À force majoritairement de détourner le regard, d’invoquer l’impuissance ou la lassitude, nous avons fini par croire que la tragédie ne pouvait plus frapper à nos portes. Pourtant, à deux petites heures de vol de Paris, la guerre en Ukraine s’invite dans nos salons, rappelant à chacun la fragilité de notre confort européen, construit sur la certitude illusoire du « plus jamais ça ».

Or, un tournant lourd de menaces s’esquisse. La scène internationale retenait son souffle devant la rencontre, à grand renfort de déclarations ambiguës, entre Vladimir Poutine, initiateur d’une guerre de conquête sur le sol européen, et Donald Trump, retour inattendu du populisme à la tête des États-Unis. Le dialogue entre ces deux figures, l’une revisitée par l’héritage du KGB, l’autre par la promesse d’un isolationnisme cynique et brutal, vient bousculer les repères fragiles de la sécurité mondiale.

La tentation nucléaire et l’incertitude occidentale

Dans un article publié en décembre 2024 dans La Règle du Jeu, j’analysais la montée préoccupante de l’acceptation de l’usage de l’arme nucléaire en Russie : près de 40% de la population juge ainsi une frappe contre l’Ukraine « justifiée », selon un sondage réalisé par l’institut indépendant Levada à la fin de l’année 2024. Ce phénomène n’est pas seulement le fruit d’une rhétorique officielle, mais le résultat d’une mutation profonde des mentalités sous l’effet d’une propagande intense et d’un climat de guerre prolongée. Car, la propagande du Kremlin, à force d’apocalypse et de discours bellicistes, a réussi à éroder les inhibitions morales et stratégiques du public russe.

Pendant ce temps, l’Occident hésite entre ferme condamnation et tentation de l’apaisement, oscillant au gré des calculs partisans entre solidarité affichée et prudence désabusée. Pouvons-nous encore nous permettre de dormir tandis que l’ordre international se joue sans nous, ou pire, contre nous ? Chaque concession face à l’agresseur, chaque main tendue sans condition pour raisonner le tyran, ressemble à la répétition d’un vieux refrain : celui de Munich, celui de Yalta, celui de l’oubli face à la montée des dangers. Évoquer Munich ou Yalta, ce n’est pas céder au cliché : c’est rappeler que, par le passé, des compromis dictés par la peur ou l’illusion de la stabilité ont abouti à de funestes renoncements, sacrifiant la justice et les peuples menacés sur l’autel d’une paix illusoire.

Nous avons appris, à nos dépens, qu’ignorer les signaux faibles, c’est préparer des lendemains amers. « Si nous tombons, vous tomberez aussi », avertissait Zelensky. À cela s’ajoute désormais l’incertitude : que valent nos résistances face au spectacle d’un Occident hésitant, ou rongé de l’intérieur par le doute et la tentation du repli ?

La mémoire, rempart contre l’oubli

Ma mémoire familiale, elle, demeure vivante. Le souvenir de ma grand-mère paternelle, Bassia Golda, née en Ukraine en 1896, éclaire d’une lumière crue la répétition des histoires, la précarité des équilibres, l’urgence d’une vigilance qui ne saurait être jetée aux oubliettes. N’est-ce pas précisément l’oubli, la lassitude, l’indifférence, qui menacent le plus l’Europe et son idéal, lorsque la force supplante le droit, lorsque l’alliance des puissants met au défi les peuples et leur capacité d’indignation ?

Leçon ukrainienne : la grandeur face à l’épreuve

« Il y a des peuples que l’épreuve abaisse et d’autres que l’épreuve grandit. Le peuple ukrainien appartient à la seconde catégorie. Je le pensais déjà en 2015. Je le pense, ô combien, aujourd’hui ! L’Ukraine est un modèle de résistance et de courage. » Cette citation extraite d’un entretien accordé par Bernard-Henri Lévy à The Ukrainian Week et publié sur le site Tyzhden.fr au printemps 2025, résume la conviction centrale de Bernard-Henri Lévy : face à l’adversité, le peuple ukrainien n’a cessé de se dépasser, devenant selon lui un exemple d’abnégation et de bravoure pour l’Europe entière. L’auteur oppose ainsi l’abattement de certains peuples devant l’épreuve, à la capacité ukrainienne de se sublimer collectivement et de tenir tête à la violence de l’histoire contemporaine.

Refuser le sommeil moral

Le dialogue entre Poutine et Trump n’est pas banal : il met à l’épreuve nos principes et dévoile nos faiblesses. Il montre, par contraste brutal, la nécessité impérieuse de refuser la tyrannie, la compromission, la normalisation de l’oubli. Rester réveillé, aujourd’hui plus que jamais, relève de la survie morale, mais aussi du pragmatisme politique.

Que ceux qui voudraient justifier l’indifférence s’en souviennent : il ne s’agit jamais d’un simple éloignement géographique, mais d’une abdication de l’esprit critique et d’une dépossession de notre héritage d’humanistes. Accepter de « dormir » pendant que d’autres marchandent une paix hypothétique et une victoire de la Russie sur notre dos, c’est participer, en silence, à l’écriture du prochain chapitre de la tragédie.


Marc Knobel est historien et chercheur à l’Institut Jonathas de Bruxelles. Il a publié l’Internet de la haine (Berg International, 2012) et Cyberhaine. Propagande, antisémitisme sur Internet (Hermann, 2021).