« À quoi bon les romans, quand la vie est un roman ? »
Sholem Aleichem 

Stamford Hill, Londres, borough de Hackney, Noël 2024, Hanukkah 5785

Chaque matin, je vais à la boulangerie Grodzinski de Clapton Common déjeuner d’un thé noir et de petits pains aux œufs brouillés. Chez Grodzinski, les employés viennent de tous les continents : Européens de l’Est, Africains, Sud-Américains, Sri-Lankais… et le port du turban, du voile, d’un couvre-chef ou d’un médaillon affiche les diverses cultures… Les clients sont pour la plupart des Juifs hassidiques qui viennent, le vendredi, choisir méthodiquement leur challah, et des ouvriers des chantiers voisins. Attablées aux rares tables : des retraitées qui viennent pour l’ambiance, un clochard qui parle tout seul, une Polonaise d’âge mûr et bien en chair qui interpelle tout un chacun d’une voix joviale… 

À l’arrêt du bus de la nouvelle ligne 310 qui relie Stamford Hill à Golders Green, autant dire la Volhynie à la Ruthénie, un vieux monsieur ressemblant étonnamment à Isaiah Berlin, à qui je demandai des précisions sur le passage du bus, me répondit avec un fort accent cockney : « Devinez un peu où je suis né ? » Je me sentis comme frappé par la foudre. « Vous êtes né ici, je parie ? » Un sourire de contentement éclaira son visage : « Je suis né ici même, dans cette rue ! » Et, agitant sa canne : « Dans cette maison, là-bas, de l’autre côté de la rue, vous voyez ? » Enfin, revenant à ma question : « Le 310 passe régulièrement mais pas très souvent. » J’aime ces histoires tout en digressions. Je suis à l’affût de la vie, qui se joue et s’écrit partout.

Tenez, par exemple, sur les sacs de la boulangerie Grodzinski, on peut lire l’histoire de la famille Grodzinski :

« Grodzinski Boulangers, à Londres depuis 1888. Notre histoire : Ephraïm Shlomo Goide, boulanger à Lida, en Lituanie, et chacun de ses huit fils et filles étaient tous boulangers ou épouses de boulanger. Comme ils étaient charitables dans l’âme, ils s’entraidaient les uns les autres, alors même qu’ils dirigeaient des commerces rivaux. La fille d’Ephraïm, Judith (Yehudis), épousa son oncle, Harris (Aharon) Grodzinski, boulanger à Voranovo, un shtetl voisin. Vers 1888, tous les Goide ou presque, ainsi que des milliers de coreligionnaires, s’enfuirent loin des pogroms de la Russie des tsars, quittant l’Europe orientale. Dans l’East End de Londres, Judith loua une boulangerie afin d’y donner une nouvelle vie aux traditionnels « bikelech-hallah » (petits pains sucrés) qu’avait toujours confectionnés sa famille. Harris les vendait sur les marchés du quartier. En l’espace de dix années, ils purent acheter leur propre boulangerie – boutique et fournil – dans Fieldgate Street, qui faisait partie du quartier de Whitechapel à Londres. En 1930, la famille Grodzinski reprit une boulangerie dans Dunsmure Road, dans le quartier de Stamford Hill, emboîtant le pas à la population juive de Londres qui migrait de ses quartiers d’origine dans l’East End. Au début de la Seconde Guerre mondiale, la troisième génération des Grodzinski dirigeait l’affaire de famille depuis six boutiques situées dans l’est, le nord et le nord-ouest de la capitale anglaise… »

J’étais venu revisiter ce quartier de Londres dans lequel j’errais quelque dix ans plus tôt, et d’où je m’étais élancé vers le Yiddishland et ses foyers éparpillés en Ukraine, en Pologne, en Lituanie, en Lettonie, en Amérique… 

Il est certains coins dans le Lower East Side de New York et sur la côte est des États-Unis qui, il n’y a pas si longtemps encore, retenaient quelque chose de l’atmosphère de la vieille Galicie ou de la « zone de résidence » du vieil empire. Tchertà ossédlostitkhum-ha-moyshev – ces mots ont une résonance charnelle en russe et en yiddish, ils évoquent le mystère et l’interdit d’un monde précaire et transitoire aux très vivantes racines bibliques. Dans ce monde, les alphabets gothique, cyrillique, hébraïque et latin faisaient entendre leurs chants, à l’ombre des empires. 

