Fin août à New York. La ville s’alanguit dans la moiteur de l’été finissant. Déjà se profilent la saison de l’US Open et les concerts du Labor Day – la fête du travail, célébrée aux États-Unis en septembre. C’est l’heure des bilans et des promesses de la rentrée. Pour les plus chanceux, l’été 2025 s’inscrira dans les mémoires comme ceux de tant d’autres années : tartes aux myrtilles fraîches et épis de maïs grillés, couchers de soleil à Montauk et verres de spritz partagés en fin de journée.

Pour d’autres, ce sera le souvenir du moment où l’antisémitisme a cessé d’être latent pour se déchaîner au grand jour. Quand, au légendaire Festival de Glastonbury, des cris de « Mort à Tsahal ! » ont retenti. Quand de jeunes campeurs français ont été expulsés d’un vol de retour d’Espagne et que le ministre des Transports espagnol les a qualifiés de « petits Israéliens capricieux ». Quand, en Grèce, un touriste israélien s’est fait mordre l’oreille. Quand, à Montréal, un père juif de deux jeunes enfants a été roué de coups et que des manifestants juifs à la Pride ont été aspergés d’urine. Quand, à Vienne, un chauffeur Uber a expulsé une famille israélienne de sa voiture et agressé le père. Quand « Sionazi » a été griffonné sur des plateaux-repas casher à bord d’un vol JetBlue. Quand des drapeaux à croix gammée ont été brandis dans les rues du New Hampshire. Quand un politicien belge influent a jugé trop complexe de souhaiter le traditionnel « Shana tova »à ses concitoyens juifs. Quand le Festival du film de Toronto a déprogrammé un documentaire sur le 7 octobre au motif que les producteurs n’avaient pas obtenu « l’autorisation » du Hamas pour utiliser ses images génocidaires – celles que le mouvement terroriste avait pourtant lui-même diffusées au monde entier – et que l’invitation n’a été rétablie qu’après de fortes pressions. Quand, en France, l’arbre planté à la mémoire d’Ilan Halimi – ce jeune Juif de 23 ans enlevé, violemment torturé durant vingt-quatre jours, puis abandonné agonisant en 2005 – a été abattu. Quand, encore en France, cent cinquante jeunes Israéliens se sont vu refuser l’accès à un parc d’attractions parce qu’ils étaient israéliens. Quand la liste des pays prêts à reconnaître un État palestinien sans condition s’est mise à pousser comme de la mauvaise herbe. Quand, dans l’Upper West Side à New York, des familles israéliennes en vacances ont préféré, par peur, parler un anglais forcé plutôt que l’hébreu – oui, même dans le quartier le plus juif au monde en dehors d’Israël, le quartier de Philip Roth, Barney Greengrass, Zabar’s et de nombreuses synagogues, j’ai entendu l’hébreu réduit à de timides chuchotements.

Et ce n’est là qu’un aperçu. Un fragment de la litanie d’agressions, seulement celles dont je me souviens après avoir fait défiler mon fil d’actualité. Parlons-en, de ce défilement : cet été, chaque célébrité s’est soudain découvert une vocation d’activiste. Pas seulement les célébrités, d’ailleurs ; les influenceurs aussi, et mêmeles petits rédacteurs de newsletters sur Substack, d’ordinaire cantonnés à des conseils de voyage ou desrecommandations mode, se sont mis à saupoudrer leurs envois d’une pincée de « Free Palestine ». Et auxcôtés de ces nouveaux experts autoproclamés du Moyen-Orient, il semblait que chacun, ou presque, posait son verre de rosé juste le temps de partager le mème « All eyes on Rafah » avant de retourner à la tendancesuivante.

Qu’on ne s’y trompe pas : avoir une voix – et savoir s’en servir à bon escient – est une bonne chose. Si cette passion soudaine pour les droits de l’homme conduit des millions de personnes à amplifier le cri « Femme, Vie, Liberté » en Iran, à réclamer enfin l’établissement d’un Kurdistan libre pour les quelque 45 millions de Kurdes apatrides – à qui l’on avait pourtant promis une patrie il y a plus d’un siècle –, ou encore à se tenir aux côtés de l’Ukraine dont les courageux défenseurs et la société civile font face à la guerre barbare menée par la Russie impérialiste et terroriste, je m’en réjouirai.

Et bien sûr, il doit y avoir un soutien public massif, et une aide conséquente et immédiate pour atténuer la catastrophe humanitaire et les souffrances des civils palestiniens. Mais pour tant de monde, les faits, les nuances, la complexité d’une guerre asymétrique, et cette si simple évidence que, pour mettre fin à cette dévastation, tout le monde devrait exiger la libération des 48  otages retenus depuis 701 jours, ne semblent pas compter. J’ai la tête qui tourne. Je suis en colère. Et quand je vois ce féroce antisémitisme se répandre à travers le monde, je suis triste, triste et frustrée. « Bravo » au Hamas ! Avec ses idiots utiles, bien implantés ici même en Amérique, il a mené cet été une redoutable guerre psychologique. 

