abord une affaire humaine, avant d’être une question technique ? Car ce que la maladie met en jeu, pour chacun de nous, ce n’est pas seulement un dysfonctionnement organique. C’est l’idée de vulnérabilité. La perte de maîtrise. Le trouble dans la continuité de la vie. L’inquiétude de ce qui vient. Nous vivons dans une époque qui supporte de moins en moins la vulnérabilité. Nous voudrions tout anticiper, tout contrôler, éliminer toute forme d’incertitude. Nous rêvons d’une médecine sans hésitation et sans erreur comme si la vie pouvait être entièrement prévisible et calculable. Mais la vulnérabilité fait partie de la condition humaine. La nier, c’est renier ce que nous sommes. Et c’est justement dans cet espace fragile – cet espace où l’on ne sait pas encore – que se joue quelque chose d’essentiel : la rencontre. Quand un patient consulte, il ne vient pas uniquement chercher un diagnostic exact. Il vient chercher quelqu’un pour traverser cette incertitude avec lui. Un témoin. Un partenaire. Un allié dans un moment de trouble. Cela, aucune machine ne peut l’offrir. L’avenir de la médecine n’est pas une médecine où l’IA prend la place du praticien. L’avenir est une médecine où l’IA soutient la pratique clinique, en élargissant le raisonnement, en enrichissant l’accès au savoir, en diminuant la charge administrative qui épuise. Mais cette alliance ne sera possible que si nous préservons le temps clinique qu’une consultation impose. Un temps indispensable, un acte thérapeutique à part entière. Un temps où l’on écoute, où l’on tente, ensemble, de trouver des solutions. Une médecine sans véritable rencontre serait peut-être plus rapide, mais définirait-elle encore le soin ? Alors oui, la médecine ne se résume pas à l’IA. Elle se résume à une présence humaine qui accompagne. C’est cela que nous devons transmettre. Et c’est cela qui soigne aujourd’hui, et qui soignera encore demain.
Jusqu’où peut-on faire confiance à l’IA en médecine ?
par Ariel Toledano
26 octobre 2025
De nombreux ouvrages célèbrent les prouesses de l’IA en médecine, allant jusqu’à promettre la fin de l’erreur diagnostique. Mais l’expérience appelle à plus de nuance.