Le comédien Alexandre Granach, natif de « la zone », a écrit dans son livre de souvenirs sur les beautés de la terre de son enfance, où se renvoyaient les échos de tant de langues :

« La terre de Galicie orientale est généreuse et riche. Elle a de vieilles forêts perdues dans leurs rêves, des fleuves et des lacs, et surtout des hommes beaux et sains – Ukrainiens, Polonais, Juifs. Ces trois sortes d’hommes se ressemblent, malgré des mœurs et des coutumes différentes. Mon village natal s’appelle Wierzbowce en polonais, Werbowitz en yiddish et Werbiwizi en ukrainien. Il se trouve près de Seroka. Seroka est près de Czerniatyn, Czerniatyn est près de Horodenka, Horodenka près de Gwozdziez, Gwozdziez près de Kolomea. Kolomea est près de Stanislau et Stanislau près de Lemberg, une ville qu’a fait connaître dans le monde entier le film hollywoodien L’hôtel de ville de Lemberg. »

Quand je débarquai à Cracovie en provenance de Londres en ce mois de février glacial, je pensai à Lviv, d’où j’étais arrivé par un train de nuit vingt ans plus tôt, après avoir sillonné la Crimée, de l’Odessa de Babel à la Yalta de Tchekhov. Lviv, un temps Lemberg autrichienne, capitale de Galicie, Lvov polonaise ou russe, était aujourd’hui en Ukraine occidentale. Cracovie était près de Tarnow, Tarnow était près de Rzeszow, Rzeszow était près de Przemysl… et Przemysl était le point de passage de la frontière pour Lviv. 

J’étais accompagné de Sholem Aleichem, de ses Contes ferroviaires ou le Traîne-savates, dans mon désir de voir, sinon de comprendre quelque chose à ce monde, de visiter plusieurs mondes fragmentés qui au fond n’en formaient qu’un seul, mêlé et entremêlé à l’infini, d’une humanité vibrante qui parlait une même langue dans vingt idiomes différents.

Lire les confidences de l’écrivain de Pereïaslav, c’était sentir sa présence et, avec lui, se sentir en vie : « Un jour j’ai eu une idée, confie-t-il à son lecteur. Je suis allé m’acheter un crayon et un carnet, et j’ai commencé à noter tout ce qui s’offrait à mes yeux et mes oreilles au cours de mes déplacements. » Dieu sait ce que j’aurai entendu au cours de mes voyages en chemin de fer, de nuit comme de jour, d’une ville à une autre, d’une province à une autre, d’une contrée à une autre – et ce que j’aurai écrit dans mes carnets. Je n’en finissais pas de rencontrer des êtres vivants et, avec eux, des fantômes tout aussi vivants.

« Peut-être pourriez-vous faire quelque-chose pour moi ? », écrivait Sholem Aleichem depuis New York à un ami resté dans « la zone » : « J’aimerais assez que vous m’envoyiez un peu de matériau de Gomel, de Vitebsk, de Bialystok, d’où vous voudrez, du moment qu’il s’agit d’un sujet que je peux exploiter dans mes Contes ferroviaires – personnages, rencontres, anecdotes, histoires comiques et tragiques… tout ce qui peut s’offrir à vos yeux et à vos oreilles, à Gomel ou ailleurs, n’importe où. Mais pour l’amour du ciel : rien d’imaginaire, rien que des faits, et plus il y en aura, mieux ce sera ! » 

Par bonheur, je connaissais le miracle de la vue et de l’ouïe, et j’avais la boue de toutes ces bourgades encore accrochée à mes chaussures. 

À Cracovie. L’Hôtel Wentzl, Adam Zagajewski et le train de nuit pour Kiev

Je suis à Cracovie, je marche autour de ma chambre d’hôtel inondée de lumière par la fenêtre aux larges vantaux qui s’ouvre sur la Grand-Place du Marché, l’une des plus belles places du monde. Le clocher sonne les heures, suivi du long gémissement du son d’une trompette qui vient de la plus haute tour de la basilique Sainte-Marie. Dehors, le thermomètre marque moins quinze degrés Celsius. 

Je suis revenu dans ce même hôtel, qui porte le nom de Wentzl, où j’avais séjourné à mon dernier passage, venant de l’Est. À travers ce cadre de pure lumière naviguent les souvenirs des villes visitées, fiefs des défunts empires. Je rêvais d’entendre la chanson du poète polonais Emanuel Szlechter, natif de Lvov : « Tylko we Lwowie » – « Il n’y a qu’à Lvov » –, l’hymne des batiars, des vagabonds, chanté en chœur dans le dialecte de Lvov, qui empruntait à l’ukrainien, à l’allemand, au yiddish, au tchèque, au hongrois. La Chronique des temps passés, écrite en vieux russe il y a mille ans, reste le grand livre ouvert sur ces terres.

