« Pourquoi les personnes homosexuelles ne devraient-elles pas pouvoir vivre ouvertement et librement comme tout le monde ? Au fond, tout cela revient à une chose : l’amour. Comment quelque chose de mauvais pourrait-il naître de l’amour ? Ce qui est mauvais vient de la méfiance, de l’incompréhension et, Dieu le sait, de la haine et de l’ignorance. »
Elizabeth Taylor, discours de la cérémonie des GLAAD Media Awards (2000).

Régis Nkissi a l’élégance du courage, le courage de l’élégance. Jeune homme de vingt-cinq ans, comédien, il signe un récit ardent qui célèbre la passion d’admirer pour déjouer la violence – l’homophobie notamment – à travers son goût du cinéma et son usage de la mode : Comment Marylin m’a sauvé la vie (Grasset), est un antidote à la bêtise, à l’intolérance (c’est la même chose). Un hommage plein d’humour au féminin et à ses déesses, une mère, un bal d’actrices, des icônes pop, qui a la gravité de celui qui, avec grâce, a décidé de ne plus courber l’échine, et s’est dressé contre ses harceleurs… Je cite Marylin Monroe, de mémoire : « Donnez à une femme de belles chaussures et elle pourra conquérir le monde. » Il en va ainsi de Régis Nkissi…

Ici, le vêtement précède l’écriture, il la déclenche. Et en même temps, le vêtement n’est-il par chargé d’un discours, ne transporte-t-il pas un langage qui préexiste à sa réalité une fois porté ? Choisir de chausser telle paire de souliers, de revêtir telle cape, tel blazer, n’est-ce pas raconter une histoire avec des phrases cousues de sens qui existent déjà, que l’on entend remanier pour écrire la sienne propre ? C’est là tout un système, tout un réseau de sens, de significations, que Régis Nkissi, homme sous (les meilleures) influence, a dompté. La mode devient alors l’instrument d’une affirmation de soi, la panoplie du moi profond.

Identique et identité partagent une racine latine commune, idem. Pourtant ces termes ont suivi une évolution différente dans leur usage. Si identique désigne ce qui est semblable au sens strict, identité désigne un état intime singulier plus ou moins permanent. Régis Nkissi, homme unique comme il sait l’être, et au carrefour de cette évolution sémantique : comment devenir soi-même, persévérer dans son être quand tout autour de vous (tradition familiale, environnement scolaire, la Bible, l’Extrême droite !) conspire pour vous en empêcher ? en s’inspirant de Marylin Monroe, Gena Rowlands ou Beyoncé. La mode permet cela, c’est une forme de résistance. Ferdinand de Saussure définit ce système de reproduction : le costume se fait habit (la création passe de la maison de couture au défilé), puis l’habit devient costume individuel, imité, adapté, ajusté. L’apparence est le théâtre où l’identité se joue, se construit, se proclame.

Chaque matin, sur le chemin qui me mène à mon bureau, mon regard se pose, à travers les vitres de l’hôtel Sénecterre, rue de l’Université, sur les mains minutieuses des ateliers Saint Laurent. Elles s’activent avec une rigueur précieuse pour faire, défaire, refaire, parfaire. C’est que la mode est affaire de fabrication. Et, de proche en proche, cette poétique du geste fabrique les êtres autant qu’elle façonne les vêtements. Régis Nkissi, parce que la mode propose un modèle structural, est fabriqué par son vestiaire, c’est son miroir. De cela il a fait un livre. Dans son Système de la mode, Roland Barthes analyse cette translation du technologique à l’iconique, puis au verbal. L’auteur de Comment Marilyn m’a sauvé la vie est un passeur qui circule, avec une assurance patiemment conquise, dans un halo de significations variées, qu’elles soient sociales, culturelles, narratives ou intimes.

