Depuis que les tensions entre Israël et l’Iran ont viré à l’affrontement direct, l’Ukraine découvre, à ses dépens, ce que signifie l’art de l’effacement stratégique.
Il ne s’agit pas d’un abandon proclamé, ni d’un revirement doctrinal officiel. Mais d’un glissement insidieux – d’attention, de ressources, de priorités. Un déplacement silencieux du centre de gravité stratégique.
Pendant que les regards se braquent sur les missiles qui pleuvent sur Téhéran et Tel-Aviv, une autre ligne de front s’estompe dans le champ de vision international. La guerre en Ukraine, devenue une routine médiatique, ne fait plus la Une.
Non pas que l’agression russe y soit devenue moins intense, moins injuste ou moins existentielle. Mais parce que les projecteurs ont pivoté.
Et en géopolitique (comme ailleurs), ce qui n’est pas éclairé tend à disparaître.
En juin 2025, Volodymyr Zelensky révélait que 20 000 missiles antidrone, initialement destinés à l’Ukraine, avaient été réaffectés par les États-Unis au Moyen-Orient pour protéger leurs troupes face à la menace iranienne. Il s’agit de munitions de précision de type APKWS II, spécifiquement conçues pour intercepter les drones Shahed – ces mêmes engins que la Russie utilise quotidiennement contre les infrastructures civiles ukrainiennes.
Ce transfert, justifié par une « urgence stratégique » dans la région, selon Pete Hegseth, affaiblit directement les capacités défensives de l’Ukraine. Zelensky a alerté : moins d’interceptions, plus de destructions, davantage de morts civils ukrainiens.
Dans le langage diplomatique, on appelle cela une « réaffectation ».
Pour les Ukrainiens, cela signifie : moins de missiles pour stopper les drones, moins de protection pour les civils, moins de moyens pour freiner l’avancée russe dans le Donbass ou autour de Soumy.
Moins de garanties, et moins d’espoir.
Quand Emmanuel Macron déclare que « la France participera aux opérations de protection et de défense d’Israël en cas de représailles iraniennes, si elle est en situation de le faire », il marque un tournant moral significatif.
C’est un engagement salutaire d’une portée claire : la France se positionne publiquement aux côtés d’Israël, principalement en raison du risque d’une apparition de la réelle menace nucléaire iranienne. Tout en excluant toute action offensive, cet appui rappelle que certaines menaces sont considérées comme non-négociables.
En revanche, le discours envers l’Ukraine ne connaît pas d’équivalent : jamais la France n’a formulé de clause d’engagement militaire pendant la guerre, ni de garantie de riposte face à l’intensification des offensives russes.
L’accent est mis sur la souveraineté ukrainienne, mais les frappes sont exclues.
Cette différence crue, révélée par la crise israélo-iranienne, souligne que l’Ukraine – malgré son combat vital contre l’agression de la puissance nucléaire – reste, aux yeux de l’Occident, une cause conditionnelle, prisonnière de la menace russe.
Depuis le début des frappes israéliennes, le prix du pétrole a bondi de plus de 10 %, sous l’effet de la crainte d’un embrasement régional.
Chaque dollar supplémentaire par baril, ce sont des dizaines de millions d’euros en plus pour l’armée russe. Une manne qui dilue l’effet des sanctions.
Pire encore : les États-Unis ont refusé de soutenir la proposition européenne de réduire le plafond du prix du pétrole russe à 45 dollars. Prétexte invoqué : préserver la stabilité des marchés.
L’Ukraine, une fois de plus, devient une variable d’ajustement.
Certains analystes, malgré tout, veulent y voir une opportunité : la guerre avec l’Iran pourrait détourner les ressources militaires de Téhéran, au bénéfice de Kyiv.
De fait, même si l’Iran ne livre plus de drones entiers à la Russie, il fournit aux Russes des pièces détachées. Moteurs, ailes, dispositifs de guidage : ces éléments sont assemblés dans l’usine militarisée d’Yelabouga (Tatarstan), pour produire les drones Shahed/Geran-2, selon la terminologie russe, utilisés toutes les nuits contre l’Ukraine.
Début juin, une frappe précise israélienne a ciblé le site d’Ispahan, où sont fabriqués certains de ces composants. Quelques jours plus tard, le général Amirali Hajizadeh – chef du programme aérospatial des Gardiens de la Révolution et architecte de la coopération militaro-industrielle avec Moscou – aurait été tué dans une autre frappe ciblée.
Ces événements ralentissent temporairement la chaîne d’approvisionnement et affaiblissent momentanément l’axe Téhéran-Moscou.
Une bonne nouvelle, donc – mais à relativiser.
Le Kremlin joue aussi une carte subtile. En renforçant son soutien militaire à l’Iran, Vladimir Poutine offre à Donald Trump un marché tacite : délaisser l’Ukraine en échange d’un rôle supposé de médiateur auprès des ayatollahs.
Et même si Trump aimerait s’engager dans cette direction, ce calcul se heurte à un obstacle aussi ferme qu’inattendu : la base électorale trumpiste, le camp MAGA, reste majoritairement méfiante envers Moscou. La Russie demeure un ennemi historique pour de nombreux Américains.
Cette frange ne suit pas aveuglément le président. Résultat : Trump peut ralentir les livraisons, moduler sa rhétorique – mais pas renverser totalement l’opinion, ni abandonner l’Ukraine sans en payer le prix politique.
Ce qui se dessine, en creux, c’est une nouvelle architecture des conflits. Une guerre absorbante, omniprésente dans les médias traitée comme le cœur battant de la stabilité mondiale. Et une guerre habituelle, au cœur de l’Europe, qui s’enlise, s’efface, persiste comme un bruit de fond diplomatique.
Le vrai danger, pour Kyiv, n’est pas tant la perte d’une localité que l’endormissement et l’épuisement progressif des opinions et des gouvernements. La banalisation de l’invasion. L’indifférence organisée.
L’Ukraine n’a donc pas seulement à tenir militairement. Elle doit aussi lutter pour exister stratégiquement.
Dans un monde de guerres simultanées, l’attention est une ressource. Et sans attention, même la plus héroïque des résistances peut mourir dans le silence.