Portrait en noir et blanc d'Adam Zagajewski assis sur un muret, il tient un journal à la main.
Adam Zagajewski, en 2000.

J’allais attendre que se libère une place sur le train de nuit pour Kiev. Pendant quelques jours, j’errai dans les rues de Cracovie et dans le faubourg de Kazimierz, fréquentant cafés et librairies, églises et synagogues. Dans le cimetière Remuh, où repose le tzadik Moses Isserles, dit « le Remuh », je cheminai parmi les tombes dont les pierres aux inscriptions effritées semblaient se parler entre elles, debout de guingois comme des livres désordonnés. Dans une taverne où je rentrai me réchauffer d’une tasse de thé noir, de l’autre côté de la rue, étaient accrochées aux murs les cartes de l’Empire ottoman – « la Turquie d’Europe, contenant la Moldavie, la Bessarabie, la Valachie, la Bulgarie et la Roumélie » –, de l’Autriche-Hongrie, s’étendant du Tyrol à la Bosnie-Herzégovine, et, entre les deux, parée du blason de la maison de Habsbourg-Lorraine, celle du royaume de Galicie et de Lodomérie. Sur une étagère de cet antre, mon regard se posa sur le Trans-Atlantique de Gombrowicz. En feuilletant les pages du volume défraîchi, me revint à l’esprit le nom magique de « Maisons-Laffitte », auquel était associé celui de Giedroyc, l’infatigable timonier de la revue d’émigration polonaise Kultura, et de Józef Czapski, le Polonais de Prague et de tous les empires, que j’entendis tout au long des années 1980 dans la bouche du poète Adam Zagajewski. Je voyais Adam à Courbevoie où il habitait du temps de son exil français, avant qu’il ne rentrât au pays, à Cracovie, à la chute du Mur. Le livre me fit signe et s’ouvrait sur une page où Gombrowicz met en scène une rencontre à Maisons-Laffitte, en présence de Giedroyc et de Czapski :

« Giedroyc : Content de vous voir. 
Moi : Jerzy, mon vieux, tu ne vas pas, bon sang, vouvoyer la personne que tu tutoies depuis des années dans tes lettres ! 
Lui : Hmmm… Oui… Eh bien, je suis vraiment content que tu sois venu. 
Moi : Jerzy, parole d’honneur, je suis un vrai Mickiewicz, les gens me parlent au téléphone d’une voix tremblante… 
Lui : Hmmm… Je n’aime pas trop Mickiewicz… »

« Jozef Czapski, note-t-il trop heureux, écoute avec joie dialoguer nos deux tempéraments opposés. » Écouter avec joie dialoguer deux tempéraments opposés : privilège du caractère de ces terres slaves où brûle le sel de la contradiction. 

Lors de mon dernier passage à Cracovie, quelque dix ans plus tôt, j’avais revu Adam et nous avions encore parlé de Czapski, de Giedroyc, de Gombrowicz et de Milosz, l’autre Polonais des deux empires, poète archange de la Pologne des Deux Nations. Nous avions pris un thé à l’étage du Wentzl, gardant nos manteaux sur nos épaules et nos toques sur la tête car la salle n’était pas chauffée, et je lui avais demandé de me parler de sa Lvov natale, avant qu’elle ne fût remise aux mains des soviets à la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis reprise par l’Ukraine après l’effondrement du régime. Les lumières tout autour de la place illuminée brillaient dans le ciel et sur les façades comme des enluminures, et, pour un peu, on aurait cru qu’allaient défiler devant nous tous les temps de l’histoire. « Ah, la guerre froide, quelle sacrée époque, quand même ! », s’était-il exclamé en riant. Je lui parlai de la gare centrale de Lvov et de l’Hôtel George, deux lieux mythiques de la ville liés à l’esthétique Art nouveau et que j’étais allé hanter, deux repères de la ville fréquentés par le poète Józef Wittlin, natif de Podolie, le « patriote cosmopolite », comme le nomma son ami Gombrowicz. Et en effet, dans la vieille Europe, on pouvait être sujet d’une constellation de patries. 

