I
Bruxelles revisited, septembre 2024
« Le script, c’est le mal absolu », disait Jonas Mekas, un de tes frères en cinéma. David Perlov a repris ce crédo avec d’autres mots et l’a mis en œuvre lui aussi.
J’ai reçu cette photographie prise par toi, une des rares photos où nous apparaissons tous les deux, Valérie Vouchka Barranger et moi, peut-être parce que toute ma vie j’ai craint les images – apparition/disparition –, en même temps que je chérissais la nostalgie, le souvenir, les instants de bonheur tel que celui qui rayonne sur cette photographie où se dessine un troisième sourire qui illumine les deux visages : le sourire de l’ami qui prenait la photo.
Lieu de la photographie : hall des départs de la gare Cornavin de Genève. Date : premiers jours de l’hiver 2019.
Vingt ans plus tôt, à l’été 1999, j’arrivai à Bruxelles – en éclaireur, comme toujours –, dans cette gare, Bruxelles-Midi – Brussel-Zuid –, dans la commune de Saint-Gilles où nous allions habiter rue Berckmans, au numéro 56. Peu après mon arrivée, en me promenant un dimanche sur l’avenue de la Toison d’Or, je m’arrêtai dans une galerie où je découvris le livre de Boris Lehman Lettre à mes amis restés en Belgique.
En exergue était reproduit en caractères hébraïques un récit tiré de la Genèse : בראשית… – Bereshit…
« Sur toute la terre, il n’y avait qu’une seule langue, on se servait des mêmes mots… C’est pourquoi on l’appela du nom de Babel, parce que c’est là que Yahvé mit de la confusion dans le langage de tous les habitants de la terre. »
J’entends ta voix sur le papier imprimé, qui reproduit l’intonation de la bande son du film :
« La première idée de Babel m’est venue probablement à Waterloo en 1975. J’étais là avec Daniel Fano et déjà nous imaginions Orson Welles dans le rôle principal. Il était poursuivi et s’enfuyait par l’escalier qui mène au sommet de la Butte du Lion, mais le gardien l’en empêchait.
À travers une multitude de scènes intimes et anodines, c’est toute une vision, une description du monde que j’esquisse au long d’une errance bruxelloise qui est aussi celle d’Ulysse. »
Le premier plan du premier épisode de Babel est magistral de simplicité, de naturel. Le vent fait entendre ses charges dans l’enregistrement, il remue la chevelure du narrateur-acteur-metteur en scène qui lui balaie le visage :
« Ça tourne. Eh bien voici, on se trouve à Waterloo, Mont-Saint-Jean, sur la Butte du Lion, le 18 juin 1983.
Premier tour de manivelle de mon nouveau film : Babel.
L’aventure a commencé à Waterloo, à l’endroit même où, en 1815, après la défaite de Napoléon, la Belgique qui n’était pas encore la Belgique s’apprêtait à devenir la Belgique. »
De Boris, j’avais entendu parler depuis mes premières visites à Bruxelles, en 1976, quand je venais à la rencontre de William Cliff, le poète belge que Raymond Queneau m’avait fait connaître en m’offrant le recueil Homo sum qu’il avait fait publier chez Gallimard. En le lisant, j’avais eu une révélation poétique : enfin, une poésie qui se nourrissait du monde réel et non de mots inertes ! C’est ce même sentiment que j’eus en découvrant le cinéma de Boris Lehman, de Chantal Akerman, de Samy Szlingerbaum : trois enfants terribles de la Nouvelle Vague de Bruxelles, qui étaient un peu les héritiers du cinéma du pionnier de Hal, Edmond Bernhard.
J’avais attendu plus de vingt ans avant d’aller à la rencontre du piéton de Bruxelles, silhouette aimable et attachante d’un personnage du cinéma muet coiffé d’une casquette, sacoche et caméra en bandoulière, le schlemiel sorti du ghetto.
Je me suis souvent posé la question : « Pourquoi avoir attendu aussi longtemps ? »
Pendant toutes ces années, j’étais allé voir Chantal, Samy… Je me reconnus sur le coup dans les images et les mots de ces individualistes forcenés.
La première fois que je vis Boris, ce fut sur un écran de cinéma – et non à l’une de ses projections privées –, dans le film Bruxelles-Transit de Samy, tourné en yiddish à la fin des années 1970. Il y incarnait, avec à ses côtés la merveilleuse Hélène Lapiower, un immigré juif venu de Pologne pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui faisait son petit commerce à Bruxelles en attendant d’obtenir un visa pour l’Amérique. Les longs plans de la gare du Midi en noir et blanc, les ombres et les lumières qui s’étiraient, de nuit comme de jour, les doux visages du couple Hélène Lapiower/Boris Lehman, les chants en yiddish de sa mère qui rythmaient les séquences du film s’imprimèrent en moi comme une image de mon passé.
Pourquoi avoir attendu toutes ces années pour cette rencontre ? Peut-être avais-je été retenu par la peur de ce que je pressentais être une forme d’art « radical », peur de me retrouver spectateur de zones inexplorées de mon histoire, qui se dévoilaient dans la sienne ? Rester dans l’ignorance, préserver le mystère peut aussi être une bénédiction.
Plus de vingt ans avaient passé. Nous nous vîmes dans le café portugais du Bas-Ixelles, chez José, où il avait ses habitudes. Quelques mots suffirent pour que nous comprenions ce que nous avions à nous dire.
Quelque vingt années passèrent encore. Nous nous voyions à Bruxelles, puis, au fil des déménagements et au hasard des projections, à Bruges, à Lausanne, à Verbier, à Genève, parfois à Paris.
