« La forme d’une ville change plus vite hélas que le cœur de Noël. »
A quoi reconnaît-on un authentique écrivain ? Peu importe ce qu’il nous raconte, cela nous passionne. Il se trouve que Noël Herpe cherche un appartement.
Le livre s’ouvre sur une lassitude. L’auteur vit depuis huit ans dans une boutique de la rue Saint-Ambroise aménagée en appartement – une caverne où ce dernier a tourné plusieurs de ses films. D’emblée, le cadre est pensé pour la fiction, lieu de projections et de fantasmes : « On bouge dans un appartement comme dans un film ». L’endroit est humide, bruyant ; le garçon avec qui le narrateur partageait les lieux est parti depuis longtemps. Il faut vendre. Même si, finalement, tout cela se fait trop vite – presque sur un coup de tête – et qu’une agente immobilière force un peu les choses.
Nous voilà entraînés dans une recherche chaotique à travers Paris et sa banlieue – Nanterre, Asnières, Montreuil, Épinay… Ou à l’autre bout de la France, du monde ; des achats à Cancale et à Venise sont un temps envisagés. Le nom des rues et les descriptions se succèdent ; une recherche avec une subjectivité qui frise, le plus souvent, la mauvaise foi. Où installer la bibliothèque ? Tel quartier peut-il raviver de vieux souvenirs ? Et le chat ? Un maigre détail peut tout anéantir tandis qu’un autre décuple les fantasmes. C’est l’irrésolution, la projection, toujours, à défaut du choix. Il faut laisser faire, se laisser porter, garder les choses en suspens. Une vigilance : le bruit – question essentielle et trop peu traitée en littérature : on sait combien Kafka souffrait d’endurer jour et nuit ses voisins. Noël arpente la ville, se perd, manque de se faire écraser plusieurs fois – on l’imagine, tel Barthes, le regard vague, perdu dans les méandres d’un spleen doux. On visite des logements piteux, sombres, mal isolés. On rit beaucoup, aussi, de parcourir ces annonces immobilières et ce jargon ridicule chargé d’espoir trop vite déçu. Noël le dit, chercher un appartement, c’est trouver son centre de gravité. Alors, la plupart du temps, le réel déçoit. Et puis, on le sait, habiter un lieu, c’est aussi, comme un livre, affiner le récit que l’on fait de soi. Se projeter dans le regard de l’autre. « La recherche correspond à une structure de mon esprit : l’idée du décor qu’il va falloir définir, comme un décor de théâtre, et qui viendra encadrer tout ce qu’il y a, chez moi, d’indécis et d’inexistant. » Combler, encadrer, c’est un peu la même chose.
Après tout, Noël l’écrit : tels les livres dont il s’efforce de ne pas délaisser la lecture, il faut résister au vertige de la recherche perpétuelle, « l’éternelle faiblesse de chercher une place plus fraîche sur l’oreiller. » Je déménage est ainsi, et avant tout, le récit d’un grand mélancolique. Comment s’installer, prendre racine dès lors que l’on est soi-même sans cesse à côté du monde ? Car le texte ne se concentre pas tant sur la « vie d’après » que sur ce qui est laissé, abandonné, à l’image d’un garçon rencontré lors d’une visite « du côté moins chic des Buttes-Chaumont » : « Ce qui me restera de cette journée, c’est une image. Celle d’un garçon que j’ai vu venir vers moi, d’une sublime beauté sous ses longs cheveux. Il ne m’a pas adressé un regard. J’ai suivi longtemps, des yeux, ce regret dont j’aimerais ne plus souffrir. » L’auteur-diariste dessine ainsi un portrait en creux, poursuivant son journal[1]. Dès lors, Je déménage devient l’occasion d’un inventaire – d’une vie, d’une œuvre ; parcourir, avec nostalgie, les références surannées du collectionneur – disques, photocopies, programmes… « Je me demande si je ne déménage pas pour cette unique raison : me débarrasser, magiquement, de ce que j’ai décidé de considérer comme une peau morte. »
Ce qui est beau, également, c’est comment, engoncé dans la paperasserie et les procédures, Noël Herpe s’exclut du monde des adultes. C’est l’enfant, toujours – donc la malice, le jeu, l’intelligence pure de cet écrivain « sans fiction […] voué à [s]a modeste échelle, à explorer [s]on quotidien en guettant des étincelles » ; alors qu’au contraire, la fiction, c’est-à-dire l’imaginaire, affleure ici partout –, face à la médiocrité de cette engeance de notaires et d’agents. Devant l’une de ces dernières, l’auteur obéit « comme un petit garçon rentré dans le rang ». Je déménage est ainsi un manifeste, un livre lancé à la figure des conventions d’un monde rance. L’auteur semble nous dire : adulte, jamais ! C’est également l’expérience d’un homme qui ne fait que passer, retranché dans son érudition, cherchant, avant tout, un endroit pour écrire : « Comme souvent, je me confonds avec la muraille ». Et écrire, revendiquer la primauté de l’écriture, c’est aussi un retour à l’enfance, à l’émerveillement de la fiction qui définit l’enfance.
Cette quête est enfin prétexte à l’écriture : recherche du sujet, réussir à faire – véritable prouesse – livre d’un rien. Au fond, peu importe le cadre, la vraie vie est ailleurs. « Par un pari fou, et sans cesse renouvelé, je ne cesse de me projeter au-devant du réel, en voulant qu’il soit autre. » La définition d’un écrivain. À propos de l’appartement de la rue Saint-Paul, rapidement visité, finalement acheté, et autour duquel l’auteur gravitera longtemps, un ami déclare : « Dans un lieu comme ça, tu peux facilement tourner en rond. C’est un lieu fait pour quelqu’un qui a une énorme vie intérieure. » La vérité est qu’on ne peut réussir un tel livre sans posséder une extraordinaire vie intérieure. « Seule compte la phrase qui s’avance, dans sa fraîcheur. »
[1] Journal en ruines, Gallimard, coll. L’arbalète, 2011 ; Objet rejeté par la mer, Gallimard, coll. L’arbalète, 2016.