Le sésame du passage de la frontière pour l’Ukraine sonnait comme un chuintement : « Pjiemish ». « Vous changez de train à Przemyls pour Kiev », me dit l’employée de la gare de Cracovie. J’avais mon billet pour l’Ukraine. À Przemyls, le lendemain soir, après avoir suivi dans la neige une foule serrée qui connaissait le chemin qui menait de la gare polonaise jusqu’au quai où l’on embarquait pour les terres de l’Est, je montai dans le train de nuit. Trois passagers, une femme et deux hommes qui voyageaient ensemble, s’affairaient à préparer leurs couchettes et à ranger leur lourd équipement. Ils parlaient entre eux à voix basse, comme sur un ton de conspiration. Je finis par reconnaître, entre quelques mots occasionnels d’espagnol de Castille, la langue dans laquelle ils s’exprimaient : le basque. Nous avions une langue commune dans laquelle nous pouvions nous entendre. La femme était journaliste pour la télévision basque, ses deux collègues étaient preneurs de vues. « Holà, moi c’est Maya. – Enchanté, Samuel. – Qu’est-ce que tu vas faire à Kiev, amigo ? – À vrai dire, je vais à Pereïaslav. – Ah ! la ville de Sholem Aleichem ? » Je la regardai de plus près. « Tu connais cet écrivain ? Tu connais Pereïaslav ? – Pereïaslav, c’était la Kasrilevkè de ses histoires, non ? Muy buonito. – Tu l’as lu en basque ou en espagnol ? », lui demandé-je sans réfléchir. « En castillan », balbutie-t-elle un peu gênée. Puis, se ressaisissant : « Quelle langue ça doit être, le yiddish ! Je ne la connais pas, mais je la sens comme si elle était mienne ! » Ce qu’elle disait me parlait, je sentais cette réalité en moi. 

La nuit, les deux opérateurs ronflaient, la chaleur dans la cabine était insupportable, je me retournais en sueur sur ma couche sans trouver de repos quand, à deux heures du matin, j’entendis l’annonce de l’arrivée en gare de Lviv. Et, en écho à cette voix métallique, résonnèrent en moi, par bribes, les vers du poème « Aller à Lvov » d’Adam, comme le doux clapotis des vagues sur une rive lointaine :

« Aller à Lvov. De quelle gare aller à Lvov… À l’heure où express et rapides viennent au monde… Faire ses bagages et partir sans un adieu… Il y a toujours eu trop de Lvov, personne ne pouvait comprendre tous ses quartiers… Pourquoi toute ville doit-elle devenir Jérusalem et tout homme un Juif et maintenant en hâte faire ses bagages, toujours, aller à Lvov, car c’est vrai, Lvov est partout… »

Je fermai les yeux, communiai avec la gare centrale et avec l’Hôtel George, et m’endormis. 

À Kiev. L’Hôtel Ukraïna et le Metrograd. Sur les traces de Sholem Aleichem

Au matin, le paysage blanc de neige inondait de sa clarté la cabine à travers la fenêtre. La provenitsia passait dans le couloir, en distribuant d’une main sûre des verres remplis de thé noir. Le train avançait lentement, on pouvait compter les bouleaux le long de la voie ferrée. Mes compagnons basques sortaient leurs bagages dans le couloir, ils endossèrent chacun un gilet pare-balles avec l’inscription « PRESS ». « Ça pèse quinze kilos, ce truc », me dit Maya en faisant une grimace. Bientôt, les tours des abords de la gare de Kiev Passajherski se profilèrent à l’horizon. Nous nous saluâmes et nous souhaitâmes bonne chance. Je pris le métro jusqu’à Khreshchatyk, l’artère principale, puis je marchai à la recherche d’un hôtel quand je vis en surplomb, trônant en haut d’une butte, une imposante bâtisse à la pesante architecture soviétique, avec une inscription en lettres géantes sur la façade : « UKRAÏNA ». L’édifice rappelait le Palais de la Culture de l’ère stalinienne de Varsovie. Il était ceint d’une grille sur tout son périmètre et semblait impénétrable. Je trouvai finalement une brèche et réussis à passer la porte tambour de l’entrée. Un hall désert, un grand silence, une lumière faible, des tentures et un mobilier d’un autre âge : une nostalgie étrange vous saisissait sans que l’on sût à quelle époque ou à quel lieu elle vous renvoyait – le lieu vibrait du temps passé, qui restait en suspens, l’atmosphère était celle d’un mausolée. On veillait sur le catafalque d’un parent défunt et inconnu. Dans un angle du lobby à l’espace démesuré, quelque chose qui s’apparentait à un kiosque à boissons, avec quelques tables. J’allai m’assoir et commandai une tasse de thé auprès d’une employée en uniforme au pas traînant qui vint s’enquérir d’un ton indifférent. Je décidai de poser ma valise dans cet établissement. Le prospectus sur le comptoir spécifiait : « Votre sécurité est notre priorité ! Notre hôtel est doté d’un abri antiatomique avec accès Wi-Fi et possède une sortie autonome sur la rue. » La chambre au dernier étage, parfaite comme poste d’observation, avait une vue plongeante sur la ville. Un guide posé sur le bureau instruisait ses hôtes sur l’histoire de l’hôtel : 

« Au XIXsiècle, le territoire de la colline sur lequel se trouve l’hôtel était occupé par une grande ferme qui appartenait à l’architecte italien Vincent Beretti, au service de la Cour impériale, qui fut vendue après sa mort. En 1912, l’entrepreneur Lev Borisovich Ginzburg, propriétaire de ces terrains, y fit construire un immeuble résidentiel de onze étages. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, un décret ministériel des soviets fut voté pour bâtir un hôtel qui domine la ville depuis ce promontoire. » 

Photo en couleur de l'Hôtel Ukraïna de Kiev.
Hôtel Ukraïna de Kiev.