Un matin de la fin de l’été 2024, j’appelai Boris, qui me répondit comme à l’accoutumée d’une voix lasse : « Ah, c’est toi ? Qu’est-ce que tu veux ? Tu as de la chance que je sois réveillé à cette heure… Et cet entretien, tu y penses toujours ? Je viens de fêter mes quatre-vingts ans, n’oublie pas, je ne suis pas éternel… »
« Nous sommes tous éternels », eus-je envie de répondre, mais je me retins – à quoi bon la provocation ?
« Tu veux qu’on se voie ? Je suis là, tu n’as qu’à venir… Mais il faudrait quand même que tu voies quelques-uns de mes films avant qu’on commence cet entretien… »
Quelques jours plus tard, le mardi 17 septembre 2024 (j’aime ces dates, ces noms de jours et de mois), j’atterris à l’aéroport de Bruxelles-Zaventem.
Boris m’attendait place de l’Europe, à la sortie de la gare, en surplomb de la galerie de la Reine. Il me regarda d’un air indulgent : « Alors tu es venu, finalement ? Tu es quand même incroyable ! »
Nous nous sommes dirigés vers mon hôtel, rue Royale.
J’avais demandé une chambre au dernier étage. La vue s’étendait sur toute la ville. Il pleuvait, un temps qui sied à Bruxelles. Il y avait une table et deux chaises, une bouilloire avec des tasses. Nous nous fîmes du thé et commençâmes notre entretien.
« Ce soir, on va dîner chez Karine de Villers, elle habite maintenant avenue des Phalènes, c’est dans Ixelles. C’est important que tu rencontres mes amis », me dit Boris. Je réalisai que ce qui m’avait retenu pendant si longtemps d’aller à sa rencontre, c’était ce pluriel du mot « ami » dans lequel je pressentais une appartenance à un collectif. J’avais le culte de l’amitié et pour moi chaque amitié était unique, irremplaçable, totalement individualiste et indivisible. J’avais vu des photos de Boris figurant dans un groupe d’amis et j’avais éprouvé la même terreur, en les regardant, que lorsque, enfant, je devais poser pour une photo de famille ou de classe. Comme je détestais ces séances publiques !

*
Mercredi 18 septembre
Retour sur ces jours de fin d’été.
Le samedi, cette semaine-là, on s’était dit : « Aujourd’hui, c’est l’automne. »
Le lendemain matin, j’ai voulu revoir Manuela, l’amie libraire de Tropismes, galerie de la Reine. Nous nous sommes donné rendez-vous au Mokafé, lieu historique du centre de Bruxelles.
Manuela arrive souriante, d’un pas sautillant, et un instant, je pourrais croire que je suis le protagoniste d’une scène d’une comédie musicale ; j’aurais pu l’accueillir en chantant. « Manuela ! » m’exclamé-je, ému.
« Samuel ! Tu es revenu à Bruxelles ! », me dit-elle, les yeux brillants.
Elle m’apporte un cadeau, deux livres : Bibliuguiansie ou l’effacement de la lexicographie (Riga, 1941), de Nicolas Auzanneau, et Ne vous inquiétez plus, c’est la guerre, recueil de proses du poète Daniel Fano – Daniel fut pendant de longues années le compagnon de sa sœur Graziella, autre libraire de Tropismes.
« Daniel était très ami de Boris Lehman », me dit-elle. « Quant à ce livre d’Auzanneau, te connaissant, j’ai pensé qu’il t’intéresserait. »
Je revois la scène d’ouverture d’Entretiens filmés, entretien 7, avec Daniel Fano, le 24 avril 1998, à Bruxelles, galerie de la Reine, en terrasse du Mokafé.
Gros plan sur Daniel, vêtu élégamment d’une chemise et d’une veste aux couleurs vives, lunettes arrondies cerclées de métal doré. Il ouvre un livre dont on peut lire le titre sur la couverture : Speculoos, du nom de ce biscuit national belge qui annonce la folle belgitude. D’une voix saccadée, un sourire complice aux lèvres, il commence à lire :
« J’ai été Orson Welles… pendant… une semaine… C’était en août dix-neuf-cent-soixante-quinze… »
Et, levant les yeux du livre : « Et nous étions déjà des fugitifs… »
Silence. Puis, le visage s’éclairant d’un sourire :
« Tu te souviens ? C’est vieux ! Vingt ans ! Si je me souviens bien… c’était l’origine de Babel, cette histoire… »
Boris : « C’était à Waterloo, déjà ? »
On projette un cycle de films du cinéaste hollandais Johan van der Keuken à la cinémathèque du Mont des Arts. Dans un de ses premiers films, Vier Muren [Quatre murs], documentaire social en noir et blanc tourné en 1965, on peut entendre le hollandais parlé par les gens du lieu, bien loin du froid néerlandais standardisé. La langue parlée en ces temps de l’immédiat après-guerre résonne d’une forte empreinte locale, comme on l’entend encore aujourd’hui dans les différentes régions de Flandre. Elle est chargée de vie, débordante d’humanité, comme le français que l’on parle dans d’autres cantons de Belgique. Le noir et blanc, dans ce film, se marie avec les visages, les scènes et les voix.
Au cours d’un entretien au siège du journal L’Humanité, à Saint-Denis, en octobre 1997, Johan van der Keuken se confie sur son cinéma :
« Finalement, vous passez sans cesse du documentaire à la fiction. Le réel existe-t-il ou est-il à construire ? », lui demande la journaliste française.
« Je navigue de l’un à l’autre », répond-il. « Si l’on n’a pas de quoi manger, on sait que le réel existe. Mais au cinéma, il faut le refabriquer. J’ai toujours cherché à abattre les murs, à naviguer librement entre les genres. Cette préoccupation est à l’origine de tous mes films. Il m’a fallu chercher les moyens justes d’un cinéma qui a son origine dans mon corps, inventer ma propre déambulation. »
Boris Lehman et Chantal Akerman filmaient eux aussi avec une caméra qui était « comme le prolongement de leur corps ».
