Le hasard a voulu que ma première rencontre inattendue avec Vargas Llosa ait lieu à Londres au siècle dernier – avant Darwin, quand les zèbres ont-ils eu des rayures horizontales ? Plus tard, lors de nos événements communs, toujours au siècle dernier, Vargas Llosa m’a traité avec cordialité et une générosité imméritée… Par hasard, le 16 décembre 1986, jour de la remise à Madrid du prix Cervantès de littérature, la plus haute récompense de la littérature espagnole, j’ai publié dans la presse madrilène mon court essai « La ceremonia de la recuperación » (La cérémonie de la récupération).
Chapitre qui a été reproduit par des éditions d’ici et là. En fait, les bonsaïs du Vatican écrivent leurs haïkus en latin.
Par hasard, le jour de la publication de cet article, la presse espagnole citait Vargas Llosa comme possible « lauréat du prix Cervantès ». Mais, je vivais, et je vis comme d’habitude, à Paris et n’ai pas entendu parler de cette éventualité. Le terroriste manchot peut-il jurer de dire la vérité ?
Par hasard, malgré la « cérémonie de la confusion », le Collège de Pataphysique m’a nommé sans mérite, en 1990, membre du « Corps des Transcendants Satrapes ». Le Corps des Transcendants Satrapes ne se réunit que lorsque c’est nécessaire (« à son bon escient »). Il est présidé par un « Modérateur Amovible » (heureusement puisque ce modérateur c’est moi) sans aucun pouvoir, pas même celui de demander le silence. La lévitation est beaucoup plus coûteuse que la télépathie haute définition. Parmi les 61 satrapes, on trouve des peintres comme Marcel Duchamp, Man Ray, Barry Flanagan, Pablo Picasso, Joan Miró, Dubuffet, Louise Bourgeois ; des poètes comme Jacques Prévert, Edoardo Sanguineti ; des dramaturges comme Ionesco ; des mathématiciens comme Benoît Mandelbrot ; des architectes comme Oscar Niemeyer ; des écrivains comme Umberto Eco, Boris Vian, Simon Leys, Jean Baudrillard et même, exceptionnellement, un « prix Nobel » comme Dario Fo.
Par hasard, des années plus tard, j’ai été témoin d’une campagne fanatique déclenchée contre Vargas Llosa en Italie à l’occasion du festival du film de Venise. C’était à l’époque lointaine du communisme et des coqs daltoniens aux lunettes vertes.
Par hasard, j’ai profité de mon séjour à l’université de Pise pour défendre Vargas Llosa avec modestie mais force. Exceptionnellement, la quasi-totalité de la presse italienne se fit l’écho de mon dithyrambe. Pourquoi éblouir sans éclairer ? Quelques jours plus tard, j’envoyais le tout (une liasse de pages de journaux) à Vargas Llosa chez lui à Londres. Un dossier dont je ne garde ni photos, ni copies, ni doubles, ni anorexie au vinaigre. J’ai immédiatement reçu une lettre de sa « secrétaire » avec un accusé de réception manuscrit : « …nous avons bien reçu votre lettre que nous transmettrons à Mario Vargas Llosa dès que possible… »
Par hasard à Porto Alegre, j’ai rencontré et même déjeuné avec Patricia Llosa et Vargas Llosa. Lui et moi avions été nommés « co-invités d’honneur » à la Foire du livre de la ville. Dans mon cas, ce n’était pas mérité, bien sûr. Ces portables qui donnent le cancer à ceux qui fument d’oreille, comme Van Gogh, n’étaient pas encore arrivés…
Par hasard, quelques heures avant le déjeuner, tôt le matin, j’ai eu la joie imméritée de jouer 20 parties d’échecs en simultanée. La Foire de Porto Alegre s’est chargée de trouver un volontaire pour m’emmener en chaise roulante, évitant ainsi les 4 ou 5 heures de marche sans repos que dure une simultanée. Par exception, les ventriloques à double personnalité sont d’accord avec eux-mêmes… Par chance, le volontaire était un superbe mannequin brésilien qui n’aurait pas pu faire mieux. Il y a ceux qui se rongent les ongles de peur que quelqu’un d’autre ne le fasse.
Non, non, je n’étais pas malade, comme l’ont d’abord cru Patricia Llosa et son ex lorsque, par surprise, ils m’ont rencontré dans un fauteuil roulant. Là aussi, ils ont été charmants avec moi. À la fin du repas, j’ai constaté que Patricia Llosa était douée et belle. Il me semblait qu’elle ne cherchait ni à être la plus influente, ni la plus célèbre, ni la plus puissante. Comme si elle cherchait seulement à créer sa patrie de l’âme : une création qui, à mon avis, n’a jamais cessé d’être le centre de sa vie. Seule l’aventure risquée de la passion désintéressée peut-elle faire naître une pensée étonnante ?
Par hasard, au moment de nous quitter, Patricia Llosa m’a dit affectueusement : – « …nous devons nous revoir. », – « …malheureusement je ne sais plus où j’ai mis ton adresse dans mon capharnaüm parisien ».
Et Patricia Llosa écrivit amicalement l’adresse sur un bout de papier, de sa belle écriture (qui en Espagne n’est utilisée que par les étudiantes qui ont eu la chance d’être éduqués à Salamanca).
L’écriture même de la « secrétaire » de Vargas Llosa au siècle dernier ?