« C’est décidé, ce soir, je vais mourir. » L’auteur a ses bourreaux, il était leur sorcière de Salem. Ça l’a consumé. Le point de départ du livre, récit d’apprentissage, est une ligne d’arrivée, quand on capitule devant le poids, l’entendue d’un calvaire : « Depuis que j’ai 6 ans, je résiste, à vos menaces, à vos insultes, à vos coups. Chaque regard médisant est une lame qui déchire mon cœur. » Une lame dont nous sommes si nombreux à avoir senti la morsure le long de son fil glacé. De cela, on ne doit pas cesser de parler. Ce livre, j’aurai pu l’écrire aussi, alors je m’en empare. Et il m’est si difficile, et si douloureux d’en parler sans parler de moi. Est-ce le lieu ? Est-ce l’endroit ? Le moment est-il venu ? Puisque son récit croise le mien, comment ne pas le tirer à moi ? Je ne voudrais pas que l’on pense que le livre de Régis Nkissi m’est utile, comme on le dirait d’un objet dont on fait usage. Je dirais qu’il est émancipateur, il me libère. C’est une brèche qui fait sortir du gouffre. Le lisant, chacun sait, quel qu’il soit, que son parcours n’a rien d’un cas isolé, et il est toujours bon, toujours salvateur de l’entendre. Si vous êtes un allié, vous savez. Si vous êtes un loup dans la meute, vous savez aussi. Il n’existe aucun spectre de la société qui puisse ignorer la difficulté de faire passer son identité dans le langage, puis du langage à l’existence. Dire « je suis gay », et vivre comme tel. On vous dira que c’est plus facile aujourd’hui. Je demande à voir. Tant qu’il y aura des Lucas Vermard[1] pour se pendre au sein de leurs foyers, écrasés par la brutalité du dehors, ne m’adressez pas la parole. Être gay c’est encore faire irruption dans le monde avec fracas. Trop souvent, on se construit sur des ruines.

Les coups, donc. Les insultes. Un viol. Ce qui glace le sang c’est l’effrayante banalité de ce schéma. C’est son parcours d’homme, le mien, celui de mes amis. Il ne s’agit pas de geindre – d’autres le font très bien, suivez mon regard… C’est un constat, de la statistique mise à l’épreuve de la vie. Vous pouvez l’ignorer, détourner le regard, mais nous, on sait. On peut en parler, de ce front-là nous revenons. Le livre de Nkissi en est « la preuve tangible ». On reconnaîtra ici des motifs dont il serait insupportable de les qualifier de « rebattus », puisqu’ils sont ceux qui nous sont imposés sans relâche. La sortie du placard est un rituel avec ses codes. Une pièce de théâtre dont tout le monde connaît la réplique, la mise en scène varie, parfois la pièce est traduite, mais elle reste la même. Le dernier acte lui, après l’annonce, reste incertain. En attendant il y a le mensonge – « Mentir c’est comme porter un masque qui finit par coller à la peau, si bien qu’on oublie où finit le masque et où commence notre vrai visage » –, des stratégies de camouflage pour brouiller les pistes et dissiper les rumeurs, la honte pour soi et pour les autres : « À l’école, les gens m’insultent sans arrêt, ils disent que je suis gay. Je ne sais même pas ce que ça veut dire. […] Ils disent que je suis gay parce que j’aime la mode, parce que j’aime le cinéma, juste parce que j’aime m’habiller un peu coloré. Ils m’insultent tous les jours. Au fond, j’ai honte de moi. J’ai peur que tu aies honte de moi. » L’homophobie a ses paradoxes… Les plus véhéments dans l’insulte, ceux qui frappent le plus fort, ne sont pas toujours les moins intéressés. Le refoulement et ses effets pervers…

Le résultat de cet acharnement est une sentence lucide, peut-être amère : « J’avais l’impression de ne pas avoir choisi mon homosexualité, qu’on me l’avait imposée. » L’insulte, l’attaque féroce, le rejet avec son cortège de brutalités et de dommages collatéraux, veut vous forcer à avouer quelque chose que vous ne comprenez même pas. On est souvent le dernier à savoir ce que l’on préfère. Régis Nkissi investigue ce déterminisme de la haine. Aime-t-on les hommes par inclination propre, ou parce que l’on vous a assigné à cette identité, martelée à coups de soupçons et de stigmates, avant même que le désir ne se formule ? Le livre s’ouvre par la projection d’un suicide – « Un fils mort vaut sans doute mieux qu’un fils pédé » –, mais avant de sauter il fallait s’expliquer, se déplier soi-même, tenter de se dire. Les souvenirs d’une enfance à Sevran se heurtent aux lettres d’adieu adressées à la mère, aux sœurs, à la grand-mère, à une professeure. Les souvenirs sont ainsi lacérés. C’est cette alternance qui donne à ressentir l’épreuve du harcèlement. L’auteur évoque son enfance avec tendresse, humour et une candeur désarmante – et pourtant les séquelles des violences, verbales et physiques, ne cessent de percer au fil des pages. Tantôt on devine le quotidien d’un foyer aimant, tantôt surgit le désir d’en finir. C’est comme ça que ça marche, l’injure on la ramène à la maison, et on y pense, on la mâche, seul. C’est dans la structure même du récit que se donne à ressentir cet enfer, cette impasse. On ne peut pas être joyeux, pas vraiment. Ça vacille. Il faut voir le sourire de Régis Nkissi, on ne l’oublie pas. Mais quel a été le prix de sa conquête ?