Ainsi vit le jour en l’an 1961 l’Hôtel Moskva, rebaptisé Ukraïna après l’effondrement de l’empire des soviets. Le boulevard Khreshchatyk est une vallée qui traverse le cœur de la ville. On y trouvait le Café Semadeni, du nom de son fondateur, un Suisse venu de Poschiavo, village des Grisons. Surnommé « la Bourse informelle » du fait de la proximité de la Bourse de Kiev et des marchands qui venaient s’y retrouver, il offrait une salle de billard, un atelier de confiserie-pâtisserie, et l’on pouvait y lire les journaux de toute l’Europe, comme dans les cafés de Vienne, de Prague ou de Budapest. Les écrivains Sholem Aleichem et Constantin Paoustovski comptaient au nombre de ses habitués. On était à l’intersection des empires, à une époque où Russie et Europe orientale se rejoignaient dans leurs grandes espérances. 

Je marquai sur ma carte la maison où avait vécu Sholem Aleichem et la synagogue centrale qu’il avait dû fréquenter. En m’enfonçant dans un passage souterrain pour traverser la place de l’Indépendance, je me retrouvai dans un dédale de galeries commerciales avec toutes sortes de commerces – une ville souterraine, comme à Montréal, où la température, en hiver, se maintient à vingt degrés au-dessus de celle qu’il fait à la surface. Les entrailles de ce monde avaient un nom : Metrograd. Entre une boutique de verroterie et un café, je m’arrêtai dans une ancienne librairie qui avait sur ses étagères des éditions d’Alexandre Dumas en français, de Shakespeare en anglais, de Pouchkine en russe et, pour que l’offre soit irréprochablement démocratique, des guides américains promettant le succès en affaires. Ce lieu, comme tant d’autres sous ces latitudes, respirait les effluves du monde soviétique. Après avoir marché une demi-heure sous terre, je remontai à la surface sur le pavé glacé et arrivai au musée Sholem Aleichem – la maison où l’écrivain séjourna à Kiev. Je poussai la porte d’un immeuble commercial qui affichait le nom d’« Arena City », où était logé le musée. Voyant ma surprise, la directrice, qui était assise à un bureau dans l’entrée, interrompit sa conversation téléphonique. « Vous cherchez la maison de Sholem Aleichem ? Cela ne ressemble guère à la maison où il vécut, je suis d’accord avec vous. Mais que voulez-vous ? Deux guerres mondiales sont passées par là et, le ciel soit loué, on a échappé à la troisième – enfin, pour le moment… » Je reconnus dans ces mots la philosophie du monde slave, du Yiddishland : la douceur dans la fatalité. Elle remplit à la main un bon de visite dont elle conserva une copie carbone. Puis elle engagea naturellement la conversation, me demandant distraitement mon nom, d’où je venais, ce que je faisais à Kiev, si j’avais des parents ici, si j’étais juif, si l’on parlait le russe ou le yiddish en famille (c’était bien le cas dans ma famille adoptive, chez ma nourrice, Hanna Zukerman, qui venait de Czernowitz, aujourd’hui Chernvitsi). Je lui dis que j’avais l’idée de visiter la maison natale de Sholem Aleichem à Pereïaslav. Elle leva les yeux vers moi, un sourire rêveur aux lèvres, décrocha son téléphone et se mit à parler vivement. Je compris qu’elle avait appelé le musée de Pereïaslav. Elle raccrocha et me dit : « La guide vous attend demain en fin de matinée. Son nom est Lena. » Puis elle appela sa collègue plus jeune qui rangeait des livres sur des rayonnages : « Tatiana Borisovna, pouvez-vous accompagner notre ami pour une visite ? » 