Puis Van der Keuken a tourné Dagboek, Journal : « Je voudrais avancer vers la douceur. Dire des choses dures de façon plus douce, plus tendre… » – un journal qui inclut tous les genres, tous les courants, comme chez Jonas Mekas, comme chez David Perlov, comme chez Boris Lehman…
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Vendredi 20 septembre
Boris me donne rendez-vous au parc d’Egmont en fin d’après-midi, devant la statue de Peter Pan, pour enregistrer un entretien sur un banc. Le parc jouxte l’ancien hôtel Hilton.
Depuis l’entrée de la rue aux Laines, on trouve le passage Marguerite Yourcenar, qui rend un hommage à l’écrivaine belge née dans une maison de la toute proche avenue Louise et qui s’exila en 1939 sur la côte est des États-Unis, à Bar Harbor, sur l’île des Monts Déserts, dans le Maine. Une guirlande de citations tirées de L’Œuvre au Noir et incisées dans la pierre s’étire de la rue aux Laines jusqu’à l’escalier descendant à la manière d’un chapelet. Je pose ma main sur la pierre froide aux mots gravés.
Plaques de la rue aux Laines
Mes pieds rôdent sur le monde…
La route plate, bordée de peupliers, étirait devant eux un fragment du libre univers.
Labyrinthe
Nous en savons moins sur les routes et le but d’une vie d’homme que sur ses migrations l’oiseau.
Pour le moment, le cri d’alarme d’un geai, le vrillement d’un pivert étaient les seuls offices du matin.
Rotonde
Il doit exister ailleurs je ne sais quoi de plus parfait que nous-mêmes, un Bien dont la présence nous confond et dont nous ne supportons l’absence.
Escalier descendant
Plaise à Celui qui est peut-être de dilater le cœur humain à la mesure de toute la vie.
« Celui qui est » : « אהיה אהיה אשר – Ehyeh asher Ehyeh » – « Je suis Celui que Je serai », dit l’Éternel à Moïse. Tu es celui que tu es destiné à être.
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Samedi 21 septembre
« Je serai au parc Léopold cet après-midi », m’a dit Boris. Le parc Léopold est un espace de nature en plein cœur de Bruxelles. Ancien jardin horticole au XIXe siècle, c’est aujourd’hui un jardin à l’anglaise. Plantez votre caméra dans une de ces allées et vous aurez un film de Chantal Akerman ou de Boris Lehman, le réel en roue libre, qui invente sa propre fiction.
Boris fait son apparition, il me montre « son » banc, qui est occupé par une vieille dame en train de lire paisiblement. « Ce banc, je l’ai filmé à toutes les saisons – me dit-il –, sous la neige, sous la pluie, au soleil, avec les feuilles jonchant les allées, les arbres décharnés ou en feuilles, les plantes souriantes… »
Les promeneurs, les voix, les cris des enfants, la lumière – tout semble s’organiser autour d’un décor naturel : une chorégraphie parfaite qui ne demande qu’à être saisie. Après avoir tourné dans le parc, nous décidons d’aller prendre un café.
« Tu connais la pâtisserie Vatel, place Jourdan ? J’ai filmé là-bas de nombreuses fois du temps de l’ancienne patronne, Madame Vatel. »
Chez Vatel, je ressens l’émotion de la fabrication du pain et de la brioche que j’avais éprouvée chez un boulanger du quartier de Méa Shéarim, à Jérusalem, lors de ma première visite de cette ville, dans les années soixante-dix. Dans cette échoppe, j’avais senti la main de l’homme, le grain de blé, la farine, le levain, la cuisson. Je me souviens de cet écriteau affiché dans la vitrine d’une de ces boulangeries où le fumet des brioches chaudes à peine sorties du four flottait dans l’air, quelques heures avant l’arrivée du shabbat, qui proclamait : « Ein kemakh, ein Torah – Pas de farine, pas de Torah. » On n’étudie pas les Écritures le ventre vide
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Dimanche 22 septembre
Voyage à Bruges et à Bruxelles. Voix de Boris, à la trente et unième minute du film Oublis, regrets et repentirs : « Escapade à Bruges, visite impromptue à mon ami Samuel au temps où il habitait là-bas. Nous nous lisons nos derniers écrits. » C’était au printemps 2012. Personnages : Valérie Vouchka Barranger, Samuel, Boris, sur fond d’étagères ployant sous le poids des livres, dans l’ancien garage transformé en bureau et salle de lecture. Les deux bicyclettes avec sacoches et porte-bagages, comme deux animaux domestiques à la tranquille présence.
Scène d’ouverture : la silhouette de Boris passant devant la maison le long de la fenêtre. Étreintes, bises.
Boris lit : « Le calendrier sympathique. Trois cent soixante-cinq jours, trois cent soixante-cinq nuits, trois cent soixante-cinq jours plus quelques nuits. Le jour de la bataille de six ou sept années à venir. Le jour des pissenlits occultes. Le jour de la perfection. Le jour de la projection. Le jour du tournage. Le jour du bronzage. Le jour des échanges de salive. Le jour des forces de la nature. Le jour des grandes distinctions. Le jour du prestige. Le jour des vacances. Le jour des puissances extérieures. »
Samuel, le manuscrit du Journal du huitième hiver en main, lit à son tour : « Boris vient de Paris où il a vu Marcel Hanoun… »
S’immisce alors en surimpression la voix de Boris : « Il m’a mis dans son roman. Je suis étonné qu’il puisse aussi facilement mentir, enjoliver, inventer, ajouter son sel et son sucre à mes propos… »
Ce dimanche, deuxième jour d’automne de l’an 2024, je suis allé m’assoir sur un banc du Béguinage de Bruges et j’ai accueilli la saison. Puis j’ai gagné la gare à pied et j’ai pris le train pour Ostende, port à la mélancolie innée qui toujours me ravit. J’ai longé la mer jusqu’à ce que j’arrive à la Brasserie du Parc, vieil établissement de la côte. Et là, j’ai écouté les voix, dans les langues et les dialectes qui s’entremêlent dans un harmonieux brouhaha.
