Les récentes victoires tactiques de l’Ukraine ne relèvent pas seulement de l’efficacité militaire : elles constituent un choc conceptuel pour tous les états-majors du monde.
En l’espace de quelques jours, les forces ukrainiennes ont détruit plusieurs dizaines de bombardiers stratégiques russes lors d’une opération inédite spectaculaire baptisée « Toile d’araignée », menée en profondeur sur plusieurs bases russes simultanément.
Une autre opération, selon les Forces de défense ukrainiennes du Sud, vient d’avoir lieu, au cours de laquelle une locomotive et une colonne d’équipements ennemis – 13 chars et plus de 100 unités blindées et automobiles – ont été neutralisées en territoire occupé.
Les Russes eux-mêmes affirment que le train a été attaqué par des drones, dans le cadre d’une opération fondée sur le même principe que « Toile d’araignée ».
Le tout, sans supériorité aérienne ni armée massive ukrainiennes.
Cette efficacité n’a rien d’un miracle. Elle est le fruit d’une mutation accélérée de la guerre accélérée par l’intelligence, la technologie, l’agilité stratégique, et sous-tendue de bout en bout par la nécessité vitale de survie.
Ce qui se joue en Ukraine est moins l’affrontement de deux armées que la collision entre deux visions de la guerre : l’une héritée du XXe siècle, l’autre forgée dans le feu du XXIe.
Jusqu’ici, les doctrines militaires reposaient sur l’idée qu’il existait des sanctuaires. Des bases aériennes inaccessibles, des chaînes logistiques sécurisées, des infrastructures stratégiques « hors d’atteinte ». Ce paradigme est désormais caduc.
Grâce aux drones longue portée, aux frappes coordonnées, à l’intelligence artificielle embarquée et à l’exploitation méthodique du renseignement militaire et civil (images satellites commerciales, sources ouvertes, etc.), l’Ukraine a démontré qu’aucun site militaire adverse ne peut se prétendre invulnérable en profondeur grâce à son hinterland.
La guerre est partout, et le Front est désormais mouvant.
Il ne s’agit pas d’une parenthèse. L’abaissement du seuil technologique pour frapper à des centaines de kilomètres crée un précédent redoutable. Les moyens employés par Kyiv aujourd’hui seront accessibles à d’autres demain – y compris à des acteurs non étatiques ou à des régimes qui n’ont que faire du droit international.
Autre bouleversement majeur : le déséquilibre des coûts. Un drone d’attaque ukrainien, fabriqué pour quelques milliers d’euros, peut détruire un char valant plusieurs millions, un avion sur son aérodrome, un navire de guerre en mer, voire un sous-marin. Cette asymétrie économique rend obsolète une grande partie des arsenaux conçus selon une logique industrielle lourde, datant de la guerre froide.
Nonobstant, les grandes puissances militaires continuent d’investir dans des systèmes d’armes complexes, coûteux, sophistiqués, alors que vulnérables au plus modeste essaim de drones.
Il devient irresponsable de produire en masse des équipements pour un affrontement terrestre du type guerre froide dans un monde où un adolescent muni d’une console et d’un stick peut détourner un missile ou guider un drone kamikaze.
Il est temps de repenser la dépense militaire. Non pas en la réduisant, toute illusion pacifiste serait suicidaire, mais en la réorientant. Investir dans la mobilité, la cyberdéfense, l’intelligence artificielle militaire, la guerre électronique et la résilience stratégique, devient vital. Ceux qui ne prendraient pas la mesure de ce tournant sont en retard d’une guerre.
Tandis que les Ukrainiens innovent chaque jour sur le terrain, improvisent des systèmes hybrides, intègrent en temps réel les retours d’expérience, les états-majors occidentaux, englués dans des logiques bureaucratiques et doctrinales, ne perçoivent pas toute l’ampleur de la révolution militaire en cours.
L’armée ukrainienne, par la force des choses, est devenue la plus créative et la plus réactive, non seulement d’Europe, mais du monde. Elle adapte ses méthodes à une guerre asymétrique de haute intensité, repoussant chaque jour les limites du possible.
Mais ce laboratoire de guerre inspire ailleurs de tout autres acteurs, et il ne faudrait pas croire qu’on échappera au mimétisme, à une nouvelle prolifération. À quand une opération d’envergure menée par les Houthis sur Ryad ou Israël, ou une franchise d’Al-Qaïda utilisant les mêmes stratégies, les mêmes outils que l’Ukraine, mais à des fins, elles, terroristes ?
Le précédent est posé. Les outils sont là. Il ne manque plus que la volonté de les mettre en œuvre.
Il faut dire les choses clairement : les Ukrainiens ont tous les droits d’employer tous les moyens nécessaires pour se défendre contre une invasion barbare. Mais ce qu’ils inventent pour survivre, d’autres s’en empareront un jour pour dominer ou détruire.
La seule solution pour enrayer cette spirale n’est ni un compromis boiteux, ni une médiation naïve. C’est d’armer l’Ukraine au maximum, lui donner les moyens de détruire l’armée russe et de libérer son territoire sans délai.
La victoire ukrainienne est aujourd’hui la condition pour empêcher que cette guerre ne devienne un prototype mondial. Chaque mois de guerre supplémentaire est un mois de plus où des armes inédites sont testées, perfectionnées, banalisées. Chaque report d’aide à l’Ukraine est un encouragement involontaire à la prolifération des solutions électroniques de destruction.
De même, chaque recul stratégique occidental est une brèche offerte à ceux qui rêvent d’un monde sans règles. « Ce n’est pas notre guerre », entend-on encore et toujours en Europe, aux États-Unis. A quoi correspond cette affirmation, sinon à un aveuglement volontaire ou, plus encore, à une complaisance pro-russe qui ne dit pas son nom ?
Cette guerre est déjà mondiale par ses conséquences : économiques, stratégiques, politiques. Elle redessine les alliances, fracture les équilibres énergétiques, accélère les reconfigurations géopolitiques. Et surtout, elle redéfinit ce que « faire la guerre » signifie dans un monde hyperconnecté.
Penser que cette guerre peut rester confinée à l’Ukraine, c’est comme croire que le nuage de Tchernobyl s’est arrêté aux frontières de la France.
Appeler à la fin de la guerre n’est pas un signe de faiblesse : c’est une urgence stratégique. Non pour « geler » le conflit – encore moins pour abandonner l’Ukraine à son sort – mais pour empêcher la prolifération de nouveaux moyens de destruction.
Il ne s’agit pas seulement de paix. Il s’agit de lucidité. Le XXIe siècle sera celui des guerres asymétriques, technologiques, à moins qu’un sursaut éthique et stratégique n’y mette un coup d’arrêt. Cela suppose d’aider ceux qui résistent pour les bonnes raisons, avec les bons moyens.
La guerre en Ukraine est notre guerre à tous. Parce qu’elle engage nos valeurs, notre sécurité et notre avenir technologique.
Ceux qui refuseraient de le voir devront répondre à une autre question : Que ferez-vous, quand les armes inventées dans votre indifférence frapperont vos propres infrastructures ?