« On a reconstitué dans cet espace les étapes de la vie de Sholem Aleichem, me dit Tatiana. Il vécut de 1896 à 1903 dans une maison qui se trouvait à cet emplacement. C’est dans ce lieu qu’il a écrit ses œuvres les plus célèbres : les Gens de KasrilevkèTévié le laitier, les Lettres de Menachem Mendel… » Le musée expose des maquettes des constructions en bois des shtetls, avec maisons, écoles, échoppes et lieux de culte, objets rituels de la vie juive, affiches de théâtre, photographies, livres en yiddish, en hébreu, en russe, en ukrainien… Quand j’allai saluer la directrice au moment de quitter les lieux, elle me demanda où j’allais de ce pas. « Vous vouliez voir la synagogue, je crois ? » J’acquiesçai. « C’est tout près, mais vous devez emprunter la galerie souterraine de Metrograd, c’est un labyrinthe… » Elle s’adressa à sa collègue : « Tatiana Borisovna, peut-être pourriez-vous accompagner Mister Samoïl… » Lorsque nous ressortîmes de la ville souterraine quelques minutes plus tard, nous passâmes devant la statue de bronze de Sholem Aleichem, le bras tendu, la casquette à la main – rappelant le célèbre salut de Lénine. Tatiana s’arrêta : « Une photo ? » Je posai devant le monument. Elle me cria en riant : « Tendez le bras comme lui, avec la casquette ! » Nous gravîmes les marches de la Centralna Sinaghogha, la grande synagogue de Kiev, fief de la secte Loubavitch. Tatiana me tendit la main : « Eh bien, bonne chance pour votre voyage à Pereïeslav demain. N’oubliez pas, Lena vous attend ! – Lena ? Ah, oui, la guide… »

Statue de Sholem Aleichem à Kiev, la statue représente l'écrivain debout en train de soulever son chapeau.
Statue de Sholem Aleichem à Kiev, en Ukraine. Photo : Valentyn Ogirenko/Reuters.

Une rumeur liturgique parvenait de l’intérieur. J’entrai et assistai à la fin d’un service. Tout de suite après, le petit groupe de fidèles prit place autour du rabbin et ils commencèrent à discuter avec une ferveur visible. Je vis dans cette scène vivante un tableau de Sholem Aleichem. Je m’approchai et me mis à parler avec un des membres de l’assemblée. Il se présenta avec le naturel d’un vague parent que l’on retrouve après des années d’éloignement : « Je m’appelle Isaac – Izik. » Izik venait de Montevideo et était arrivé il y a deux ans à Kiev, où il avait retrouvé un cousin. Il enseignait l’hébreu dans une école de la périphérie. « Tu t’es fait au climat ? », lui demandai-je. Les questions simples sont celles qui rapprochent le plus. « On s’y fait. – Et la langue ? – Mes parents parlaient le russe et le yiddish à la maison, alors ça va. » Je lui dis que je comptais aller le lendemain à Pereïaslav, à une centaine de kilomètres à l’est de Kiev, pour visiter la ville natale de Sholem Aleichem. « Tu as besoin d’une voiture ? » Il me donna le numéro d’une de ses connaissances, un certain Ilya, qui faisait à l’occasion le chauffeur. Le soir, j’appelais cet Ilya et nous nous mîmes d’accord sur la course pour le lendemain. Il viendrait me chercher le matin à l’hôtel. Seigneur, je me retrouvais dans ce monde de la débrouille ! À Berditchev, quelques années plus tôt, la réceptionniste de mon hôtel m’avait présenté son frère pour que celui-ci m’accompagne à Medjybij où, au XVIIIe siècle, le Baal Shem Tov s’était installé après avoir voyagé dans les provinces de Volhynie et de Podolie, alors sur le territoire de la grande Pologne. Autour de la tombe du père du hassidisme, des visiteurs priaient, riaient, bavardaient en russe, en hébreu, en yiddish, en anglais – la prière était rire, incantation, conversation. Toutes les langues ne faisaient qu’un. 

À Pereïaslav. La maison natale de Sholem Aleichem

Maison de Sholem Aleichem à Pereïaslav.
Maison de Sholem Aleichem à Pereïaslav.