Le lendemain, dernier jour de mon séjour, nous nous retrouvons avec Boris là où il m’a accueilli le jour de mon arrivée : devant la gare de Bruxelles-Central. Nous prenons un thé dans le hall de l’Hôtel de l’Europe et comptons les minutes, jusqu’au moment où je prends l’express pour l’aéroport de Zaventem.
Je regarde les Entretiens filmés et, parmi tant d’entretiens, je suis frappé par la rencontre de Boris avec David Perlov, le Brésilien de São Paulo émigré à Tel Aviv. La dignité du personnage se lit sur son visage, s’entend dans son élocution tranquille. Ses propos, son attitude, semblent indiquer une voie possible – un ordre paisible dans le chaos de la vie. Je veux rencontrer sa fille, Yaël Perlov. Quelques jours plus tard, je prends l’avion pour Tel Aviv.

II
À la recherche de David Perlov
Journal d’automne israélien, novembre 2024
Le matin, à l’aube, j’entends le chant du coq dans ce faubourg de Tel Aviv, comme dans la campagne helvétique où j’étais la veille encore.
« Se peut-il qu’il y ait un coq dans le quartier ? », demandé-je à ma cousine Tikva.
« Écoute, me dit-elle, dans nos bénédictions du matin, dans la prière de Sha’harit, on dit : “Béni sois-Tu, Seigneur, qui donne au coq l’intelligence de faire la différence entre le jour et la nuit.” »
Puis, pensive : « Qui sait ? Peut-être gardent-ils un coq dans la synagogue en bas, qui les accompagne dans leurs prières… »
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Message de Yaël Perlov m’annonçant la mort de sa mère dans la nuit de samedi à dimanche. Elle me demande de la rappeler la semaine prochaine, après la shiva [les sept jours de deuil – ndlr].
Je fais le pèlerinage jusqu’à l’immeuble du 4 boulevard Shaoul HaMelekh, tour-observatoire de filmage de Perlov depuis 1977. Je reste un long moment à observer la vie au pied de l’immeuble dont l’architecture fut le coup d’envoi urbanistique de l’américanisation de Tel Aviv après la guerre de Kippour. J’absorbe la vie qui se meut sans fin et c’est déjà une prière – l’amorce d’un récit.
*
Exposition de Moï Ver au Musée d’Art moderne de Tel Aviv.
Les photographies de Moï Ver, l’artiste moderniste lituanien, embrassent plusieurs mondes et plusieurs ères. Le quartier juif de Vilnius des années 1920-1930, où apparaissent des hommes, des femmes et des enfants du temps de l’Ancien Testament ; le Paris brillant des feux de la modernité des années 1930 ; la Jérusalem antique et la Tel Aviv futuriste des années 1930 à 1950 ; le retour à Safed et à la peinture à partir de 1951 jusqu’à sa mort en 1995.
Il y a quelque chose de frappant dans les photographies de David Serry, prises dans les mêmes années où Moï Ver photographiait dans la Palestine mandataire britannique : portraits pris sur le vif de travailleurs, de jeunes mariés, d’enfants jouant dans la rue ou à l’étude, de gymnastes au grand air ou de blessés de guerre, se chevauchant sur plusieurs générations, celles de l’Empire ottoman, de l’Empire britannique et du nouvel État-nation épousant l’esthétique de l’utopie soviétique… Ces photos de Jérusalem en noir et blanc ont la fraîcheur du témoignage cru des photos d’amateur où l’art semble être accidentel, comme éclos de la vie elle-même et où, par là, il rejoint la vie. Les photographies de Moï Ver, même si elles semblent plus élaborées que celles de son collègue Serry, regorgent du même nectar de vie et d’espoir, comme si elles cherchaient – et trouvaient – cet instinct primitif de la vie qui se rit de toutes les modernités parce qu’il les transcende. Le rêve d’une patrie, le rêve du socialisme, appartiennent au monde du rêve, qui est un monde et une réalité en soi.
Poète et cinéaste israélien, David Avidan, « le poète au dictaphone », enregistrait ses poèmes avec un dictaphone tout en se filmant. Quand un spectateur lui demanda, lors d’une lecture poétique, quel était le genre dans lequel il travaillait, la réponse d’Avidan fut radicale : « En ce qui concerne le genre, eh bien… le genre est un mot que j’ai éliminé de mon vocabulaire depuis longtemps. Si le mot médium – qui recouvre la poésie, la littérature et l’art – est un mot qui me pose un problème, comment puis-je répondre à cette frivolité datée – le genre ? Je pense que tout écrivain, tout poète digne de ce nom, doit pouvoir s’emparer de toutes les formes. »
J’appelle à Paris Sacha, l’ami russe qui vécut vingt ans à Jérusalem. « C’était un poète d’avant-garde, comme Maïakovski. J’ai rencontré Avidan plusieurs fois à Tel Aviv, mon ami Savely Grinberg avait traduit en russe ses Kriptogrammi. »
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Parti de Tel Aviv tôt le matin pour Nazareth. Visite de la basilique de l’Annonciation de Nazareth. Je m’aventure dans le domaine de la basilique, me promène dans le jardin, entre dans l’église et me laisse bercer par le chœur qui emplit les voûtes. Je me souviens d’avoir assisté, quelques années plus tôt, à une messe dite en hébreu et d’avoir alors ressenti avec force la chair judaïque du christianisme, dans la proximité de la langue originelle.