Heureusement pour moi, j’ai pu m’évader en famille, le temps d’une semaine, dans les Dolomites, après une halte à Innsbruck, une ville autrichienne magnifique mais chargée d’ombres : théâtre d’un génocide, site du camp de travail forcé de Reichenau, et où la Nuit de Cristal fut d’une violence extrême – et recélait tous les stigmates de ce qui, des décennies plus tard, allait se produire le 7 octobre.

L’une des familles brisées lors de la Nuit de Cristal, le 9 novembre 1938, fut celle de la jeune Ilse Brüll, âgée de 13 ans. Par chance, Ilse se trouvait à Munich ce soir-là. Mais ses parents, Julie et Rudolf, restés à Innsbruck, furent violemment agressés. À son retour, Ilse dut quitter l’école. Ses parents tentèrent d’émigrer en Amérique, sans succès. En avril 1939, Ilse et sa cousine Inge furent envoyées à Amsterdam, grâce à un Kindertransport organisé par les Quakers. Les deux filles passèrent plusieurs années cachées dans un couvent. Mais en 1942, les nazis exigèrent que tous les enfants non baptisés leur soient livrés. Le 5 août 1942, Ilse fut alors déportée au camp de transit de Westerbork – là même où la famille Frank serait envoyée deux ans plus tard –, puis, quelques semaines plus tard, à Auschwitz. Elle fut assassinée le 3 septembre 1942.

Ilse Brüll et sa cousine Inge.

Notre hôtel se trouvait à deux pas de la synagogue où, après la guerre, le père d’Ilse devint président de la communauté juive, jusqu’à sa mort en 1957. J’ai téléphoné pour savoir s’il était possible de la visiter, dans l’espoir d’en apprendre davantage sur l’histoire juive locale. Ma fille de 10 ans et moi avons été chaleureusement accueillies par une Américaine installée à Innsbruck depuis de nombreuses années etaujourd’hui engagée dans l’organisation de rassemblements pour les otages israéliens. Elle nous a guidées à travers le modeste sanctuaire. Puis, dans la salle d’étude, elle a dévoilé un rouleau de la Torah déchiré dont certains fragments, nous a-t-elle expliqué, avaient été découpés par les nazis afin de servir de contenant à dulinge sale. Au bout du couloir, une vitrine exposait de précieux artefacts. Parmi eux, les souliers rouges vernis d’Ilse Brüll et son étoile jaune.

Ma fille est restée muette. Puis elle a tiré doucement sur mon poignet et sur le bracelet tie-dye du Festival Nova que je porte toujours.

– La même étoile de David. Sauf que toi, tu choisis de la porter. Elle, on l’y a forcée, a-t-elle chuchoté.

Après un moment de silence, nous avons remercié notre interlocutrice et sommes sorties.

– Qu’en as-tu pensé ? ai-je demandé à ma fille, une fois dehors.
– C’est tellement triste. À part ses chaussures, on dirait qu’elle a disparu. Personne ne connaît son histoire à New York. Elle me fait penser à Anne Frank. Mais qui se souvient d’elle ?

Plus tard, alors que nous parlions de son départ imminent en colonie de vacances, je l’ai questionnée : 

– Qu’est-ce qui t’excite le plus dans ton futur séjour ? 
– L’indépendance et la responsabilité. J’ai hâte !
– L’indépendance, je comprends. Mais quelle responsabilité ?
– J’sais pas… Décider toute seule si je prends ou non un dessert après le dîner. Si je pense à manger des légumes, comme tu me l’as dit. Et si je me souviens. Si j’écoute. C’est ça la responsabilité : choisir de faire ce qu’il faut. Ou non.

Elle s’est interrompue, pensive, avant de reprendre :

– Tu sais, Anne Frank avait beaucoup de responsabilités.
– Lesquelles ? ai-je demandé.
– Ne pas faire de bruit. Protéger sa famille. Je me demande ce que j’aurais fait, avec toutes ces responsabilités si importantes. Je suis sûre qu’Ilse en avait plein, elle aussi, avec sa cousine Inge. Être toujours sage. Elle a sûrement essayé de ne pas pleurer, même quand elle en avait envie.

Puis, plus troublée encore : 

– Mais pourquoi les voisins d’Ilse n’ont-ils pas ressenti la responsabilité de l’aider ? Et pourquoi, à la fin, l’ont-ils livrée ? Est-ce qu’aujourd’hui les gens se sentent responsables de raconter son histoire ?

Je n’ai pas de réponse à ses questions. Pas après cet été marqué par la haine, l’antisémitisme déchaîné et la banalisation de la Shoah, de ses survivants et de sa mémoire. Je doute que beaucoup se sentent encore réellement responsables.

Alors, douloureusement, j’ai retourné la question :
– Et toi, te sens-tu responsable de raconter son histoire ?
– Oui, bien sûr !

Eh bien, c’est déjà un excellent début.