Il y a la chute d’un jeune homme, et le geste par lequel il se redresse. L’auteur est passé par le Jeune Bureau de la Comédie-Française, a joué les textes de Fassbinder et Pasolini, des variations sur Cassavetes et Gena Rowlands, le rôle de Patrice Lumumba dans Une saison au Congo d’Aimé Césaire au sein de la Classe Libre du Cours Florent. Il évoque Shakespeare. Je lui souffle cette phrase de Ross dans Macbeth : « Quand une situation est au pire, il faut qu’elle cesse ou qu’elle se relève. » La mode, le cinéma et ses idoles, la télévision et ses icones, ont rempli le passeport imaginaire de Nkissi. Destination Hollywood, 60’s ; Manhattan années 2000 ; Genoa City, Wisconsin ; Brazzaville, celle de ses parents, le Congo de sa grand-mère Henriette. À vouloir « être comme », Régis Nkissi a fini par être lui-même. Brillant. Généreux. Et drôle. Parce que son livre est grave, mais il est traversé de fulgurances, de formules qui touchent juste – il fut aussi escrimeur. Il y a dans son allure quelque chose d’André Leon Talley pour qui s’habiller c’est se faire honneur à soi-même ; dans son écriture – sa description de l’enfance en banlieue, la peinture du quartier de Château Rouge –, dans les développements sur sa mère en fashionista de la débrouille qui cuisine pour trois milles personnes quand une dizaine seulement frappent à sa porte, de son père en apôtre de la sapologie, quelque chose de la verve de Mabanckou. Régis Nkissi a retourné toutes les insultes à son avantage. C’est là sa force. Vous n’aimez pas la couleur ? Vous aurez de la couleur, éclatante, en digne dandy héritier de la Société des ambianceurs et des personnes élégantes. Vous le jetteriez au caniveau parce qu’il préfère les hommes aux blondes ? Il montera les marches du tapis rouge de Cannes seul, sans un regard pour vous. Définissant sa propre rhétorique du vêtement, c’est finalement de s’habiller qui lui permet de se mettre à nu. Le style comme art de dévoilement. Parce que la mode est un système de valeurs relatif, elle permet son appropriation singulière. Elle s’organise autour d’une sémantique, d’une sémiologie, qui permet d’être ce que l’on décide, quand on le décide, comme on le décide – sa constellation familiale le lui a prouvé. Régis Nkissi a beaucoup rêvé, pour fuir d’abord, pour résister et persévérer ensuite. Il faut savoir chérir ceux qui gardent vive la part du rêve. On a tendance à les mépriser en les regardant de haut. Le goût du beau – pas du luxe, du beau, j’insiste – est une éthique formelle qui définit une manière d’être au monde, c’est un fait de communication. Le vêtement en tant qu’outil de langage peut ouvrir un champ des possibles quand tout le reste fait obstacle. C’est un projet poétique. Paraître pour être, enfin. Le psychanalyste John Carl Flügel, dans The psychology of clothes (1930), conférait à l’habit un statut de message, d’affirmation, une « valeur affective », le définissant comme un compromis entre l’exhibition et le refoulement, sorte d’élément symbolique, magique.

Régis Nkissi a trouvé un costume à sa taille, son livre exprime avec force la vérité des apparences. Ce qui n’est pas rien. J’emploie la terminologie théâtrale du costume volontairement. Roland Barthes écrit : « Le costume doit servir des proportions humaines et en quelque sorte sculpter l’acteur, faire sa silhouette naturelle, laisser imaginer que la forme du vêtement, si excentrique soit-elle par rapport à nous, est parfaitement consubstantielle à sa chair, à sa vie quotidienne… ». Comment Marylin m’a sauvé la vie est un texte intime qui explore ce phénomène. Je reviens au début du mon texte. Oui, il fallait du courage pour écrire : « Je m’appelle Régis et je suis homosexuel ». Mais des anges, telle Marylin Monroe, veillent et inspirent. Son livre passe sous la peau. Nobody’s perfect. Parce que sa fierté et son courage sont dignes d’être transmis, je sais gré à Marylin d’avoir sauvé la vie de Régis Nkissi.


[1] Lucas Vermard, 13 ans, s’est suicidé en janvier 2023 après avoir été victime de harcèlement scolaire homophobe à Golbey.

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