Visite sur la tombe de mon grand-père maternel à Nazareth Illith, le quartier à prédominance juive et arabe chrétienne sur les hauteurs de la ville, d’où l’on a une vue spectaculaire sur ses clochers et les collines avoisinantes. Mon oncle Yossi me conduit au cimetière où toutes les inscriptions sont en caractères hébraïques, cyrilliques ou latins. Beaucoup de Moldaves. La pluie tombe à verse. Courbé sur la tombe, je bénis sa mémoire. Comme Perlov, j’ai appris à dire le Pater Noster et l’Ave Maria bien avant Yitgadal veYitkadash [début de la prière juive du Kaddish – ndlr]… Comme lui, je me sens juif arabe de culture ashkénaze, occidentalisé à l’extrême. Sur la tombe de mon grand-père, le rabbin David Ben Yehuda, je lis « Khakham haShalom ». Je ne comprends pas : « Un sage de la paix » ? Mon oncle me corrige : « Khakham haShalem » – « un sage parfait » – un sage de la Torah.
En attendant l’autobus pour rentrer à Tel Aviv, je dis à une femme arabe dont le voile couvre en partie le beau visage : « Le bus est en retard, ce n’est pas drôle d’attendre sous la pluie ! » Elle me répond en hébreu avec un sourire : « Baroukh haShem [Dieu soit loué – ndlr] ! La pluie est une bénédiction, on ne doit pas se plaindre ! » Le dialogue s’amorce entre deux inconnus à un arrêt d’autobus.
*
Réveillé à trois heures du matin, je revois le film de Boris Lehman, Entretiens filmés, entretien 3, David Perlov. Date : octobre 1998. Lieu : Tel Aviv, chez David Perlov, 4, boulevard Shaoul HaMelekh.
Boris parle de son journal filmé, dont fait partie ce voyage en Israël. J’ai besoin de retranscrire les paroles de Perlov, dont l’expression du visage et la cadence du langage ont quelque chose du prophète, face à Boris le lutin.
« Quand as-tu entendu parler de moi pour la première fois ? » lui demande Boris.
« J’ai un souvenir très précis », répond Perlov. « J’habitais à Paris, rue Daguerre, il y avait là-bas une bonne librairie de livres sur le cinéma (à cette époque, j’habitais moi aussi non loin, rue Liancourt, peut-être était-ce la librairie de la rue Boulard) et j’ai découvert un livre, Lettre à mes amis restés en Belgique, d’un cinéaste qui s’appelait Boris Lehman. J’étais certain qu’il habitait Paris – eh bien non, il habitait Bruxelles. C’est comme cela que je t’ai connu. Plus tard, j’ai vu une courte rétrospective à la cinémathèque de Tel Aviv, avec trois films : le formidable Muet comme une carpe, Le Golem, et le troisième, c’était un film en yiddish dans lequel tu jouais, où des immigrants juifs faisaient leurs petites affaires, leur petit commerce en attendant d’obtenir les papiers nécessaires pour leur départ, c’était très beau. »
Voix de Boris : « Bruxelles-Transit ».
Gros plan du beau visage de Perlov, semblable au visage du poète W. H. Auden à son âge, creusé de rides : « My face looks like a wedding cake left over under the rain – Mon visage ressemble à un gâteau de mariage abandonné sous la pluie. » Il fume avec des gestes aristocratiques.
Boris : « Filmer sa famille, cela implique toujours des résistances. Il y a des gens qui résistent à ce filmage. Est-ce que tu penses que tu t’es délivré de quelque chose ? Que tu as accompli quelque chose en faisant ce film, ton Diary, qui a pris plus de dix ans de ta vie ? »
Perlov : « Oui. J’ai fait ce film par nécessité, et non parce que j’obéissais à une idée ésotérique. J’en avais marre, aussi, du cinéma conventionnel. J’en ai fait avec plaisir mais j’en ai eu assez, surtout du fait du manque de liberté qu’il y a dans un tel cinéma. Cela m’a pris dix ans, je ne voulais pas m’arrêter. Par son contenu et la longueur du tournage, un journal ne peut pas être mince, il est nécessairement lié au temps qui s’écoule, même si c’est un temps qui ne s’écoule pas comme une rivière, parce qu’il a ses lacunes, ses interruptions, ses imperfections aussi, car nous faisons quand même un métier qui a ses lois, sa grammaire… Pour toutes ces raisons, un journal ne peut pas être mince, il doit s’étendre. »
Gros plan sur le journal HaAretz posé sur une table – Perlov croit en la force de la politique et n’a jamais caché ses convictions d’homme de gauche dans son cinéma – puis d’un tableau de Perlov et de portraits de femmes.