Le matin, dans le lobby de l’hôtel, Ilya fit son entrée : « Samoïl ? Pereïaslav ? » Le voyage prit deux heures à cause des crevasses qu’il fallait éviter en zigzaguant sur la route. Nous arrivâmes devant l’entrée d’un domaine qui abritait plusieurs musées : celui de l’Agriculture et celui de l’Architecture, et, au milieu, une baraque aux couleurs vives : la maison de Sholem Aleichem. « Zapovednik » – « le domaine » – fut le mot prononcé par la guide. Comme le titre du roman de Sergueï Dovlatov – nom du parc où se trouvait le musée Pouchkine à Mikhaïlovskoïe, dans l’oblast de Pskov, où il avait travaillé l’été 1976 comme guide. La figure de Dovlatov revenait naturellement dans ce paysage, parce que ses histoires, comme celle de l’écrivain russe de Pereïaslav, étaient la vie qui se renouvelait sans fin devant nos yeux. Et comme Sholem Aleichem, Dovlatov finit à New York et fut enterré dans le cimetière de Queens, parmi les pauvres. Lena, la guide, était plutôt ronde et d’humeur joviale : « Alors comme ça, on vient de Kiev pour saluer Sholem Aleichem ! » Nous marchâmes un long moment dans la neige compacte qui crissait à peine sous nos pas, dans une allée bordée de bouleaux. Elle s’arrêta devant un bungalow et fit tourner la clé dans la serrure. « Et voilà ! » L’endroit ressemblait à une étable, le sol était jonché de paille, les murs peints à la chaux, une vive lumière se réverbérait aux fenêtres avec la blancheur de la neige tout autour. La misère de ce petit musée, qu’il partageait avec la maison-musée Pouchkine à Kishinev ou celle de Tchekhov à Yalta, le rendait encore plus attachant. Le parfum de l’ère soviétique y perdurait, avec sa lenteur et une certaine bonhomie. La table de la cuisine était dressée comme pour un jour de fête. Sur la nappe brodée trônaient le candélabre, les plats et la cruche de vin en étain qui semblaient attendre que l’on s’assît et récitât les bénédictions. Les petits pains de couleur blonde – halla – en argile étaient appétissants. Il venait l’envie d’allumer le feu dans la cheminée. Le journal Evreïskaya Nediela – La semaine juive – reposait sur le bras du fauteuil ; sur le bureau, des objets familiers de l’écrivain, un encrier, un livre, des lunettes ; au mur, des coupures de la presse russe et yiddish ; en première page d’un de ces journaux, un gros titre : « Shalom à toi, Sholem Aleichem ! », qui saluait sa pièce Tévié le laitier jouée de l’autre côté de l’Atlantique. La température à l’intérieur de ce cabanon royal descendait gaiement au-dessous de zéro et l’on voyait la vapeur sortir de nos bouches dans l’échange de paroles. Nous tapions nos pieds l’un contre l’autre tout en causant pour nous maintenir alertes. Lena me demanda si je voulais visiter les autres musées du domaine. À contrecœur, je déclinai sa proposition. Je voulais aller respirer l’air dans le bourg de Pereïaslav, cet air qu’avait respiré Sholem Aleichem du temps du gouvernorat de Poltava, sous le règne du tsar Nicolas. « Revenez une autre fois, quand vous aurez plus de temps », me dit-elle. Ilya m’attendait en fumant une cigarette à l’entrée du domaine. En m’apercevant, il tira une dernière bouffée avant de jeter et d’écraser son mégot dans la neige. « On va prendre un café en ville », lui dis-je. Il eut l’air ravi : « Bonne idée. » Nous tournâmes pendant un moment à bord de la guimbarde avant de trouver le centre du bourg, qui à proprement parler n’existait pas. Pereïaslav s’étirait le long d’une route qui le traversait, un peu comme ces villes de l’Ouest sauvage dans les films de western. On voyait, disséminés ça et là, des commerces d’alimentation où l’on pouvait boire quelque chose et se restaurer – une pompe à essence, un salon de coiffure logé dans un appartement au rez-de-chaussée d’un immeuble, avec une enseigne en néon à la fenêtre… Nous repérâmes finalement, en bordure de la route, une espèce de chalet qui s’annonçait comme un café. On pouvait lire le nom « Biblioteka » en lettres de bois clouées sur une clôture. Nous nous arrêtâmes et poussâmes la porte. À un peu plus d’une heure de la capitale, le tableau était d’une saisissante simplicité. Ici, on goûtait à l’air de la province, pour un peu on aurait entendu cancaner les oies au milieu des cris de la foire, la vie prenait le relief de la nature, des hommes et des bêtes. Une jeune femme tatouée, un fichu de couleur sur ses cheveux teints au henné, s’affairait derrière un comptoir fait de troncs d’arbres croisés taillés en leur milieu. Nous commandâmes deux soupes de betterave à la crème – du borscht –, qu’elle nous versa à la louche dans des verres. Une vieille femme qui avait les traits d’une Eskimaude lisait la Bible en marmonnant tout en buvant un thé, assise à une table du fond. Deux vieux avec leur chapka sur la tête jouaient aux dés en poussant des jurons en russe. J’aurais voulu m’assoir, boire et me mettre à parler avec ces habitants du lieu, comme le faisait le barde du monde yiddish dans son wagon de troisième classe. Je me sentis un instant fulguré par cette symbiose du monde judéo-russe hier, judéo-slave aujourd’hui. Le mot « Nou », cette interjection de la langue russe, n’avait-il pas infecté l’hébreu moderne par la voix des immigrés du vaste empire de l’Est ? Le sens du mot dodelinait de la tête : « Que deviens-tu ? Comment va ? Qu’est-ce que tu racontes ? » Nou était le prélude à mille histoires. Ilya regarda sa montre. Visiblement, il avait hâte de rentrer à Kiev. Je voulus faire quelques pas et respirer l’air qui sentait la neige, peut-être – qui sait ? – pour donner une chance aux fantômes de Pereïaslav-Kasrilevkè de me saisir par le collet et de me raconter leurs histoires. Mon chauffeur me rejoignit un peu plus loin sur la route et mit les gaz. La nuit commençait à tomber. Je dormis sur la banquette arrière jusqu’à Kiev. Chaque nouvelle secousse du véhicule me tirait de mon sommeil et un bref instant dansaient dans ma tête les jurons de la belle-mère de Berditchev qui avait tant marqué l’écrivain. Quoiqu’elle dît, elle renchérissait sur son récit avec ses incantations. Elle le faisait de manière naturelle et avec bonne humeur, se souvient Sholem Aleichem. Le yiddish de cette femme était, si l’on en croit son traducteur Maurice Samuel, la langue du peuple, le yiddish des rêves, des prières et des histoires de la vie quotidienne qui, dans le monde de « la zone », était une aventure infinie. « La mort de Kasrilevkè et de Sholem Aleichem, écrit Samuel, fut suivie de la mort de leur langue, le yiddish de la vie intime et affective, avec sa foison d’imprécations et d’allusions où se mêlaient le profane et le sacré. » 