« Ainsi, on arrive à une harmonie, qu’on le veuille ou non. Au fond, c’est l’harmonie du film face à la disharmonie de la vie qui est très riche mais quand même chaotique. Quand tu filmes chez toi les murs, tes filles, tu construis quelque chose d’harmonieux ; et quand cela cesse, c’est fini, cette harmonie ne revient plus. Je pensais même abandonner l’appartement où l’on habite, parce que c’était devenu très difficile. Mais quelque dix années sont passées et j’ai fait encore un Journal. Ce n’est pas facile car les choses deviennent de plus en plus graves – comme disent les gens du peuple : “On ne devient pas plus jeunes.” C’est vrai que j’ai deux troncs qui sont mes filles, elles poussent comme des arbres… Et c’est l’itinéraire Tel Aviv-Paris-São Paulo. C’est déjà là comme un itinéraire scénarisé. Cela m’a fait plaisir de t’entendre dire que ton journal a pris dix ans, Boris, c’est à peu près le temps qu’a pris le mien : dix ans pour le tourner, ensuite trois-quatre ans pour le monter. »
Boris : « Eh bien oui, Babel, journal des années 1980 : dix ans pour le réaliser, produit final six heures vingt. Mais bon, ce n’est pas fini… Ce n’est plus vraiment le projet de départ, mais on revient quand même un peu au projet de départ. »
Perlov, le visage à la fois grave, mélancolique et débordant d’amitié : « Je suis curieux, j’aimerais le voir. Et tu parlais de famille…
– Oui…
– Alors si tu tournes autour d’un appartement, tu déranges les gens dans ce qu’ils font d’ordinaire… Les deux filles, ma femme, un peu moins les invités… Alors j’ai fait un pacte avec mes filles et avec ma femme : je leur montre ce que je filme et elles approuvent ou non – quelle que soit la raison. Résultat : cela a bien marché, elles ont donné leur approbation pour tout le film. Étant donné qu’elles étaient les protagonistes physiques du film, elles devaient se prononcer et elles ont dit oui à tout. J’étais heureux. »
Boris : « Et si elles avaient dit non ? »
Perlov : « Ah, j’aurais coupé, parce que c’était un compromis. »
Scène du début de Yoman, Journal, depuis l’appartement de la rue Mann, à Tel Aviv, en 1973.
Vues du balcon de l’immeuble en face, de la synagogue. Bruits de klaxon de la rue. On voit la femme de Perlov traverser l’appartement pour changer de robe, on perçoit dans la pénombre son visage éclairé par un sourire. Puis, dans le fond, ses filles Naomi et Yaël qui révisent leurs cours à la table de la cuisine. Vue plongeante depuis la fenêtre sur le boulevard Ibn Gvirol et ses arcades fourmillant de gens. Retour sur la cuisine où Yaël s’apprête à se servir un bol de soupe. Elle fait signe à son père de venir. Le cinéaste est face à un dilemme :
« Désormais, je sais que je dois choisir : manger la soupe ou la filmer. “Yaël, boker tov” [bonjour – ndlr]. »
Puis apparaît la sœur jumelle Naomi, à demi vêtue. Naomi suit des cours de danse, elle est astreinte à un régime strict : yoghourt, salade.
La voix de Perlov : « Mes jumelles, je veux les voir comme deux êtres distincts. Mais je les filme un instant dans le même plan. “Yaël ? Naomi ?” »
Retour du plan sur l’entretien filmé, Perlov s’adressant à Boris : « Je voulais juste te dire qu’un cinéaste, dans un appartement, à longueur d’année, avec une caméra bruyante, est un peu un diavolo ! Tes filles font leurs leçons… Traat ! Ta caméra est là. Etc., etc. Avec un peu de condescendance, elles se diraient : “Bon, c’est un fou !” – au sens où il fait des choses qu’elles ne font pas… »
Boris : « Oui, j’ai un peu ce même problème quand je vais chez le dentiste avec ma caméra… Ou dans une administration municipale… Je n’arrive pas tout le temps à le faire mais c’est ce que je désire : imprimer quelques moments de ma vie, conserver des morceaux de temps et puis les mettre sur des étagères, attendre et puis voir éventuellement ce que cela donne… »
Perlov : « Oui, c’est ça. »
Puis ils se prennent en photo chacun à tour de rôle, Perlov commente : « Boris photographie avec son Nikon, l’opérateur avec son Arriflex. Et la fumée de cigarette dérange peut-être ? »
Ils arment et réarment les appareils. Déclics.
Dernier gros plan sur Perlov, avec le mot de la fin : « C’est ça. »
*
Voyage au kibboutz de Ein Harod, dans le Nord, qui abrite le Musée Mishkan – premier musée créé du temps de la Palestine mandataire –, à la recherche du livre de David Perlov, Drawings, Photographs, films, édité par Galia Bar-Or et publié par le musée en 2014.
À la gare centrale de Tel Aviv, dans le bus pour Afoula, à six heures du matin. Au moment du départ, je m’installe à la première place, tout à l’avant, et sans trop y penser, je m’étonne auprès du chauffeur de l’absence de ceinture de sécurité.
Sans même me regarder, haussant les épaules, il répond en russe à ma voisine moldave, l’unique autre passagère, la prenant à témoin dans le rétroviseur :
« A kak on doumaiet ? Eta nie samoliet ! – Il croit quoi ? C’est pas un avion ! »
Et après avoir passé le bulletin d’information en hébreu, il met la musique arabe à plein volume. Trois levers de rideau, trois mondes qui se succèdent dans une même scène.
Forte pluie pendant tout le voyage, au rythme des essuie-glaces qui balaient le pare-brise panoramique en un ballet harmonieux.
Depuis la gare d’autobus d’Afoula, autobus pour Ein Harod. Le chauffeur m’indique la côte à parcourir pour rejoindre le kibboutz depuis l’arrêt où il me fait descendre. À mi-chemin, je vois deux solides gaillards en train de prendre le café sur une terrasse faite de planches devant laquelle sont garés des tracteurs.
« C’est possible de prendre un café ici ? »
Ce sont des agriculteurs du kibboutz qui font une pause. Ils m’invitent à entrer dans leur cuisine : « Tu veux quoi ? Un café ? Un thé ? Tu prends du lait, du sucre ? »
Je reprends mon souffle, bois un café, les salue et poursuis mon ascension vers le musée. J’y suis. Je salue la gardienne à l’entrée et lui dis que je suis venu de Tel Aviv pour acheter un exemplaire du livre de David Perlov qu’ils ont publié il y a dix ans, lors d’une exposition qu’ils lui ont consacrée.
Elle appelle sa collègue de la bibliothèque pour lui expliquer, sur un ton vaguement désemparé, mon cas, qui semble inquiétant : « Il est venu de Tel Aviv pour le livre de David Perlov… Est-ce qu’il nous en reste encore un exemplaire ? »
Elles se concertent entre elles à voix basse, puis la bibliothécaire dit qu’elle va aller voir dans le « makhsan ». Le mot a quelque chose de mystérieux – en fin de compte, c’est la réserve. Après un moment, je la vois revenir chargée d’un carton rempli de livres de Perlov qu’elle me tend : « Combien en voulez-vous ? »
Je sens l’atmosphère de la parabole de Bialik sur l’idée du socialisme qui a tué le socialisme, mais je ne me laisse pas abattre : il ne s’agit que de la marche du temps. Tout change, simplement. Après avoir exploré les lieux, je repars avec mon précieux butin que je serre sous le bras en dévalant la route vers l’arrêt de bus planté là comme au milieu du désert. Dans ce plan d’un film de Hitchcock, n’importe quelle silhouette devient une cible désignée, aucune fuite possible.

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De retour de Ein Harod
Halte à la librairie de livres anciens Pollak, rue King George, à Tel Aviv. Réminiscences de la librairie Gallery, rue Shats, à Jérusalem, où l’on se fraie un chemin entre les piles de livres dans toutes les langues. Le vieux libraire, absorbé et taciturne comme il sied à un bon libraire de la vieille Europe.
Rencontre avec Eva, une Parisienne qui a immigré de Paris à Tel Aviv il y a trente ans. Elle me donne rendez-vous près de chez elle, au café Alma qui donne sur le jardin Meïr. Allure d’une soixante-huitarde, chevelure enroulée tenue par une baguette, ample tunique qui flotte par-dessus des jeans et galoches qui émettent un bruit de sabots sur le trottoir. Je le lui fais remarquer, elle me répond, farouche : « Toi aussi, tes sneakers font du bruit ! » En effet, mes sneakers couinent à chaque pas. Deux bruits de chaussures distincts, deux styles de marche, deux styles de vie. Elle m’entraîne dans les murs de l’ancienne Municipalité de Tel Aviv, un édifice Bauhaus. Nous montons par l’escalier extérieur sur la terrasse d’où se dessine le panorama de « la ville qui ne dort jamais ». Elle me dit qu’elle songe à quitter le pays – « même si je ne m’imagine pas vivre ailleurs qu’ici », murmure-t-elle songeuse –, mais elle ne sait pas encore où aller. « Tu repartirais en Diaspora ? – La Diaspora… Je finis par me demander si ce n’est pas ici, la Diaspora… » Son visage un peu sauvage au teint hâlé, son regard inquiet, me font penser à une de ces femmes de l’Ancien Testament.
Le soir, dans mon lit, dans un immeuble du sud de Tel Aviv, en bordure du marché oriental HaTikva, je traduis des passages du livre de Perlov, qui fait entendre en voix off les mots du narrateur, en écho au récit de Galia Bar-Or.
« Perlov : “Ce matin il m’est venu à l’esprit, tout à fait par hasard, que peut-être l’art pouvait épouser une religion. Pourquoi ? Parce que la religion est mystère. Et le mystère se marie volontiers avec l’art.
À São Paulo, enfant, il entendait chaque soir son grand-père, chez qui il était venu habiter, raconter d’infinies histoires sur Safed, la ville d’où il avait émigré au début du XXe siècle. Son grand-père, qu’il voyait comme “une sorte de philosophe du peuple”, parlait avec sa grand-mère en arabe et en portugais. “C’est incroyable, le nombre d’histoires que l’on peut raconter sur une petite ville comme Safed”, se souvient-il, émerveillé.
En 1958, à Paris, il a vingt-huit ans, Rossellini lui propose de travailler avec lui. C’est alors qu’il décide de quitter le monde artistique parisien : “Je pars pour la Palestine.”
“J’ai suivi le destin de ma famille, disait-il, qui ne fut jamais tentée de planter ses racines quelque part. Je voulais partir en Israël. Jusqu’à ce jour, je n’ai jamais eu l’impression d’avoir renoncé à quoi que ce soit en le faisant.”
Au cours d’un voyage en Europe en 1968, il comprend les raisons de son départ dix ans plus tôt : “Les châteaux sont ennuyeux, tout est trop prévisible, il n’y a plus de place pour l’imagination.”
En 1973, quelques mois avant la guerre de Kippour, Perlov décide de changer radicalement sa façon de filmer et de repenser le cinéma comme un retour aux origines de cet art. Il voulait repartir à zéro, avec une totale pauvreté de moyens. Il commence à diriger la caméra sur lui-même, sur le lieu où il habite, et se met à filmer humblement les choses simples de la vie quotidienne, se rapprochant volontairement des films d’amateur qui l’ont toujours fasciné par leur vitalité.
“Plus je filme et plus j’aspire à me rapprocher du quotidien, du trivial, mais je n’arrête pas de tomber dans le piège de l’intrigue qui remonte toujours à la surface. La première moitié du Journal est aux prises avec cette lutte pour dompter la mégère de la tentation.
Filmer en gros plan, filmer les gens dans la rue, c’est du documentaire, mais filmer sa vie et sa famille, c’est un acte radical. C’est vraiment filmer la vie.” »
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Voyage à Jérusalem chez tante Alice
Train de la gare Tel Aviv HaShalom à la gare Jérusalem Itzkhak Navon.