Nous vîmes les lumières de Kiev. Au moment de me quitter, Ilya me dit : « Vous allez écrire quoi, sur Pereïaslav ? – Je ne sais pas… Ce que me diront les fantômes… » 

Je restai quelques jours encore à l’Hôtel Ukraïna, jusqu’à ce que se libère une place sur le train de nuit pour Varsovie. Je croisais chaque soir la troupe de télévision basque qui revenait d’un lieu où les canons tonnaient. L’atmosphère à l’hôtel avait quelque chose de figé, comme si le temps s’était arrêté à l’ère soviétique, ou peut-être même impériale ; on eût dit que ce lieu tranquille nous invitait à nous fondre en lui. Tant que nous aurions la force de le reconnaître, de le saluer, il y avait de l’espoir, me dis-je. J’arpentais jour après jour le boulevard Khreshchatyk, de la place de Bessarabie jusqu’aux rives du Dniepr. Tous ces jours, j’allais me restaurer chez un Géorgien qui avait son comptoir près de l’hôtel et servait de riches soupes, quand je ne mangeais pas à l’hôtel où j’étais l’unique convive fantomatique dans la grande salle faiblement éclairée. Je sentais remonter en moi les scènes du lointain hiver 1989, où j’avais vu le spectacle de la fin d’une ère à travers la vitre de ma chambre d’hôtel à Bucarest. 

Le retour

Le dernier soir, quand j’arrivai à la gare de Kiev Passajherski, sur le quai d’où partait le train de nuit pour Varsovie désormais sous le blason étoilé de l’Occident, j’éprouvai une indicible nostalgie pour ces confins mouvants des marches de l’Europe orientale. Je montai dans le wagon et m’effondrai sur la couchette. Au petit matin, de joyeux gardes-frontières polonais nous réveillèrent pour le contrôle des passeports. Je vis s’éclipser par la fenêtre le panneau de la gare de Lublin, qui fut un temps la « Jérusalem du royaume de Pologne ». Quelques heures plus tard, je descendis en gare de Varsovie Centrale et me retrouvai, hagard, sur un trottoir de l’Occident, dans la lumière aveuglante des néons des enseignes internationales. Quelque part, imaginais-je, il devait y avoir, dans des alcôves anonymes, un laboratoire du futur où des ingénieurs-golems nous préparaient un monde radieux… Je ne distinguais plus l’Ouest de l’Est, le passé du présent. Plein de ténacité, j’accrochai mon regard à ce décor improbable et je vis des hommes, des femmes, des enfants courir dans tous les sens. Ils auraient pu s’envoler dans les airs – et qui donc me raconterait leur histoire ? 

Un commentaire

  1. Merci pour cette belle découverte.
    Toutefois l’urgence ce jour est de considérer que ce qui se passe dans la bande de Gaza correspond sans doute sur le plan humanitaire à ce qui se passait au ghetto de Varsovie : que pouvons-nous faire?