Halte obligée à la librairie Gallery, rue Shats. Mon angle d’étagères de prédilection en sous-sol est généreux : une anthologie des pensées du poète Haïm Nahman Bialik. L’une d’elles, en écho à Stendhal qui, dans son Journal, faisait état du dilemme, au cours d’un voyage, de « vivre et d’écrire au fur et à mesure sur l’expérience vécue », répond au Journal de David Perlov :
« Le journal d’un artiste, écrit Bialik, doit pouvoir transférer la vie telle qu’elle est sur le papier. Dans ce journal, il doit pouvoir enregistrer toutes les choses, grandes et petites, qui lui arrivent, au moment même où elles se passent, des tranches de vie et des bribes de sentiments saisis encore sur le vif. La chose importante est d’enregistrer, aussi loin que possible, sans faire de commentaires ni de coupes. »
Bus 77, halte dans le quartier de la Moshava haGuermanit, au café habituel, Bread and More. Thé et bagel au fromage blanc. Avec un livre de la librairie Gallery en main, l’image du paradis n’est pas loin. À une centaine de pas, le cinéma-hôtel-café Smadar, rue Lloyd George. J’ai entendu toutes sortes d’histoires sur ce lieu légendaire. Nous y avions passé deux nuits, avec Valérie Vouchka Barranger, fin septembre 2019, au lendemain de la shiva de ma mère. Le gérant, un Arabe tunisien, nous avait dit que le propriétaire de l’établissement vivait à Tel Aviv. « C’est un Russe qui fit construire cet édifice dans l’entre-deux guerres, du temps du mandat britannique sur la Palestine. C’était un cinéma, avec un café et des chambres à l’étage, où les soldats allaient trouver les filles… »
Soirée chez Tante Alice. J’aime l’entendre me raconter toujours les mêmes histoires de son apprentissage de couturière dans une maison française à Casablanca, de la demande en mariage de son fiancé, quand ils firent le voyage en bateau de Marseille à Haïfa, à la fin de la guerre… Nous mangeons les gâteaux au pavot, au fromage et aux pommes que j’ai apportés pour fêter ses quatre-vingt-seize ans, puis nous nous réchauffons avec une soupe aux légumes qu’elle a préparée, en regardant la télévision qui crache ses images de guerre et de concours de chansons.
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Le matin, je m’éclipse pour aller prendre un thé à la menthe et écrire au café Zafira tenu par des Druzes, en haut de la ruelle. Qu’il est doux de reconnaître les visages familiers !
La matinée s’étire et passe, je marche jusqu’au Mur pour voir la lumière de ses pierres et, remontant les venelles de la Vieille Ville où règne une atmosphère toute byzantine, je sors par la porte de Jaffa.
Yaël Perlov m’appelle : « Peut-on se rencontrer au café Masaryk à Tel Aviv à cinq heures ? »
Je saute dans le tram en direction de la gare, dévale les escaliers, monte dans le train.
Tel Aviv, gare HaShalom. Bus pour Dizengoff. Un bar sans enseigne à l’angle d’une rue, dans la semi-obscurité d’une fin de journée.
« C’est ici, le café Masaryk ? »
Quelques tables et quelques chaises en bois, une atmosphère provinciale caractéristique, dans une grande ville, d’un snobisme discret – le comble du luxe, dans une mégapole, c’est de retrouver une atmosphère de « village ». Je m’assois en terrasse. J’observe les silhouettes qui se meuvent sur la chaussée, la nuit tombe déjà, tout semble intéressant – les voix, les gestes, les expressions – dès le moment où l’on s’intéresse vraiment à ce qui se passe, à la vie qui surgit tout autour de vous.
Au bout d’un moment, je reconnais Yaël qui arrive d’un pas vif. « Shalom ! » Elle sort de la shiva de sa mère et n’a pas beaucoup de temps. Elle est à la fois affable et pressée : « Comment puis-je t’aider ? » – « En me donnant tout ton amour », ai-je pensé, mais je me suis tu. Quelques mots de part et d’autre, et elle disparaît comme elle est apparue – je ne sais pas si je l’ai rencontrée ou si j’ai rêvé. Je sens que la vraie Yaël, je l’ai connue dans les films de son père, où s’est avéré le miracle de l’amour transformé en art. Cette rencontre que je viens de faire, c’était une apparition cinématographique sur un set de tournage. Je cherche des yeux les projecteurs et les câbles. On est dans le nord de Tel Aviv, la Tel Aviv chic.

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Demain, j’ai mon vol de retour – retour pour où ? Là où sont posées quelque part, dans une entrée, mes valises, et quelques caisses de livres, de papiers et de souvenirs qui veillent comme des petits soldats de bois sur ce campement de fortune.
Dernière halte dans le centre de Tel Aviv, visite de la maison du patriarche de la littérature de langue hébraïque, Haïm Nahman Bialik. De la gare Tel Aviv HaShalom, le bus me conduit à la rue King George où je repasse par la librairie Pollak, traverse le jardin Meïr, monte les escaliers vers le square de l’ancienne Municipalité et entre dans la maison-musée. Là, sur le mur du bureau de l’écrivain, je lis une citation sur l’art de la traduction : « Une bonne traduction peut être une œuvre d’art supérieure à la composition […]. Souvent, ce ne sont pas les lignes telles qu’elles sont écrites qu’il faut traduire, mais ce qui se cache entre les lignes. L’acte de la traduction est comme donner un baiser à travers un mouchoir. » Le baiser des Hassidim : le comble de l’érotisme s’exprime à travers la pudeur la plus délicate.
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À mon retour, j’envoie à Boris ces pages de journal.
Il m’écrit : « Finalement, combien de livres de Perlov as-tu pris ? En as-tu un pour moi? »